Meurtres sans ordonnance
Meurtres sans ordonnance affiche

(The Good Nurse)

2022

Réalisé par : Tobias Lindholm

Avec : Jessica Chastain, Eddie Redmayne, Noah Emmerich

Film vu par nos propres moyens

En seulement 17 ans de carrière, Tobias Lindholm a su s’imposer comme l’une des valeurs sûres du cinéma danois, et comme un porte étendard du septième art de son pays sur la scène internationale. Principalement connu pour son travail de scénariste, il est un collaborateur fidèle du célèbre Thomas Vinterberg, à qui il a offert quelques-uns de ses plus beaux scripts, participant à faire du réalisateur un artiste révéré partout dans le monde. Depuis Submarino, leur premier film en commun en 2010, les deux hommes ont noué une relation de complicité absolue, et remportent l’adhésion du public, de la critique, et des jurys des grands festivals. Au rang de leurs longs métrages les plus salués, La Chasse en 2012, mais surtout Drunk en 2020, jouissent d’une aura légitimement exceptionnelle, et accumulent un nombre titanesque de récompenses, conduisant même le binôme jusqu’à la consécration à la cérémonie des Oscars en 2021. Tobias Lindholm n’est néanmoins pas qu’homme de cinéma, et permet également à la télévision danoise d’acquérir ses lettres de noblesses en écrivant vingt épisodes de la populaire série Borgen, une femme au pouvoir, un autre succès international pour l’artiste.

En parallèle de sa carrière de scénariste, Tobias Lindholm s’essaye plus discrètement, mais avec un talent certain, à la réalisation. Après le succès timide de R en 2010, son deuxième film Hijacking, en 2012, est remarqué pour sa science du suspense et de la tension, et s’exporte au-delà des frontières danoises. Trois ans plus tard, Tobias Lindholm s’affirme définitivement en tant que cinéaste accompli à l’international. Son bouleversant chef-d’œuvre A War, porteur d’une vision habilement nuancée sur la mission des soldats et sur le désarroi de leurs conjoints laissés seuls au domicile, est nommé aux Oscars dans la catégorie meilleur film en langue étrangère, et ouvre au metteur en scène les portes de la télévision, puis du cinéma nord-américain. Après la réalisation de deux épisodes de la célèbre série Netflix, Mindhunter, notamment produite par David Fincher, Tobias Lindholm reste dans le giron du géant de la SVOD pour son premier film en langue anglaise, Meurtres sans ordonnance, accompagné d’un casting prestigieux mené par Jessica Chastain et Eddie Redmayne.

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Inspiré de faits réels tragiques, le film livre le portrait d’Amy (Jessica Chastain), une infirmière consciencieuse qui jongle difficilement entre sa vie de mère célibataire, son parcours professionel exigeant, et des problèmes cardiaques qu’elle tait et ne peut pas soigner, elle qui n’a pas encore de couverture médicale et qui craint que ses ennuis de santé ne conduisent les directeurs de l’hopital où elle travaille à la renvoyer. En sous effectif, son unité de soin reçoit l’aide d’un nouveau venu, Charles (Eddie Redmayne), qui noue rapidement une idylle amoureuse avec Amy. Cependant, une succession de décès sème le trouble dans le service, et semble pointer des erreurs médicales grossières que l’hôpital cache partiellement à la police. Progressivement, le voile du secret se déchire, et Charles se révèle être un psychopathe et tueur en série, qui provoque la mort de ses patients intentionnellement en leur administrant des doses létales de médicaments inadaptés à leur pathologie. Amy entreprend alors de collaborer avec les forces de l’ordre, contre l’avis de ses employeurs.

En plaçant l’infamie et les crimes les plus sordides dans l’environnement hospitalier, Meurtres sans ordonnance frappe ses victimes au plus fort de leur vulnérabilité, faisant éprouver au spectateur un sentiment d’impuissance dramatiquement communicatif. Alors que les patients sont dépossédés de toute emprise sur leur destin et obligés de faire confiance à des inconnus, la main supposée secourable devient celle du meurtrier. Bien que le public américain soit parfaitement conscient du fait divers effroyable qui a inspiré le film, et qu’il sache dès lors immédiatement que Charles est pourvoyeur de mort, Tobias Lindholm confronte le spectateur à une longue phase introductive ambigüe, durant laquelle seule une forme de générosité caractérise son personnage. Meurtres sans ordonnance est le portrait d’un Serial Killer, mais vécu par procuration, par le prisme du regard d’Amy qui ne découvre la vérité qu’après être tombée dans la supercherie orchestrée par un être monstrueux au-delà du masque de la bonté. Le long métrage accentue son jeu d’apparences trompeuses à travers les instruments qui permettent à Charles de tuer ses victimes. Outre le fait que le meurtrier provoque la mort en administrant des médicaments, prolongeant l’idée que ce qui est censé nous soigner nous condamne, le forcené mélange le liquide incolore de son poison à celui des poches de liquide destinées aux perfusions. Tueur en série comme arme du crime sont insidieusement invisibles dans le milieu hospitalier.

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Pour Meurtres sans ordonnance, la condamnation claire de la direction des hôpitaux et de leur fonctionnement obscur est par ailleurs fondamentale. Les responsables de l’établissement, complètement déconnectés du quotidien des malades et de leurs employés, ont une part de culpabilité capitale dans l’horreur qui a pris place dans leurs services. Par souci de couvrir leurs traces, de ne pas souffrir d’une mauvaise réputation, et de conserver une image immaculée, les supérieurs d’Amy ont laissé proliférer le mal durant plusieurs semaines, en toute connaissance de cause. Au moment où l’intrigue de Meurtres sans ordonnance s’initie, Charles a déjà sévi dans de nombreux établissements, et n’a pourtant jamais été inquiété par la justice, malgré les preuves accablantes qui entourent ses crimes. Alors que l’hôpital est censé protéger la vie, la rétention d’informations essentielles à l’enquête tisse une forme de complicité partielle avec les homicides. Tobias Lindholm se montre pertinent en posant son regard européen sur le fonctionnement problématique des institutions médicales américaines, et en appuyant sa critique légitime par la froideur clinique naturelle des lieux. Le sinistre organigramme est tout aussi aseptisé et privé de personnalité que les couloirs de l’hôpital. En ultime fronde contre les supérieurs d’Amy, Meurtres sans ordonnance fait en sorte que les patrons de l’infirmière ne lui prodiguent jamais le moindre conseil médical, mais se contentent de lui rappeler les clauses de son contrat de travail, lui interdisant de collaborer avec la police. L’hôpital est dépourvu de toute humanité pour n’être plus qu’une entreprise, et le salut naît de la volonté de l’héroïne de s’affranchir des règles pour préserver la vie. Meurtres sans ordonnance dénonce un dysfonctionnement administratif, qui se métaphorise à travers le bug informatique qui permet à Charles de piocher dans la pharmacie de l’établissement sans être repéré, alors que le défaut du logiciel est connu des directeurs. 

Si la police est censée incarner un contrepoids essentiel pour les victimes et leur famille, Meurtres sans ordonnance ne cesse jamais de mettre en avant son incapacité à faire appliquer les lois, toujours assujettis à un manque de preuves et de coopération. Alors que l’hôpital est complice, la justice est complètement impuissante tant qu’elle suit une procédure qui ne semble élaborée que pour préserver les intérêts des puissants. La transgression des normes est essentielle à la bonne tenue de l’enquête, et même si Meurtres sans ordonnance idéalise légèrement les deux inspecteurs au centre de l’histoire, le film trouve dans cette volonté rebelle une réponse adéquate à une machination aux faux-airs de complot institutionnalisé. L’investigation reste néanmoins faite d’échecs successifs, tutoyant le parcours du combattant. Face à l’adversité, les deux enquêteurs doivent plonger au plus profond de la noirceur, perdant parfois leur sang froid, que ce soit face à l’hôpital qui retient des documents, ou face au procureur qui refuse d’instruire le dossier. Confrontés à l’immobilisme, les détectives doivent déterrer les cadavres, au sens propre comme au sens figuré, imposant une nouvelle douleur aux familles endeuillées. Ironiquement, le récit leur confèrent la preuve de la culpabilité de Charles très rapidement, mais comme un constat froid de leur incapacité à incarner la justice, l’élément incriminant se révèle inutilisable. 

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Dès lors, Meurtres sans ordonnance n’est plus une simple histoire de Serial Killer, mais une critique sociale camouflée, dans laquelle l’ambiguïté morale occupe une place prépondérante. Tobias Lindholm n’excuse évidemment pas les agissements de Charles, mais il tient à dépeindre un univers quotidien tout aussi inhumain, et pourtant perçu comme banal par l’Amérique. Insufflant à nouveau son regard européen, le cinéaste mène une fronde ouverte contre le système d’assurance maladie en vigueur aux États-Unis, et plus précisément son absence dans le cas d’Amy. Alors qu’elle voue sa vie à la sauvegarde de la vie, l’infirmière est tragiquement laissée seule face à sa maladie cardiaque, obligée de garder le secret pour préserver son emploi. La détresse de la situation invite le monstre Charles dans la sphère privée, lui offrant une place pour s’immiscer au cœur des tourments, feignant la bienveillance en aidant la protagoniste à se soigner. Dans le vide du désespoir issu des dysfonctionnements de la société, le mal individuel se glisse sournoisement. À l’évidence, Meurtres sans ordonnance met un point d’honneur à faire accompagner l’héroïne par le tueur au plus fort de son désarroi. Lorsqu’Amy se rend chez le médecin pour la seconde fois, elle est accompagnée de Charles, créant ainsi une opposition avec la solitude de sa première consultation. Lorsqu’elle se réveille après un malaise, l’assassin est à ses côtés également. Une forme de malaise volontaire découle de cette volonté, et le long métrage se rapproche alors lointainement des travaux préalable de Tobias Lindholm dans son ambivalence. Si Charles est indiscutablement mauvais, un regard vaguement nuancé est porté sur lui, rappelant très légèrement les protagonistes de La Chasse et A War, même si dans ces deux cas antérieurs l’appréciation humaine profonde des personnages était laissée entièrement libre au spectateur, sans antagonisation.

Le rapprochement avec A War s’exprime aussi sur le plan formel. À l’instar de son œuvre précédente, Tobias Lindholm consacre de larges minutes à des plans muets, introspectifs, et les juxtapose à des scènes bruyantes du quotidien familial, montrant Amy tout aussi dépassée par le quotidien que l’était son homologue de A War. Le film tente ici de souligner une déconstruction de la cellule familiale fantasmée, et de se défaire de l’American Dream, en faisant de presque tous les personnages des parents célibataires. Le cocon est brisé, et dans la fêlure, Charles s’impose, entrant en contact direct avec les enfants de l’héroïne pour devenir presque un père de substitution. Pour le monstre meurtrier, une forme d’essentiel est adjointe à l’image de la famille. D’une part, Meurtres sans ordonnance le rapproche malicieusement d’un Norman Bates lointain, en lui offrant un passif maternel complexe et porteur de traumatisme. D’autre part, au moment où Amy le confronte à ses crimes, le tueur refuse obstinément de se confesser, et ne cesse d’évoquer les enfants de son interlocutrice, comme pour lui rappeler qu’avant qu’elle ne découvre l’infamie, elle lui avait accordé une confiance aveugle sans percevoir l’abomination, lui offrant une légitimité dans son esprit dérangé de Serial Killer.

Au-delà de la restitution d’un fait divers, Meurtres sans ordonnance offre un portrait désenchanté de la société américaine, et dénonce ses injustices sur un rythme planant qui invite au malaise.

Meurtres sans ordonnance est disponible sur Netflix.

Nicolas Marquis

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