(헤어질 결심)
2022
Réalisé par : Park Chan-wook
Avec : Park Hae-il, Tang Wei, Lee Jung-hyun
Film fourni par Dark Star pour SND / M6 Vidéo
Figure emblématique de la nouvelle vague sud-coréenne, Park Chan-wook a fait de la manipulation des attentes du spectateur et du supplice moral de ses personnages, son langage filmique privilégié. Tout au long d’une carrière riche en longs-métrages devenus cultes, le réalisateur a su imposer sa rigueur de travail absolue et sa précision chirurgicale, pour disséquer l’âme humaine et ses turpitudes les plus profondes. Émergeant à la fin des années 1990, dans le sillage des autres artistes de son pays profitant de la fin de l’ère de la censure dans la péninsule asiatique, Park Chan-wook s’impose rapidement comme l’un des fers de lance locaux. Après deux premiers films que le metteur en scène considère lui-même comme des tentatives imparfaites, il connaît un succès international retentissant avec JSA (Joint Security Area), en 2000, qui signe le début d’une décennie essentielle dans l’affirmation de son identité cinématographique. Ainsi, entre 2002 et 2005, sa Trilogie de la vengeance jouit d’un excellent accueil critique et public, et contribue grandement à populariser le cinéma coréen dans le monde. Le réalisateur devient l’un des grands habitués des circuits festivaliers, même si Stoker, sa tentative de film américain en 2013 se révèle peu concluante. En 2016, Mademoiselle séduit d’ailleurs les spectateurs de La Croisette, et fait partie des favoris à une Palme d’Or qui échappe à Park Chan-wook au profit de Ken Loach.
Pourtant, le réalisateur n’est pas prophète en son pays : si le public lui voue une admiration indéfectible, les autorités politiques corrompues de l’époque le placent sur liste noire durant plusieurs mois, jugeant ses déclarations et ses films trop subversifs. Il faut attendre la fin de mandature mouvementée de la présidente Park Geun-hye pour qu’il puisse envisager son grand retour au cinéma. Six longues années séparent ainsi Mademoiselle et Decision to Leave. Cette grande période d’inactivité s’explique aussi par l’extrême méticulosité dont fait preuve Park Chan-wook dès la pré-production de ses œuvres. L’auteur est célèbre pour le soin tout particulier du détail qu’il accorde à ses storyboards, pour lesquels il fait appel à une équipe de graphistes professionnels. Par ailleurs, le script de Decision to Leave est écrit spécialement pour les deux acteurs qui incarnent les rôles principaux, le coréen Park Hae-il et la chinoise Tang Wei. Le tournage doit donc attendre leur disponibilité pour s’initier. Pour le premier, qui campe l’inspecteur de police Hae-joon, c’est l’épure de son jeu et sa rigueur qui séduisent le metteur en scène. Pour la seconde, jouant la suspecte de meurtre Sore, c’est sa sublime prestation déjà empreinte de duplicité et de sensualité dans Lust, Caution qui incite le réalisateur à se tourner vers elle. Accompagné de la scénariste Chung Seo-kyung qui officie aux côtés du cinéaste depuis Lady Vengeance et qui a apporté une autre dimension à ses personnages féminins, Park Chan-wook leur confectionne des partitions sur mesure. Prix de la mise en scène à Cannes et candidat coréen aux prochains Oscars, Decision to Leave est accueilli chaudement par le public, et se découvre désormais en DVD et Blu-ray chez SND / M6 Vidéo.
Polar et romance taboue se conjuguent, dans un long-métrage aussi plastiquement exquis que moralement éprouvant. Hae-joon, un détective taciturne de Busan, se voit confier l’investigation autour du décès d’apparence accidentel d’un fonctionnaire de l’immigration, mort d’une chute au pied d’une montagne. Rapidement, les soupçons de l’enquêteur se portent sur l’épouse du défunt, Sore, une jeune femme d’origine chinoise. Toutefois, la recherche de la vérité dans laquelle se lance le policier est perturbée par la fascination et par l’attirance qu’il éprouve pour la veuve. Alors que tout pousse à innocenter Sore, Hae-joon est irrémédiablement envoûté par ses charmes et ne peut se défaire d’elle, bien qu’il soit lui-même marié. La sinistre réalité entourant le drame marque une cassure nette à la moitié du film : meurtrie dans sa chair, Hae-joon déménage pour la province rurale coréenne, mais Sore le rejoint bientôt, le plongeant à nouveau dans une spirale infernale.
Park Chan-wook fait preuve d’une précision totale dans l’élaboration de son long-métrage, épousant une logique presque mathématique à plus d’un égard. Un axe de symétrie clair peut être tracé, exactement à la moitié de l’œuvre, faisant de Decision to Leave une entité à deux visages, dans un savoureux jeu d’oppositions scénaristiques et formelles. Comme un miroir qui renvoie une image contraire, les dogmes établis durant la première heure s’inversent dans la seconde. La terre et les montagnes qui entourent Busan sont remplacées par la mer qui borde la campagne coréenne. Le quotidien de Hae-joon fait de meurtres sordides devient calme et monotone, rythmé presque uniquement par des affaires anodines. La position de suspecte d’apparence innocente qui caractérisait Sore est métamorphosée en celle de prévenue que les preuves semblent accabler. Enfin, le désir de l’inspecteur pour la veuve est suppléé par un attrait de la jeune femme pour le policier qui tente de renouer avec une vie maritale épanouie. Le cinéaste se fait malicieux, et joue avec son public en lui offrant une symphonie sentimentale en deux mouvements, qui forme au final un tout dramatiquement cohérent. Si la délimitation est claire, et par ailleurs marquée par une ellipse de treize mois, Decision to Leave emploie l’esthétique de l’image pour tisser un trait d’union entre ses deux segments. Des motifs évoquant aussi bien la mer que la montagne se retrouvent sur des papier-peints, ou sur la couverture d’un livre, créant une unité générale volontairement plus confuse. Suivant une même démarche, Park Chan-wook réunit régulièrement Hae-joon et Sore dans un seul cadre, accentuant le sentiment d’aventure commune, mais les sépare par un jeu de focale qui rend flou celui qui n’a pas la parole, quitte à varier la mise au point dans un seul plan. Decision to Leave est un film d’une sophistication magnifique propre à son metteur en scène.
Perfectionnisme et maniérisme se transposent du réalisateur à son personnage principal. Hae-joon est un homme aux principes d’apparence inflexibles, qui se voit confronter à l’épreuve de la morale. Decision to Leave prend un soin tout particulier à restituer sa minutie et son pragmatisme. L’inspecteur est sans cesse prêt à se rendre sur une scène de crime, comme un témoin taiseux des drames humains les plus obscurs. Ses costumes, faits sur mesure, recèlent dans leur multiples poches les accessoires nécessaires à l’accomplissement méthodique de sa sinistre tâche. Par ailleurs, durant toute la première partie du film, son incapacité notoire à quitter ses fonctions pour se défaire de son rôle de policier perturbe son quotidien. L’enchevêtrement de photographies de cadavres d’affaires irrésolues dans son appartement et ses filatures incessantes au plus proche de l’épuisement, insuffle l’image d’une justice fantasmée qui ne trouve jamais le repos. À l’inverse de la froideur de Hae-joon, Sore porte en elle la charge sentimentale du film. Bien que torturée, elle fait fonction de vecteur des émotions que Park Chan-wook souhaite distiller. En faisant d’elle une femme battue, le cinéaste crée une empathie naturelle chez le spectateur.
Dès lors, Decision to Leave devient un affrontement entre le pragmatisme et les élans du cœur. La traque de la vérité se confond avec l’accomplissement de la passion, qui conduit irrémédiablement à la faute morale et affective. En classant en accident la première enquête, tout en sachant Sore coupable, Hae-joon perd son combat avec la vertu, et fait basculer le polar dans la romance viciée. Le parangon de justice trahit volontairement sa mission en cédant à la fascination charnelle, et quitte alors l’incarnation de l’idéal qu’il était pour se montrer friable. Pourtant, le couple ne tire aucun bénéfice de cet acte altruiste : Sore dit ouvertement à Hae-joon qu’il a cessé de l’aimer au moment où il lui a avoué ses sentiments. Le film fait de la protagoniste un personnage à double facette, aussi bien tentatrice cruelle que symbole de compassion. Ainsi, en collectant des plumes de corbeau que son chat lui ramène, la belle murmure à son animal qu’elle préférerait le cœur de l’inspecteur, comme une vampe. Pourtant, Sore est aussi porteuse de bonté, elle qui est d’ailleurs infirmière. Dans un acte de merci, elle a mis fin aux jours de sa mère agonisante, suivant les souhaits de son aînée, et apportant par là même l’idée que la législation face à la mort n’était pas forcément juste humainement. De plus, elle accompagne ponctuellement Hae-joon dans l’acceptation de sa tâche de policier. Elle se révèle d’une aide cruciale dans la résolution d’une enquête, mais surtout, elle brûle les photos de cadavres de l’appartement de l’inspecteur à sa place, l’aidant ainsi à se détacher de son poids moral. Decision to Leave cherche perpétuellement la nuance et à se défaire du manichéisme, tout en tutoyant l’essence d’une vérité complexe sur la psyché humaine.
Le long-métrage opère donc une conciliation initialement impossible et conflictuelle entre la raison et l’émotion. Dans la parade amoureuse à laquelle se livre les deux protagonistes, la linguistique se révèle être un outil crucial de la narration du film. Reprenant le jeu entre les différentes langues qu’il avait déjà employé dans Mademoiselle, Park Chan-wook fait passer Sore du coréen au mandarin en fonction de l’intensité sentimentale qu’il souhaite donner à une scène. Lorsque la veuve confie une douleur profondément enfouie, comme son voyage clandestin jusque dans la péninsule, elle emploie le chinois, déterrant une partie de son passé traumatique. Une bulle intime se crée à chacun de ces usages, et Sore y invite brièvement Hae-joon dans une séquence qui le pousse à parler le mandarin, avec une certaine malice. La dialectique offre aussi un témoignage de l’affection que porte le policier pour la prévenue : à plusieurs reprises, il enjoint ses collègues d’utiliser des mots simples, pour que Sore comprenne parfaitement ce qui se dit et pour ne pas l’exclure de la conversation, dans une attitude presque protectrice. Néanmoins, Decision to Leave est habité par les non-dits constants, et une barrière ostensible de mots qui ne sont pas prononcés se dresse entre les protagonistes. Park Chan-wook utilise alors les téléphones portables comme un trait d’union implicite de son œuvre. Outre le fait que les smartphones servent de traducteurs, ils invitent à plusieurs réunions montrées à l’image : le premier contact physique entre Hae-joon et Sore s’effectue lorsque l’inspecteur veut montrer une image à l’écran à son interlocutrice ; plus tard, le téléphone sert à photographier une blessure sur la cuisse de la veuve ; ensuite, une application qui compte les étages parcourus lève le voile sur les circonstances de la mort du mari de Sore; enfin, la confession de l’amour de Hae-joon est enregistrée sur l’appareil. Toutefois, suivant la symétrie voulue par le film, le smartphone qui unissait les personnages devient un instrument de chantage dans la seconde partie du récit.
Le jeu de miroir proposé par le long-métrage permet également d’illustrer une forme d’écartèlement propre à l’homme coréen actuel, partagé entre les attraits de la modernité et la volonté de renouer avec les racines rurales ancestrales du pays. Dans la première partie du film, Hae-joon vit dans l’effervescence de Busan, mais aspire à retrouver l’identité historique du pays. Ainsi, de nombreuses scènes urbaines sont proposées, mais lors de son jour de repos, l’inspecteur se rend dans un temple ancien, en quête de mémoire. De plus, il vit loin de son épouse, et son idéal conjugal est donc placé dans la province. Dans la seconde moitié de l’œuvre, Hae-joon a rejoint son épouse, mais il se lamente de la monotonie de la petite ville où il réside, et rêve secrètement de retourner dans la métropole. Decision to Leave prolonge cette idée en associant la montagne à Busan, et la mer au petit village, et en reprenant textuellement la citation de Confucius qui dit que “Les bienveillants aiment la montagne, et les sages les cours d’eau” : le tiraillement de Hae-joon est aussi celui qui oppose son altruisme et son pragmatisme. Dans l’entame du récit, il est un homme pratique qui fait l’expérience du sentiment, avant que cette idée ne soit totalement inversée dans la seconde moitié. Il est alors permis de penser que Sore incarne l’amour de cœur, tandis que l’épouse de Hae-joon métaphorise une relation plus matérielle. En faisant de cette femme une scientifique, et lui faisant énoncer des vérités statistique mais jamais aucune manifestation de ses sentiments, Park Chan-wook accentue cette idée. Au contraire, une série d’indices laisse à penser que Sore est plus proche d’une vérité spirituelle : elle écoute régulièrement une chanson de variété ancienne ; elle est présente lors de la visite du temple ; elle prend Hae-joon dans ses bras dans des plans qui rappellent des peintures d’inspiration biblique de la Vierge tenant le Christ, visuels déjà employés dans Thirst, ceci est mon sang. La convocation de l’imagerie religieuse est une constante du cinéma de Park Chan-wook, ouvertement dans Lady Vengeance, par exemple, implicitement dans Decision to Leave. Néanmoins, la caméra adopte très régulièrement un point de vue aérien omniscient, faisant du spectateur une entité extérieure à l’histoire mais à même d’en percevoir une vérité interdite aux protagonistes.
Hae-joon est le martyr des sentiments évoqués dans la première moitié du film, avant que cette idée, comme presque toutes les autres, ne soit inversée dans la seconde partie, faisant de Sore le support de la douleur. L’inspecteur est replié sur soi, et ne peut plus désirer candidement, et la protagoniste épouse alors à son tour le rôle de celle qui aime sans que ses émois ne soient partagés. La charge morale du long-métrage, mais aussi physique puisque Sore est violentée, est transposée de l’homme à la femme. Decision to Leave tente alors de se centrer plus fortement sur elle, et de faire de ses origines chinoises un élément de réflexion. Si Hae-joon est un coréen de naissance, la veuve porte le poids d’une ascendance autre, et la péninsule asiatique constitue un idéal pour elle, qui finit par être perverti. Park Chan-wook fait de la Corée un rêve illusoire : durant son enfance, la mère de Sore lui a promis qu’une montagne lui appartiendrait sur ces nouvelles terres, en récompense des services militaires de son grand-père. Pourtant, sur place, il n’en est rien. Dans la dernière scène du film, alors que la jeune fille se donne la mort en se faisant ensevelir, le réalisateur installe la scène sur une plage entourée de roche, soigneusement choisie avant le tournage. De plus, il cadre le monticule pour l’assimiler à un massif montagneux qui s’érode au gré des vagues. Le rêve de Sore s’effondre.
Bijou de précision et de perfection visuelle, Decision to Leave conjugue réalisation parfaite et scénario envoûtant, dans un histoire d’amour aux accents hitchcockiens.
Decision to Leave est disponible en DVD et Blu-ray chez SND / M6 Vidéo, avec en bonus :
- Commentaires de Philippe Rouyer sur l’oeuvre de Park Chan-wook
- Making of