La femme scorpion

(Joshû 701-gô: Sasori)

1972

Réalisé par: Shunya Ito

Avec: Meiko Kaji, Rie Yokoyama, Isao Natsuyagi

En 1972, le monde du cinéma bis japonais vit un petit séisme dont la magnitude se ressent encore aujourd’hui: le réalisateur Shunya Ito sortait cette année là son premier volet de sa saga “La femme scorpion”, une œuvre qui allait marquer une génération de cinévores adeptes de films confidentiels. Un exemple concret: tout au long de sa carrière, le déjanté Sono Sion ne cesse de faire des clins d’œil parfois très appuyés à l’œuvre de Shunya Ito. Une influence qui ne va pas s’arrêter aux frontières de l’archipel nippon puisque Quentin Tarantino emprunte même la chanson titre du film pour l’implanter dans l’une de ses propositions filmiques. Une anecdote, certes, mais lorsque l’un des plus cinéphiles des réalisateurs d’Hollywood vous rend hommage, une forme de consécration s’en ressent forcément. Qu’est ce qui fait de “La femme scorpion” une œuvre qui résonne encore aujourd’hui?

Avant de laisser divaguer nos esprits, il convient de définir les grandes lignes de ce qui va faire l’identité du film tant sa nature même peut s’avérer clivante. On y suit Nami (Meiko Kaji) une belle jeune femme incarcérée dans une prison à l’état franchement lamentable après avoir été trahie par son amant policier. Dans le pénitencier, celle qui va devenir la femme scorpion subit les pires sévices de la part de ses codétenues et des matons, mais elle résiste inlassablement et élabore sa vengeance. On pourrait donc croire que “La femme scorpion” se limite au drame carcéral mais la pellicule est ponctuée de scènes de torture assez ignobles et habitée par une volonté d’exposer des corps souvent dénudés de manière parfois très osée. Il est là le point de rupture pour une partie du public, dans le côté cru du long métrage. Pourtant, Shunya Ito ne va rien faire innocemment.

Si l’auteur choisit d’autant appuyé sur la nudité, c’est parce que son œuvre va venir ouvertement réfléchir sur ce que symbolise le corps d’une femme. Au fil des scènes empruntées d’une forme de vice profond qui invite à un malaise bien volontaire, les protagonistes féminins de Shunya Ito prennent conscience de leur charme et en jouent. On pourrait presque voir leurs silhouettes comme des armes, des éléments de manipulations avec la sexualité pour principal ressort. Un aspect de la pellicule parfaitement illustré par une scène où les détenues se maquillent à l’aide de fruits du potager qu’elles entretiennent pour séduire les gardiens. Mais en soulignant l’évidence, on s’arrête là aussi un peu trop sur la forme pour en exclure le fond: “La femme scorpion” semble aussi régulièrement témoigner d’une forme de fin de l’innocence, une période où les femmes quitte l’enfance pour basculer dans l’âge adulte sans ménagement. Lorsqu’en scène d’ouverture Ito affiche un personnage qui vit ses premières règles, on comprend que le film va se lancer dans un périple mouvementé mais maîtrisé au pays de la conscience sexuelle.

« On garde le sourire. »

Assez naturellement, “La femme scorpion” va opposer hommes et femmes mais d’une façon très primaire: les personnages masculins du film sont des bêtes sauvages, la bave aux lèvres, prêt à toutes les extrémités pour assouvir des instincts malsains. Ito ne fait pas des femmes de son récit des parangons de justice, bien au contraire la traîtrise est partout, mais dans le face à face avec la gente masculine se dessine l’opposition entre des victimes conscientes de leur souffrance et des bourreaux totalement libres de leurs tortures sadiques.

Mais on ne va pas réduire le message de “La femme scorpion” à une confrontation sociétale entre les deux sexes, ce serait minimiser sa portée. Shunya Ito déboulonne complètement un système politique en même temps qu’il construit sa critique. Les gardes sont des monstres, on l’a dit, mais la police est manipulatrice et sans compassion. Régulièrement, le cinéaste va même afficher le drapeau du Japon comme pour signifier son envie de tacler le pouvoir en place. Dans une scène suivant des ébats amoureux, c’est même une tache de sang qui viendra suggérer l’étendard. Difficile de faire plus ouvert comme assaut.

Parlons même de véritable guérilla filmique tant Shunya Ito porte une grammaire cinématographique constamment sur l’offensive. Le réalisateur est agressif dans sa mise en scène, attaque la pellicule comme un forcené pour y mettre toute son âme, toute sa vision d’auteur. Il impose des mouvements incroyablement rapides, enchaîne les cuts agressifs, les gros plans abrupts et épate par sa direction d’acteur savante. C’est malheureusement en conséquence que certains personnages semblent un peu moins creusés que d’autres, condamnés à un second plan moins travaillé. En allant à l’essentiel et au plus choquant, Ito survole parfois trop légèrement certaines strates du récit sans que le plaisir soit parasité.

Là où le talent de Shunya Ito va se faire le plus criant, c’est dans des scènes proches de l’onirisme. D’une inventivité folle et constante, le cinéaste va utiliser les flashbacks pour basculer dans une espèce de rêverie horrifiante, voire clairement un cauchemar. Dans ces séquences, Ito casse les conventions pour trouver des éclairages uniques et des effets de transitions astucieux qui honorent son talent de réalisateur. Des instants plus enlevés mais qui s’accordent parfaitement avec l’atmosphère du film mise en valeur par une bande son mythique.

Âmes sensibles s’abstenir. “La femme scorpion” est un film rugueux et par nature choquant. Mais derrière le maquillage savant de Shunya Ito se cache un propos bien plus dense, une réflexion sur l’être et ses pulsions dévastatrices entre autres.

Nicolas Marquis

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