À plein temps
À plein temps affiche

(2021)

 Réalisé par : Éric Gravel

Avec : Laure Calamy, Anne Suarez, Geneviève Mnich

Film vu par nos propres moyens

Respiration profonde. Le réveil sonne. Julie Roy se lève, et commence alors sa folle semaine dans laquelle le spectateur est invité à la suivre. Maman de deux enfants et employée de chambre dans un palace parisien, tiraillée entre sa vie personnelle et professionnelle, elle essaye de faire de son mieux au quotidien pour son emploi et sa famille. Une grève des transports vient perturber sa routine et Julie se retrouve dans une course contre la montre générale, aux détriments de certains aspects de sa vie. 

À plein temps, sorti en 2021, n’est que le deuxième long-métrage d’Éric Gravel, après Crash Test Aglaé sorti en 2017. Présenté à la Mostra de Venise l’année dernière, le film lui vaut le prix Orizzonti du meilleur réalisateur, et Laure Calamy, qui interprète Julie, se voit également récompensée en tant que meilleure actrice. 

À plein temps est un film immersif, aux allures de thriller, voire de film d’horreur, où on cavale comme pour échapper au pire, mais en immersion dans la réalité du quotidien d’un personnage, un peu à la manière d’un documentaire. La réalisation épouse le rythme des journées de Julie comme si nous les vivions à sa place et nous fait ressentir toutes ses émotions. On tremble avec elle lorsqu’elle ne sait pas si son paiement par carte bancaire va être accepté, scène déjà vécue par beaucoup, on ressent clairement son angoisse. Lorsqu’elle court après une solution pour arriver au travail à l’heure ou rentrer chez elle, ou lors d’une scène sur un quai où elle attend un train avec ses enfants, le spectateur est en permanence plongé dans l’angoisse et la solitude dans lesquelles vit Julie. Éric Gravel utilise beaucoup de gros plans afin de capter les émotions du personnage, notamment sur ses yeux, reflet de son ressenti, et le travail sonore est tout aussi intense. Chaque bruit amplifie le stress, accompagné par une musique à-propos et oppressante, signée Irène Drésel, qui appuie tous ces moments palpitants et suit le rythme effréné de la protagoniste. Les trains qui passent, le bruit des voitures, des klaxons, des draps des lits qu’on doit faire à la perfection… Tout est calculé, millimétré. Et dès le réveil, dès que l’on entend sa forte respiration au début du film, on sait qu’on retiendra notre souffle avec Julie.

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Le choix de Paris n’est d’ailleurs pas anodin. Comme une métaphore de la société dans laquelle on vit, comme dans une fourmilière où tout le monde court, se tue à la tâche, sans jamais avoir le temps de se poser, sans cesse dans le bruit et la lumière. La vie n’est qu’une course contre la montre permanente, encore plus lorsque comme Julie, on vit loin de son lieu de travail et que l’on est mère célibataire. À plein temps, c’est le quotidien de toutes ces femmes, obligées de concilier leur vie professionnelle et personnelle, de galérer financièrement, de courir après le père des enfants qui ne verse pas sa pension à temps, de ne jamais avoir de temps pour soi, sans jamais sourciller… Car Julie ne se plaint jamais, ou presque. Elle encaisse et assume ce quotidien difficile pour elle mais nécessaire. Être mère au foyer, très peu pour elle, elle souhaite s’épanouir professionnellement mais cela ne peut se faire au détriment de ses enfants ou d’une vie calme en campagne. Elle a dû abandonner son ancien emploi dans le marketing, son domaine de prédilection, pour s’occuper de sa famille. C’est un choix que font certaines femmes, et on admire leur courage, mais ce n’est pas ce à quoi aspire Julie comme beaucoup de ses semblables.

Lorsque son quotidien est perturbé par une grève des transports, on lui répète sans cesse de déménager, toutefois Julie préfère laisser ses enfants à quelqu’un toute la journée, ne pas pouvoir profiter d’eux la semaine et faire de la route pour aller travailler mais rester vivre à la campagne. On retrouve avec ces choix cette pression et cette culpabilité qui pèsent sur les femmes au quotidien, une épée de Damoclès, qui vient aussi de sa dépendance à son prochain. Julie a besoin des autres pour avancer : de son travail et de sa cheffe qui lui pose un ultimatum, de sa voisine pour les enfants, de ses collègues pour la remplacer et espérer trouver un meilleur emploi, ou même pour lui trouver un moyen de se rendre à un entretien justement, en pleine grève des taxis. Tour à tour, les personnes et éléments indispensables au bon fonctionnement de son quotidien l’abandonnent : son ex-mari, sa boss, la nounou, les trains, les taxis… Sa vie déjà réglée à la minute près déraille et s’accélère encore plus, comme un train, qui résonne ici telle une allégorie du temps qui file et de la pression psychologique et physique qui fait qu’on peut vite dérailler. Julie ne contrôle rien finalement, elle est esclave de sa vie, et la charge mentale est permanente : il faut être bien habillé, tout doit être carré, parfait dans ce palace parisien, il faut s’occuper des enfants, gérer un budget… Elle est la leader d’une équipe mais qu’en est-il de sa vie ? 

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On vit comme des machines, en mode automatique, privés de lien social, dans une vie qui défile à 100 à l’heure en permanence, sans avoir le temps de profiter des instants précieux. Comme ces paysages qui défilent si vite en train et que l’on a pas le temps de regarder. Julie doit délaisser ses enfants la semaine, et lorsque le week-end arrive, elle peut enfin profiter d’eux mais ne s’accorde aucun répit et ne peut jouir de son temps libre. Sa vie tourne autour de son travail et de son fils et sa fille, et elle doit dire adieu aux soirées entre amis quelque peu insistants, surtout lorsqu’ils sont aisés et n’ont pas d’enfants à gérer de leur côté. Un soir, suite au mouvement social, elle se retrouve condamnée à errer seule dans Paris à la recherche d’un hôtel où passer la nuit, et à ne même pas pouvoir retrouver son foyer après le travail. La pression est omniprésente, et nous amène à la puissante scène au bord du quai : pourrait-elle se jeter sous le train pour en finir avec cette routine oppressante et cette vie robotisée ? C’est le cas de beaucoup trop de personnes malheureusement.

“ La grève, je m’y intéresse pour y faire face, pas pour y participer.” 

À plein temps semble porter une accusation contre la société capitaliste qui abandonne les plus vulnérables. Ils triment pour les plus riches, et lorsqu’il y a un mouvement social de grande ampleur, ce sont ces citoyens précaires qui trinquent, qui en souffrent et peuvent jusqu’à en perdre leur emploi. C’est à eux de trouver une solution pour arriver à l’heure et ne pas louper le travail, sous peine de sanction, et c’est à eux de déménager s’ils ne veulent plus avoir de problème de transport, d’horaires et de garde d’enfants, que ce serait mieux pour tout le monde. Comme si cela était aussi simple… 

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Le film affiche le problème de disparité qu’il existe entre la province et Paris, et plus généralement les grandes villes, et remet en question la liberté de faire grève. A-t-on réellement le choix ? Julie ne l’a pas, elle ne peut pas prendre le risque de perdre son emploi. La société est ainsi faite : parfois, nous sommes forcés de mettre de côté nos convictions  et notre solidarité car nous ne pouvons faire autrement. Ici, la grève n’est d’ailleurs jamais vraiment montrée, mais vécue par Julie comme un fardeau alors qu’il s’agit d’un droit social qui doit permettre de faire bouger les choses. Pourtant, jamais elle ne se plaint réellement. Elle encaisse et endure ce qui lui arrive avec un mental à tout épreuve. Elle doit rester forte, notamment pour ses enfants. Mais ce sont des épreuves très difficiles à vivre moralement pour de nombreuses personnes qui finissent à bout, se sentant impuissantes, faibles et esseulées, victime de surmenage. Et même lorsque l’on pense être libéré, on ne l’est jamais réellement, la charge mentale est permanente. La protagoniste finit par craquer et s’énerver sur un agent de la SNCF, mais c’est la société qui est visée ici, pas les grévistes. Malheureusement, ce sont les plus faibles qui paient le prix des mouvements sociaux, il n’y a qu’à voir ce qui se passe en ce moment chez nous avec l’essence, les énergies, les retraites… Au lieu de nous réunir, les grèves divisent souvent et nous montent les uns contre les autres, parce que nous ne sommes pas libres d’agir selon nos convictions, trop de contraintes nous en empêchent, et cela pose un réel problème sociétal. 

Sobre, juste et criant de vérité, À plein temps n’est pas sans nous rappeler les œuvres de Stéphane Brizé, réalisateur de La loi du marché, En guerre ou encore Un autre monde, sur la société et la dure réalité de l’emploi. Laure Calamy est incroyablement juste et émouvante, une interprète hors-pair pleine de sensibilité et de délicatesse, retranscrivant chaque émotion à la perfection et nous entraînant avec justesse dans son monde. Révélée au grand public dans la série Dix pour cent, vue dans Antoinette dans les Cévennes ou récemment Annie Colère, récompensée plusieurs fois pour son jeu et nommée aux Césars de cette année pour À plein temps, nul doute qu’elle fait partie des actrices francophones à suivre dans les prochaines années.

À plein temps est disponible en DVD chez France Télévision.

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