En guerre
En guerre affiche

2018

Réalisé par: Stéphane Brizé

Avec: Vincent Lindon, Mélanie Rover, Jacques Borderie

Film vu par nos propres moyens

À peine trois ans après le premier épisode de sa trilogie sur le monde du travail, Stéphane Brizé revient vers sa fresque sociale à l’occasion de En guerre, sorti en 2018. Le cinéaste ne se sera autorisé qu’une brève respiration entre-temps avec Une Vie, l’adaptation filmique du roman de Guy de Maupassant avec Judith Chemla et Jean-Pierre Darroussin, avant de replonger dans les abîmes de la misère sociale. À l’instar de La Loi du marché et comme il en sera également le cas pour Un autre monde, qui constituent les premier et ultime longs métrage du triptyque, le metteur en scène collabore à nouveau avec le scénariste Olivier Gorce et le comédien Vincent Lindon, qui endosse le rôle principal. Habités par la même flamme de révolte, en immersion au plus près des travailleurs désœuvrés, les trois hommes insufflent à nouveau leurs âmes révoltées à ce nouvel essai, affirmant la complicité sans faille du trio. Vindicatif, mordant, sans jamais la moindre concession, En guerre porte à nouveau haut la parole désespérée de ceux qu’on musèle usuellement. Toutefois, Stéphane Brizé change ici de point de vue: La Loi du marché se posait en témoin de la recherche d’un emploi, ce nouveau film disserte sa sauvegarde face au dogmes économiques qui oppriment les ouvriers et les plongent dans la précarité. Loin du chaos des usines mises en image, l’œuvre concourt à Cannes l’année de sa sortie, créant un contraste cinglant entre le faste de La Croisette et la détresse morne qu’il dépeint.

Car à l’évidence, la réalité sordide et cruelle que dénonce En guerre est bien loin du monde de paillettes qui entoure le festival. Son intrigue prend place au cœur de l’usine Perrin, experte de la sous-traitance automobile, condamnée à une fermeture imminente. Parmi les ouvriers, l’indignation règne: outre le fait que les travailleurs ont consenti à de lourds sacrifices financiers pour assurer leur avenir, à travers un accord que leurs patrons ne respectent pas, la suppression prochaine de leurs emplois ne semble pas répondre à une véritable logique économique, puisque l’usine reste rentable. Un simple calcul de marge bénéficiaire décidé en haut lieu obscurcit l’avenir des 1100 salariés du site. S’engage alors un bras de fer entre les syndicats qui multiplient les coups d’éclat désespérés pour faire entendre leur désarroi, et les dirigeants du groupe qui refusent le dialogue. En tête du mouvement de révolte, Laurent Amadéo (Vincent Lindon) s’impose comme figure emblématique du mouvement, mais souffre des désaccords dans son camp autant que des vexations du patronat.

En guerre illu 1

Suivant le langage filmique qu’il avait imposé avec La Loi du marché, Stéphane Brizé s’inscrit une fois de plus dans une démarche de cinéma vérité, au contact avec ses protagonistes. Le plus souvent caméra à l’épaule, émulant le regard vacillant d’un spectateur des sinistres événements, le metteur en scène colle à la peau de ses personnages, les cadre au plus proche, presque à portée de main pour le public pris à la gorge par la saccade volontaire des images. La violence des échanges, les déferlements de colère légitime, l’indignation des travailleurs, sont exacerbés par cette approche sans faux semblant. En faisant le choix de ne presque pas faire appel à des acteurs professionnels, mais en s’adjoignant les services de véritables ouvriers, En guerre tutoie également une forme de sincérité indispensable à la bonne tenue de son propos, une épure de toute fioriture salutaire. Stéphane Brizé ne casse cette règle qu’au moment de restituer des images fictives de journaux télévisés témoignant du conflit, mais installe dans le même temps les médias en véritable miroir déformant. Impossible pour les journalistes de saisir l’entièreté des problématiques, l’intimité de chaque ouvrier leur est par nature interdite, et En guerre questionne dès lors le spectateur: ce renvoi aux écrans de télévision sonne comme une prise de conscience, l’assimilation que la réalité ne peut être condensée en quelques secondes.

Cependant, En guerre se démarque légèrement de La Loi du marché dans sa réalisation pour qui a l’œil exercé. Alors que le premier film de la trilogie n’étalait ses scènes qu’au moyen d’une unique caméra, le deuxième volet joue lui plus insidieusement du montage. Si la mise en image reste globalement similaire, Stéphane Brizé utilise quelques coupes franches pour asseoir son message. Passé d’une séquence à une autre ne semble jamais un acte anodin, mais plutôt comme une petite claque supplémentaire qui constitue au final une gigantesque succession de coups parachevée brillamment dans les dernières secondes. L’utilisation de la musique tranche aussi grandement avec la proposition précédente, qui en était totalement dépourvue. Le cinéaste utilise des montées en régime progressives de nappes sonores, aux accents particulièrement lourds, voire agressifs, qu’il interrompt intempestivement. Stéphane Brizé crée ainsi un mur infranchissable du silence: la voix des ouvriers paniqués est analogue à ces accords de guitare, elle peut être muselée à tout moment, coupée par une barrière d’indifférence et de refus qui prive le film de tout embellissement de la réalité. Le monde de En guerre, affreusement proche du nôtre, est sec, froid, cruel, et son montage visuel et sonore est à cette image.

En guerre illu 2

Bien qu’il soit le porte-parole emblématique du mouvement, Laurent se doit d’amplifier une cohorte de voix différentes, et il devra payer le prix fort de son inflexibilité morale, tout parangon de justice sociale qu’il soit. La force syndicale est sans cesse montrée comme la seule alternative au patronat, mais sa désunion constante est une composante essentielle du malheur ouvrier. Lors d’un des dialogues les plus cinglants d’un long métrage hautement corrosif, Vincent Lindon souligne le paradoxe entre des hauts dirigeants prêts à tout pour sauvegarder leurs intérêts, et des travailleurs idéologiquement disjoints. En guerre ne jette pourtant jamais l’opprobre sur les plus démunis: le spectateur savoure à coup sûr le courage de Mélanie, une proche de Laurent, mais la prise d’otage économique est telle que la lutte devient un calvaire. Devant l’hypothèse de ne presque rien percevoir, certains se résignent à une maigre compensation, reniant leurs valeurs et leurs années d’ancienneté, par peur primaire. La loi économique prime sur celle de l’être.

En guerre ne se trompe pourtant pas de cible, le clair antagoniste du film reste constamment le patronat, et comment donner tort à Stéphane Brizé ? Un simple coup d’œil sur l’actualité des dernières années suffit à assimiler que le long métrage n’exacerbe rien, que la réalité crue du terrain est elle-même d’une violence insensée pour des milliers d’hommes et de femmes mis à la porte du jour au lendemain. Au nom du bénéfice, de la loi de la dividende alors que l’ombre des actionnaires pèse sur le récit, d’un hypothétique marché concurrentiel, Perrin ferme une usine pourtant rentable, désavouant sa mission de préservation de l’emploi. En guerre n’a rien d’une exagération, il est une photographie du quotidien de pléthore d’ouvriers face à un refus du dialogue et de la considération humaine institutionnalisée. Cependant, les décisionnaires ne sont jamais aussi inhumains que lorsqu’ils se décident, sous la menace, à enfin ouvrir la bouche. Les mots des parvenues sont des véritables coups de poignard, des dagues dans le dos des travailleurs lorsqu’au nom du profit, on les prive d’avenir.

En guerre illu 3

Si la parole du patronat semble si imposante, c’est également car En guerre prive les pouvoirs politiques de toute importance. Les gesticulations des secrétaires, ministres, délégués et autres, ne sont même plus des pis aller pour les salariés de Perrin, tant elles n’entraînent strictement aucune conséquence notable. En costume et cravate face au pull usé des travailleurs, les hommes supposés d’influence ont beau intimer des ordres, personne ne les respecte. Pire, les adhésions de façade à la lutte peuvent disparaître du jour au lendemain, en fonction de l’opinion publique. La politique ne fait que suivre le sens du vent, comme d’opportunistes petites marionnettes qui se gargarisent d’un pouvoir complètement illusoire, ne garantissant même plus la sauvegarde de l’emploi de ses citoyens.

En guerre est plus qu’un grand film, c’est une œuvre nécessaire. Une remise en cause des idées préconçues, une photographie sans concession de la misère sociale et de la lutte pour l’emploi, un cri de révolte indispensable.

En guerre est disponible en Blu-ray chez Diaphana, avec en bonus:

  • Commentaire audio de Stéphane Brizé
  • Bande-annonce

Nicolas Marquis

Retrouvez moi sur Twitter: @RefracteursSpik

Laisser un commentaire