(The Slender Thread)
1965
Réalisé par: Sydney Pollack
Avec: Sidney Poitier, Anne Bancroft, Telly Savalas
Film vu par nos propres moyens
À l’instar de nombreux réalisateurs de sa génération, le chemin qui conduit Sydney Pollack vers le cinéma se dessine d’abord sur le petit écran. Durant 5 ans, celui qui allait devenir l’un des metteurs en scène les plus influents du XXème siècle fait ses gammes à la télévision, au gré de quelques épisodes de séries diverses, dans des registres variés. Mais en 1965, tout change. Avec Trente minutes de sursis, Sydney Pollack franchit enfin le pas vers le 7ème art et écrit le début de sa légende, imposant déjà quelques thèmes forts au centre de sa filmographie, révolte sociale et détresse amoureuse en tête. Rares restent toutefois les cinéastes qui peuvent se targuer pour un premier essai de s’appuyer sur un casting aussi prestigieux que celui qui porte son long métrage. En effet, au moment de la sortie du film, Sidney Poitier et Anne Bancroft sont eux loin d’être des inconnus. Le premier, aussi bien acteur que champion de la lutte pour l’égalité aux USA, est en pleine pente ascendante et s’est illustré dans Le Lys des champs, puis La Chaîne, qui lui ont tous deux valu des nominations aux Oscars. La seconde a elle déjà été récompensée de la statuette suprême pour Miracle en Alabama et écrit quelques-unes des plus belles pages de sa carrière au cœur des années 1960. Ensemble, ils se voient réunis autour d’un scénario d’un autre grand nom d’Hollywood, le scénariste star Stirling Silliphant, qui, hasard du cinéma, retrouvera Sidney Poitier quelques années plus tard pour Dans la chaleur de la nuit.
Pourtant, c’est à partir d’un article de presse de Shana Alexander que naît l’intrigue de Trente minutes de sursis. En quelques lignes, la journaliste relate le sauvetage miraculeux d’une jeune femme en pleine détresse, qui après avoir avalé une haute dose de médicaments dans le but affirmé de se suicider, contacte un centre d’aide téléphonique pour y confier son mal-être. À l’autre bout de la ligne, son interlocuteur est à l’écoute de son désarroi, alors que s’engage une course contre la montre pour tracer l’origine de l’appel et porter secours à la désespérée. Les bases sont jetées, et le long métrage s’articule autour des conversations de Alan (Sidney Poitier) et Inga (Anne Bancroft), d’une part, et de flashbacks du quotidien de cette mère de famille, d’autre part.
La vie ne tient donc qu’à un fil dans Trente minutes de sursis, celui du combiné téléphonique qui unit les deux protagonistes principaux. Aussi précieux que précaire, ce lien ténu n’a de cesse d’être remis en cause par le déroulé du film, alors que raccrocher est immédiatement imposé comme synonyme de mort pour Inga. Le titre original de l’œuvre, The Slender Thread, que l’on pourrait traduire par “Le fil fragile” en français, accentue le sentiment d’urgence, et crée une frêle symbiose entre les personnages. La mise en scène de Sydney Pollack chahute par ailleurs cette installation. Si dans les premiers temps, Alan est calme et posé, soit derrière son bureau, soit le regard songeur sur un Seattle endormi, il est de plus en plus désespéré alors que s’égrènent les minutes, et le fil du téléphone l’enserre comme une chaîne tandis qu’il déambule nerveusement dans la pièce. L’homme est prisonnier de cet appel de détresse, prisonnier du bon vouloir de son interlocutrice. La contrainte de temps apparaît également comme un élément essentiel de la nervosité voulue par Trente minutes de sursis: si Inga n’est pas découverte dans le temps imparti, elle est alors condamnée. En d’autres circonstances, les deux êtres auraient pu être amis, mais l’horloge régulièrement filmée nous rappelle à la dure réalité.
Rien ne semble d’ailleurs hasardeux dans le décor principal installé par Sydney Pollack, celui du centre de détresse. Sur un mur du bureau trone une sinistre affiche rappelant le spectateur à une réalité qu’il ne peut dès lors plus ignorer: “Toutes les deux minutes, aux USA, une personne tente de se suicider”. Aussi chevaleresque et vindicatif soit Alan, Trente minutes de sursis nous confronte à un mortifère état de fait: durant cette course contre la montre pour sauver une vie, des dizaines d’autres seront perdues. Pourtant, la volonté de tout mettre en œuvre pour contrebalancer, même de façon minime, cette effroyable statistique, est vécue comme une nécessité absolue. La sphère sonore est tout aussi intrigante. Rapidement, Alan diffuse la voix de Inga sur des haut-parleurs, régulièrement ciblés par la caméra. La voix presque spectrale de Anne Bancroft donne à son personnage un statut particulier. Son corps n’est déjà plus là, seul subsiste des fragments de son âme auxquels le spectateur se raccroche désespérément.
En écho, les visions du passé, d’une femme à bout de souffle, s’installent dans le récit presque comme des réveries insaisissables, des instants fugaces qui s’évanouissent tout au long des confessions. Trente minutes de sursis amorcent d’abord ces flashbacks à l’oral, avant qu’ils ne deviennent de véritables scènes, puis qu’ils ne s’inscrivent à nouveau dans l’échange entre Alan et Inga à l’occasion d’un indice sur lequel rebondit Sidney Poitier. Les deux protagonistes principaux ne se croiseront jamais, et pourtant, durant 1h30, ils ont été à l’unisson, Alan a éprouvé les tourments de cette mère de famille comme si il était à sa place, ils n’ont fait plus qu’un. Les carcans d’une société qui violente la jeune femme, qui ne lui pardonne aucune erreur, même celles pour lesquelles elle n’a d’autre choix que le secret, deviennent analogues à ceux qui stygmatisent l’homme noir, à une époque où la lutte pour les droits civiques est une question centrale dans la société américaine. Dans un monologue enflammé, Sidney Poitier tisse même cette parenté ouvertement. Trente minutes de sursis réunis deux parias en quête de reconnaissance.
La douleur d’exister semble par ailleurs être au centre du destin de Inga. Dans les instantanés de sa vie surgissent des symboles de mort explicites qui glacent le sang du spectateur. Sa solitude perpétuelle est sans cesse soulignée par Sydney Pollack qui réussit le tour de force de nous faire comprendre son geste. Dans l’effervescence de son lieu de travail, au milieu de la cohue des hommes, ou dans son cercle familial, Inga est tout aussi isolée que lorsqu’elle apparaît seule dans une église, face à un Dieu qui ne répond plus à ses doléances. Les racines de son désespoir son claires, mais Trente minutes de sursis nous interroge sur le véritable coupable d’un suicide parfois semblable à un véritable crime. Alors que le bonheur devrait l’envahir, dans une séquence où elle exprime la joie d’être dans la folie d’une boîte de nuit, des flashs allégoriques d’une main qui se porte à son cou, comme pour l’étrangler, soulignent la présence d’un tueur silencieux. Sa mélancolie n’est pas seulement issue de ses démons, la société à une part de responsabilité claire dans son désespoir.
Sydney Pollack nous confronte donc à une autocritique profonde: au quotidien, sommes-nous de ceux qui ignorent le mal-être des autres, où avons-nous l’attitude appropriée face à la détresse ? Dans le déploiement d’énergie d’Alan, mais surtout dans l’union progressive de dizaines d’autres personnes dévouées à retrouver Inga, Trente minutes de sursis apparaît un brin utopique. À ce moment de sa carrière, le cinéaste n’a pas encore le regard désabusé qu’il portera sur l’être humain dans On achève bien les chevaux, 4 ans plus tard. Le réalisateur à une foi un peu démesurée dans la bienveillance des hommes, et ne propose que peu de contrepoids à cette idée. Il n’en reste pas moins que son œuvre prend des airs de signal d’alarme virtuose, qu’il convient d’entendre.
Trente minutes de sursis se repose sur un concept parfaitement maitrisé pour mettre en lumière le désarroi d’une femme à court de solution, qui ne demande qu’à être entendue. Grâce au talent de son réalisateur et de ses deux acteurs principaux, mais surtout à travers une intelligence de fond saisissante, le long métrage est une pépite à découvrir.
Trente minutes de sursis n’est actuellement pas édité en France, mais disponible en import, en Blu-ray et DVD.