To Leslie
To Leslie affiche

2022

Réalisé par : Michael Morris

Avec : Andrea Riseborough, Marc Maron, Allison Janney

Film vu par nos propres moyens

Nul doute que pour son premier long métrage, To Leslie, le cinéaste Michael Morris n’espérait pas pareille publicité. Après de nombreuses années à se consacrer à la réalisation d’épisodes de séries télévisées, parfois avec brio dans Halt and Catch Fire ou Better Call Saul, d’autres fois avec maladresse dans 13 Reasons Why et Locke & Key, le metteur en scène investissait pour la première fois les salles obscures en juin 2022, avec une oeuvre intimiste, modeste et d’apparence destinée à évoluer loin de toute frénésie médiatique. Sa sortie relativement confidentielle et son très faible score au box-office semblaient même vouer To Leslie à sombrer rapidement dans l’oubli général. Toutefois, le 24 janvier dernier, le film se retrouve propulsé sur le devant de la scène lors de l’annonce des nominations aux prochains Oscars. Sélectionnée pour sa prestation, l’actrice Andrea Riseborough est invitée à la cérémonie à la plus grande surprise. Un parfum de scandale s’empare d’Hollywood. Si la plupart des observateurs prédisaient la présence de Viola Davis ou de Danielle Deadwyler, une campagne de lobbying intense à quelques jours de l’annonce des votes finaux aura permis à la comédienne, appuyée par nombre de ses amis célèbres, de figurer parmi les cinq heureuses élues. Les producteurs de To Leslie n’ont pas enfreint les règles de l’Académie mais ils ont assurément flirté avec les limites tolérées, déclenchant même une enquête officielle qui n’a cependant prouvée aucun manquement. Pour contrer la vive polémique, les organisateurs des Oscars promettent désormais de modifier le code qui encadre les nominations, mais la présence de Andrea Riseborough est maintenue, faisant presque d’elle la paria de la prochaine cérémonie. Au milieu d’un tel désordre, la qualité du film n’est que rarement évoquée, pourtant To Leslie, aussi sincère que profondément imparfait, offre une partition complexe à la comédienne.

Le film prend l’allure d’un portrait. Six ans après avoir remporté une forte somme d’argent à une loterie, Leslie (Andrea Riseborough) se retrouve à la rue. Son pactole a depuis longtemps été dilapidé dans des investissements infructueux et dans l’alcool que cette mère célibataire consome frénétiquement. Obligée de vivre brièvement chez son fils, elle est rapidement chassée à cause de ses excès et est contrainte de regagner son village natal. Sur place, la défiance des locaux condamne Leslie a sombrer toujours davantage dans les ténèbres de son addiction. Néanmoins, Sweeney (Marc Maron), le gérant d’un motel, se prend d’affection pour la femme en perdition et lui offre le gite et un emploi dans son établissement. Entre cette nouvelle amitié et les démons de son passé, la protagoniste est en quête d’un nouvel équilibre.

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L’héroïne de To Leslie paye constamment le lourd tribut de sa désinvolture et de son irresponsabilité alors que son destin devient un chemin vers une rédemption fragile. Perçue un temps comme un esprit libre et insoumis, la protagoniste se révèle rapidement être une femme totalement inconsciente du mal qu’elle fait à soi-même et aux autres, rendant le personnage aussi attachant partiellement détestable. Son immaturité est synonyme d’errance, qu’elle soit idéologique lorsque Leslie oscille entre la sagesse que lui prodigue Sweeney et les tentations d’une vie de débauche, ou physique, tant Michael Morris insiste lourdement pour lui faire arpenter les routes, voire pour l’assimiler à une véritable sans domicile fixe en quête d’un refuge. Prisonnière des spectres d’une pénombre infinie, le personnage principal succombe aux griffes de la nuit. Durant les premières minutes du film, To Leslie inverse les schémas de dépendance habituels pour faire du fils (Owen Teague) le père spirituel, gardien de la maison, et transformer la mère en petite fille immature. Recroquevillée sur le lit de son enfant, Leslie adopte une position foetale, symbolisant ainsi son retour à un stade émotionnel précaire. Pourtant, elle nourrit sans cesse le fantasme d’une existence passée, qu’elle glorifie. Dans son village texan natal, Leslie danse lascivement dans le bar où elle a gagné son pactole, pensant qu’elle est désirée, mais la réponse d’un homme désintéressée de son attitude aguicheuse, totalement inconscient de qui elle est, oppose un mur à l’héroïne, celui d’une indifférence contre laquelle elle se heurte violemment. Leslie n’est ni enfant ni femme, elle est un papillon de nuit qui volète en quête d’une lueur dans les ténèbres. Elle a été une gloire du passé désormais fannée, toujours artisane de sa propre déchéance. Le récit peut paraître cruel, voire incomplet et friable, mais To Leslie fait de son personnage principal son seul bourreau. Face à la baie vitrée d’anciens amis qui lui refusent désormais le gîte, Leslie hurle à ses hôtes d’antan qu’ils sont des monstres, pourtant dans le reflet du carreau, c’est à son propre visage que vocifère la protagoniste. Elle est l’unique démon de son existence. Le long métrage devient alors une épreuve intime, une lutte constante entre une âme qui aspire à l’épanouissement et un corps assoiffé d’alcool, jusque dans des scènes maladroites où le manque se manifeste; un combat entre la raison et la pulsion qui se perd dans des séquences d’apitoiement sur soi-même grotesques.

L’alcool sous toutes ses formes devient l’élément perturbateur de chacune des relations humaines de Leslie. Le poison liquide qui a gangrené son destin a corrompu les liens affectifs, réduisant ses proches à l’état de spectateurs d’une très lente déchéance. Au moment d’accueillir sa mère chez lui, l’enfant de l’héroïne n’impose qu’un seule règle chez lui, celle de ne pas consommer d’alcool, pourtant c’est bien cette transgression qui chasse la protagoniste du paradis d’un logis accueillant, pour la pousser vers la rue. Dès lors, To Leslie propulse l’addiction en coupable de tous les maux, et perd ainsi une partie de sa substance. D’un portrait complexe, le film cède à la facilité d’une grammaire éculée et s’interdit toute nuance à travers un périple balisé, entre abandon de soi et tentative de survie dans des éclairs de lucidité, déjà vécu mille fois au cinéma. Ainsi, Leslie doit toucher le fond avant de remonter à la surface, allant presque jusqu’à renier son corps pour une goutte de boisson. L’être s’efface devant l’instrument du malheur en bouteille. Prolongeant l’image grossière et moraliste d’une sans domicile fixe, le long métrage confronte également sa protagoniste à des moments de mendicité affirmée. Dépourvue de sa richesse financière, Leslie ne picore plus que les miettes que Sweeney lui accorde, lui cachant le but de ses demandes d’avances, bien que personne ne semble dupe de ses manigances. Il reste néanmoins permis de se demander si alcool et argent ne sont pas des métaphores plus larges des affres de cette femme en pleine dégringolade. Les biens qu’elle a perdu sont avant tout affectifs. Il apparaît clair que selon Michael Morris, la déliquescence des liens filiaux est plus importante que le gaspillage financier, ces deux axes du récit évoluent de concert, et la manne que lui octroie Sweeney est une allégorie très maladroite d’un regain d’amour dans une vie solitaire. L’alcool n’est dès lors plus que le symbole d’une dilapidation de la richesse des rapports humains au profit d’un bonheur complètement illusoire. Par ailleurs, Leslie n’est pas qu’alcoolique, elle éprouve une véritable fascination pour les bars, lieux de rencontres improbables mais où les relations qui se tissent sont complètement factices. Incapable de construire un bonheur familial, elle se noie dans des rencontres sans lendemain, se rêvant star des bistros. Néanmoins, le retour perpétuel vers un chemin de guérison concret et absolument fantasmé de l’addiction annihile totalement ce degré d’interprétation qui semblait permis. Avec une facilité déconcertante, To Leslie rêve que son héroïne peut s’en sortir presque seule, et sans aucune aide médicale, après six ans de débauche. Le long métrage rejoint la triste lignée des films souvent représentés aux Oscars, qui pensent comprendre le mal de la dépendance et détenir une solution magique à un mal-être.

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Cependant, To Leslie nimbe son héroïne de mystère et sait se montrer plus subtil lorsque Michael Morris s’en donne les moyens. Du passé de Leslie et de sa perte de son pactole, le spectateur ne verra rien, sauf un bref extrait télévisé du jour où elle a gagné la loterie. L’important n’est pas dans la chute de cette femme fragile, mais davantage dans le regard accusateur et inhumain, parfois scénaristiquement grossier, que lui porte les habitants de la petite ville texane. La protagoniste porte le poids de son échec, mais le mal qui la frappe le plus violemment est exprimé dans les quolibets d’une population incapable de lui offrir une seconde chance. L’opinion publique globalement délétère illustre la volonté du film de faire vivre le retour dans la bourgade comme un échec social. Leslie a quitté ses terres à la première occasion, mais sa déchéance la force à y revenir contre sa volonté. Le voyage n’est pas que spatial, il est aussi temporel. Dépourvu de sa gloire, Leslie revient à sa condition qu’on devine initiale de femme précaire dans un recoin sombre de l’Amérique. To Leslie propose alors des évocations du passé profond du pays jusque dans ses décors, faisant notamment du bar où l’héroïne passe ses nuits un lieu où se côtoient cowboys et rednecks, tapissé de photographies de bêtes sauvages. Pourtant, cette mémoire ancienne a oublié Leslie et son destin hors du commun. Elle n’est plus la gloire d’antan, son portrait n’orne plus les murs, elle doit repartir de zéro. Même dans cet espace exclu de la modernité, elle est marginalisée, devenant une paria de la société. Néanmoins, même au ban de la société se cache le réconfort. Le motel de Sweeney est une parenthèse enchantée hors du malheur où les asociaux trouvent un terrain de liberté. L’oiseau de passage meurtri se pose et se nourrit de la chaleur humaine pour retrouver de sa splendeur. Dans ce lieu normalement de transit, les estropiés d’un destin éprouvant sont chez eux. Ainsi, un autre dépendant, cette fois à la drogue, interprété par Andre Royo, n’est pas seulement un résident du motel, il en est le véritable propriétaire.

Toutefois, l’avenir est interdit à ceux qui refusent d’accepter leur passé. Pour construire un futur, chacun doit trouver une forme de paix avec ce qu’il a été. To Leslie joue de la répétition de l’extrait de journal télévisé pour confronter son héroïne aux fantômes des temps reculés. Dans sa première itération, celle qui ouvre le film, la séquence n’est qu’un élément de contexte pour le spectateur. Dans sa deuxième apparition, l’extrait est imposé à Leslie par Sweeney, inconscient de la déchirure psychologique qu’il fait naître chez celle qu’il désire. Si la scène marque un tournant du récit qui justifie maladroitement la rédemption de la protagoniste qui accepte désormais ses échecs, Michael Morris peine à être cohérent. Cet instant capital du film est trop impromptu, les motivations de Sweeney sont presque incompréhensibles. To Leslie rate l’apogée du chemin de croix de la femme au coeur de son histoire, et se révèle alors son extrême inconstance préjudiciable. Ce moment ne s’apprécie difficilement qu’à l’aune de la volonté profonde du long métrage de réunir ceux dont la famille est brisée et qui reconstitue un foyer en se nourrissant du secours et de la bienveillance de l’autre. Sweeney est lui aussi parent souvent éloigné de ses enfants, sa peine est en partie analogue à celle de Leslie. Le pardon n’est pas toujours accordé au terme du récit, mais le film, dans son extrême candeur maladive, permet à chacun de tracer une nouvelle voie. Ainsi, suivant le moralisme exacerbé propre au long métrage, la protagoniste est amenée à comprendre que l’argent durement gagné est plus noble que celui donné. En prolongement de cette idée, et au risque de transformer To Leslie en histoire d’une naïveté confondante, l’héroïne renoue avec son rêve simple d’ouvrir un restaurant, ne démolissant plus son avenir mais le construisant, ou plutôt en le remettant à neuf, comme les murs du bâtiment abandonné qu’elle s’approprie.

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Constamment habité de bons sentiments mielleux, même au comble des épreuves physiques et morales, To Leslie dévoile au spectateur sa fragilité dans ses élans candides, jusqu’à faire de certains personnages des garants d’une droiture. Régulièrement, Leslie est soumise au jugement de la femme jouée par Allison Janney, dont on ne questionne jamais réellement la vertu. Si le film souhaitait faire naître une empathie pour son héroïne, il échoue dans sa mission et la fait souvent passer pour une parfaite imbécile. Le spectateur n’est pas libre de son appréciation de la protagoniste puisque tous les autres personnages ne cessent jamais d’imposer leur opinion dans des dialogues bien peu naturels. Le libre arbitre est exclu de l’histoire, une conscience supérieure impose son verdict sans jamais qu’elle ne soit remise en cause. Sweeney synthétise à lui seul les facilités d’écriture horripilantes du long métrage. Il faut tout le talent d’acteur de Marc Maron pour admettre l’existence d’un homme habité d’aussi bonnes intentions, sans rien attendre en retour. Sa romance avec Leslie est complètement courue d’avance, mais au-delà de ce raccourci scénaristique, sa gentillesse brise la cohérence d’un récit qui se veut parfois très glauque. Au cours d’un dialogue où l’hôtelier affirme ne pas savoir ce qui le pousse à agir de la sorte, To Leslie semble confesser une part de sa niaiserie. Andrea Riseborough ne démérite pas, et sa nomination aux Oscars n’est pas franchement usurpée, mais elle est prisonnière d’un personnage qui ne peut jamais toucher pleinement le cœur du public puisque la certitude d’une issue positive à son triste destin est une évidence sans cesse martelée. De la trajectoire de Leslie, il ne reste finalement qu’un vague message galvanisant qui invite à renouer avec les rêves simples. La noirceur du périple s’est perdue dans les tréfonds de l’ingénuité.

To Leslie aurait pu être une tranche de vie touchante mais la volonté de toujours tendre vers une bienveillance étouffante agace profondément.

Nicolas Marquis

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