La Cacophonie du Donbass
La cacophonie du Donbass affiche

(Какофонія Донбасу)

2018

Réalisé par: Igor Minaev

Film fourni par Rimini Éditions

Revenue tragiquement au cœur de l’actualité ces dernières semaines, la province ukrainienne du Donbass est à nouveau à feu et à sang. Alors que les balles fusent en ce moment même, n’épargnant ni les hommes, ni les femmes, ni même les enfants, l’Histoire nous interroge: comment en sommes-nous arrivés là ? Derrière l’invasion russe et la barbarie d’un tyran fou ivre de puissance, quelles sont les racines profondes des malheurs d’aujourd’hui ? En 2018, alors que Ukraine et Russie se heurtaient déjà, provoquant l’émoi international devant les horreurs d’une guerre qui n’était qu’un sinistre prélude des événements actuels, le cinéaste Igor Minaev tentait de répondre à ces interrogations en plongeant dans le passé, jusqu’en 1930, lorsque l’URSS exploitait la mine de la région et déformait médiatiquement le quotidien plus que précaires des ouvriers du Donbass. Le résultat de ses recherches prend la forme d’un documentaire désormais indispensable: La Cacophonie du Donbass.

Partant des images de propagande produites par le régime comuniste, pour mieux en démontrer l’absurdité, Igor Minaev met à jour progressivement la triste vérité qui se cache derrière les mensonges. En retraçant presque un siècle de lutte pour de meilleures conditions de vie, et les souffrances extrêmes qui frappaient et frappent encore aujourd’hui les habitants du Donbass, le réalisateur livre un long métrage sobre mais déchirant, dans lequel la peine, la douleur, et la haine giflent le spectateur.

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Au-delà du fabuleux travail de recherche historique que nous offre le cinéaste, collectant des images d’archives aussi rares que pertinentes, c’est la subtilité de mise qui ensorcellent le public et le confronte, sans jamais forcer le trait, aux démons du passé. Au cœur du film se trouve la souffrance des habitants du Donbass, toujours sous-jacente, mais dans la forme, Igor Minaev n’hésite pas à quitter la fournaise infernale des usines pour alimenter son œuvre en virgules étonnantes. Le domaine artistique s’invite ainsi régulièrement dans le documentaire, à travers quelques notes extraites du Lac des cygnes, où à la faveur du travail d’un photographe venue dénoncer par ses clichés les conditions de travail dans les mines. Art et Histoire se rencontre aussi à travers la voix off qui accompagne le spectateur, et dont le choix de chaque mot est habillement pensé.

À travers l’image, Igor Minaev expose également ce que le film qualifie de “mécanisation des mouvements humains”. Charbon, hommes et machines ne font plus qu’un, deviennent un système effroyable, confinant à l’esclavagisme, dans lequel l’individu n’existe plus au-delà du rendement qu’il apporte. Si la détresse est parfois émotionnelle, comme en témoigne les problèmes d’alcoolisme qui frappent les travailleurs, elle est le plus souvent physiquement et ostensiblement visible. La peau des ouvriers devient noire, et le maigre morceau de savon mensuel qu’on daigne leur accorder, lorsque c’est le cas, ne suffit pas à leur faire retrouver l’humanité qu’ils ont perdu au fond de la mine. Le dédain des élites, leur désintérêt, se lit sur le visage de ceux qui vivent l’enfer.

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À l’injure physique et morale, s’ajoute le mensonge de ces dirigeants totalitaires. Dès l’entame de son documentaire, Igor Minaev dynamite avec brio les images de propagande issues des sombres années de l’URSS. Le bloc communiste ne recule devant rien pour attirer de la main d’œuvre dans le Donbass, et toute l’absurdité de ces séquences résonne tristement, créant un décalage écoeurant avec la réalité. Étalage de richesse que les vrais travailleurs ne connaîtront jamais, où plus incroyablement des visuels de mineurs se rendant vers leur labeur en dansant semblent totalement incongrus et lunaire. Le nom même du documentaire, La Cacophonie du Donbass, est une réponse à La Symphonie du Donbass, film de propagande de Dziga Vertov, qui déclarait ne pas se soucier de la réalité. Hier comme aujourd’hui, le long métrage nous rappelle à ces questions essentielles: qui produit les images que nous voyons ? Dans quel but ? Cette mission est-elle saluable ou néfaste ?

Dans la grande construction d’une fiction nationale qui permet au gouvernement soviétique d’asseoir sa domination sur la population, en manipulant l’image, le parcours d’un homme apparaît tragique: Stakhanov, qui donne son nom à l’expression “Stakhanoviste”. Au cœur l’entreprise de manipulation de masse qui prend place, ce mineur du Donbass est érigé en héros national, au même titre que les danseuses du Bolchoï, pour avoir prétendument extrait une quantité record de charbon. Dans les faits, il n’en est rien: son total de minerai est le fruit du labeur de quatre travailleurs différents, qui n’auront jamais la reconnaissance qui leur est due. Ivre de gloire, Stakhanov finira alcoolique, dans une asile psychiatrique, complètement lâché par le parti communiste qui avait construit son image de toute pièce. La supercherie est partout dans ce bassin minier.

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La cacophonie du Donbass, extrait

Mais jusqu’où peut-on mentir aux hommes, et jusqu’où peut-on pousser l’affront envers ces martyrs économiques ? Après les mensonges, place à la révolte. Le Donbass se soulève, crie sa détresse. Des milliers de figures marquées par des années d’exploitation se massent devant les bâtiments et en appellent à la grève. La Cacophonie du Donbass devient un témoignage de la fronde sociale de ceux qui n’en peuvent plus des coups de fouet. “Nous n’avons à perdre que nos chaînes” lit on sur les affiches qui appellent à un front commun. Les ouvriers s’unissent, font vaciller le pouvoir, mais au prix de sacrifices innombrables et après des semaines, des mois, des années parfois, de lutte incessante. Le film de Igor Minaev pourrait devenir positif si le futur n’était pas si sombre.


Car à l’évidence, les graines de division semées au cours du XXème siècle ont germé et donné naissance au conflit de notre époque. La dichotomie entre les anciens qui s’accrochent encore aux illusions soviétiques du passé, et ceux qui ont les yeux grands ouverts explose au grand jour dans le dernier tiers du documentaire. Le Donbass est devenu un territoire à l’identité floue, et un objectif de funeste reconquête pour les dirigeants actuels de la Russie. Ces terres sont un symbole et les hommes sont prêts aux pires tortures pour s’en emparer, au mépris de la démocratie et des Droits de l’homme. Pour comprendre le présent, il faut connaître son passé. Igor Minaev nous offre une occasion unique de mieux cerner notre quotidien actuel et nous invite au recul et à l’indignation.

La Cacophonie du Donbass est un film indispensable, aujourd’hui plus que jamais. Entre invitation à remettre en perspective sur les images qui nous entourent, et leçon d’Histoire virtuose, Igor Minaev fait de son œuvre un devoir de mémoire immanquable.

La Cacophonie du Donbass est disponible en DVD le 18 mai, du coté de Rimini Éditions

Nicolas Marquis

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