I’m Your Man
I'm Your Man affiche

(Ich bin dein Mensch)

2021

Réalisé par : Maria Schrader

Avec : Maren Eggert, Dan Stevens, Sandra Hüller

Film fourni par Blaq Out

Dans une métamorphose progressive entamée depuis quelques années, Maria Schrader effectue avec brio la transition de comédienne émérite à réalisatrice reconnue. Enfant chérie du cinéma allemand depuis les années 1980, l’actrice a d’abord connu de belles heures de gloire devant la caméra, prêtant ses traits fins et son jeu subtil aux metteurs en scène réputés de son pays. Dans le sillage de ses onze collaborations avec Dani Levy, qui fût un temps son compagnon et qui lui a offert ses premiers rôles, sa performance poignante dans Aimée & Jaguar de Max Färberböck lui permet d’acquérir une renommée internationale en 1999, et se voit récompensée d’un prestigieux Ours d’Argent au Festival de Berlin. Néanmoins, Maria Schrader ne se cantonne pas au septième art. Tout au long de sa carrière, elle a oscillé entre les différents moyens d’expression artistique, apparaissant aussi bien au théâtre qu’à la télévision. Entre 2015 et 2020, son incarnation de Leonora dans la série Deutschland est fortement remarquée, et marque une autre étape cruciale pour l’actrice. Son parcours parallèle de réalisatrice se veut également pluridisciplinaire : après une première tentative cinématographique timide en 2007, avec Vie Amoureuse, et un essai plus concluant avec Stefan Zweig, adieu l’Europe en 2016, la comédienne devenue metteuse en scène connaît une explosion notable de sa popularité grâce au petit écran. Bien qu’elle n’en soit pas la créatrice, elle réalise les quatre épisodes de Unorthodox pour Netflix en 2020, et voit son travail auréolé de louanges sur la scène internationale. Dès lors, Maria Schrader est une personnalité attendue, et son retour vers le septième art en 2021, à l’occasion de I’m Your Man, est scruté par les observateurs curieux du monde entier. Pari réussi pour la réalisatrice et scénariste du film, qui distille une douce poésie légère au fil de son œuvre parfois loufoque, et qui reçoit l’honneur d’être sélectionnée par les instances allemandes afin de représenter le pays aux Oscars, même si la nomination lui échappe.

Dans son long métrage, la cinéaste manipule une grammaire proche du fantastique pour confronter une femme forte et indépendante à l’incarnation de son partenaire amoureux idéal. Alma (Maren Eggert) est une scientifique brillante qui consacre son existence à l’étude d’artefacts anciens. Durant trois semaines, elle est sélectionnée contre son gré pour tester les capacités de Tom (Dan Stevens), un androïde à l’apparence humaine irréprochable, censé s’adapter à son comportement pour devenir le compagnon parfait. D’abord fermée à l’idée de partager sa vie avec un être synthétique, Alma s’ouvre progressivement à Tom, tout en se confrontant aux dilemmes philosophiques qui découlent de cette relation factice et pourtant intense.

I'm Your Man illu 1

I’m Your Man se présente comme un challenge malicieux et ludique entre l’humain et l’intelligence artificielle créée pour le satisfaire, dans un film voué à mettre en lumière les contradictions émotionnelles du sentiment amoureux. Tandis que Tom est initialement perçu par Alma comme un être corvéable à merci, et que la jeune femme pense que la réponse rêvée à ses besoins imaginés par une grande corporation se situe dans l’accomplissement de tâches concrètes, l’androïde ne cesse de la confronter à la difference notable qu’il existe entre son fantasme, et la réalité du partenaire idéal. Ainsi, dans les premiers instants du récit, alors que le robot s’adapte au comportement d’Alma au fil de ses réponses, la scientifique prend un plaisir presque sadique à lui poser des questions fondamentales sur le sens de la vie, mais se lamente de sa sollicitude exacerbée. Lorsque Tom entreprend de ranger spontanément l’appartement de sa partenaire, l’injonction sévère de rétablir le désordre lui est par exemple intimé. I’m Your Man fait fi de la perfection pour avancer la thèse qu’un compagnon idéal se doit d’être pourvu d’aspérités, et de s’opposer parfois à sa moitié contre ses instincts les plus primaires. Pour mener le partenaire amoureux à l’élévation spirituelle, l’homme doit contredire certaines pulsions, opposer des objections notables, comme lorsque Tom refuse de faire l’amour avec Alma alors qu’elle est ivre, pour ne pas pervertir leur relation. Le bonheur ne se situe pas dans la satisfaction idiote de l’orgueil et de désirs matériels, mais dans une incitation à transcender ses limites pour anoblir l’esprit, grâce à la présence d’un compagnon. Alors que Alma signifie “Âme” en espagnol, I’m Your Man invite à nourrir la psyché, et en dit plus sur l’humain que sur la technologie.

Maria Schrader accentue l’idée que son film traite davantage de l’homme que de l’intelligence artificielle en rendant particulièrement poreuse la frontière entre Tom et la nature. Alors que I’m Your Man partage nombre de thèmes communs avec Her, de Spike Jonze, le long métrage s’écarte de son aïeul en proposant un regard plus féminin sur les problématiques étalées, mais surtout en incarnant physiquement le partenaire idéal. Donner un corps à Tom l’inscrit dans l’environnement visuel du long métrage, et rend sa présence significative pour le spectateur. Étonnamment, l’être synthétique semble s’épanouir dans une faune et une flore dont est initialement exclue Alma. La photographie d’une forêt dans l’appartement de la jeune femme n’évoque que le fantôme d’une relation passée pour la scientifique, alors que Tom semble en percevoir la beauté brute. Prolongeant cette idée,  Maria Schrader offre une scène particulièrement étonnante au cœur de son œuvre, dans laquelle l’androïde côtoie biches et cerfs au milieu d’un bois. Dépourvu d’odeur, le robot peut caresser une nature dans laquelle il est intégré, alors que Alma est laissée en marge de la scène. Immédiatement après, Tom invite sa partenaire à courir pieds nus dans les champs, l’enjoignant ainsi à renouer avec un essentiel perdu de vue. Bien que l’intelligence artificielle idéalisée soit le fruit d’un exploit technologique, elle a vocation à mener la femme moderne vers un retour aux sources créatrices.

I'm Your Man illu 2

I’m Your Man s’approprie à ce titre les forces matricielles propres à chaque femme pour en faire un enjeu majeur de son scénario. S’il est un temps permis de croire que Tom et Alma s’aiment, et bien que cette question reste en suspend dans les dernières secondes, l’incapacité de procréer et de perpétuer ainsi une lignée est l’ultime frontière qui empêche l’androïde d’être assimilé à une véritable forme de vie. L’acte charnel est montré avec une grande volupté et une sensibilité poétique, mais le désir d’enfant est voué à rester inassouvi. Symboliquement, la prise de conscience d’une forme de vacuité dans la relation factice entre robot et humain est associée au visuel d’un œuf, métaphore par excellence de la fécondité. Loin de culpabiliser son héroïne, Maria Schrader renvoie néanmoins Alma à sa solitude profonde, et fait tomber ses barrières de femme forte, en faisant planer sur elle le spectre d’une naissance dramatiquement inaboutie, alors qu’autour d’elle gravite une galerie de personnages qui perpetuent leur héritage à travers leurs enfants. Que ce soit la sœur de la protagoniste, ou son ancien amant, tous sont parents ou destinés à le devenir. Par ailleurs, Alma est, elle aussi, dans une relation de déférence envers son propre père, diminué physiquement et à qui elle prodigue des soins sans réel remerciement. Alors que dans les premières secondes du film, Tom répond à l’héroïne que la chose la plus triste dans la vie est de mourir seul, ce péril menace perpétuellement de s’emparer de la jeune femme. Sa relation avec l’androïde répond avant tout à ce dilemme moral, et en devient alors non seulement admissible, mais également source de compassion. Lorsque le spectateur, à l’instar d’Alma, éprouve de l’empathie envers le robot dans les séquences où il est esseulé, alors qu’il a pleinement conscience de sa nature artificielle, le film relève brillamment son défi affectif.

L’amour apparaît alors analogue à un vide sentimental à combler, même si la protagoniste ignore son existence dans l’entame du film. I’m Your Man finit par décrire la présence du robot comme indispensable à la lumière d’un secours inattendu procuré mais également d’un parcours commun désormais vécu. Constamment, le film cherche à inscrire l’androïde dans l’histoire personnelle d’Alma. Bien que l’héroïne n’écoute pas les recommandations de la société qui lui confie Tom, le conseil étrange de “fabriquer de faux souvenirs” lui est prodigué, comme si un passé commun était nécessaire à un vrai épanouissement émotionnel. Alors que les photographies sont un élément central de la mise en scène de Maria Schrader, et convoque implicitement l’image du passé, Tom remplace l’un des clichés de l’appartement de sa partenaire par un vulgaire photomontage, accomplissant ainsi le précepte prodigué. Si Alma se braque face à sa démarche, elle est appelée à effectuer un geste similaire au moment où l’amour s’invite dans son cœur. En parcourant des instantanés de son enfance en compagnie de sa soeur, elle invente une histoire complètement fictive, qui ferait de Tom un ancien petit ami miraculeusement retrouvé, et la fin du film semble avancer l’idée que la jeune femme se convainc du pieux mensonge. La construction d’un mythe amoureux est une nécessité affective, peu importe qu’il soit vrai ou non. 

I'm Your Man illu 3

Le champ d’étude d’Alma apparaît à ce titre significatif, et accentue la convocation d’une mémoire ancestrale de l’être humain. En rendant sa protagoniste spécialiste des langues anciennes, et en la faisant observer des artefacts d’époques reculées, I’m Your Man étire implicitement son propos pour quitter la persona intime de son héroïne et tenter de théoriser une humanité dans son ensemble. Alma se lance à la recherche de poésie dans les premiers vestiges d’écriture, mais ne perçoit pas celle qui s’invite  pourtant dans une société modernisée. Car à l’évidence, le film fait de Tom une entité sensible : régulièrement, le robot marque une pause devant une œuvre d’art, observe en silence la beauté créée par l’homme, et se laisse imprégner par une aura mystique. À l’inverse, sa partenaire à perdu de vue la magie créative en se consacrant à une étude scientifique dépourvue de sentiment. Maria Schrader tient à réunir ses deux personnages au cœur de la sphère artistique : dans le secret d’un musée plongé dans la pénombre, les deux amants se laissent aller à une étreinte passionnée, bercés par les muses immémoriales.

Maria Schrader réussit le pari fou d’insuffler une poésie omniprésente et communicative dans une œuvre loufoque, et pourtant profondément humaine. I’m Your Man fait de la séduction un art, de l’amour un besoin.

I’m Your Man est disponible en DVD chez Blaq Out.

Nicolas Marquis

Retrouvez moi sur Twitter: @RefracteursSpik

Laisser un commentaire