Tuer !
Tuer affiche

(斬る)

1962

Réalisé par: Kenji Misumi

Avec: Raizō Ichikawa, Mayumi Nagasi, Masayo Banri

Film vu par nos propres moyens

Souvent oublié au moment de dresser la liste des cinéastes nippons iconiques, Kenji Misumi n’en reste pas moins l’un des réalisateurs les plus prolifiques et influents de son ère. En plus de 40 ans de carrière, l’artiste a fait sienne et magnifié la grammaire filmique du Chambara, ce genre typiquement japonais étalant pléthore de combats de katana, et qui allait enfanter une partie du Western Spaghetti. Si l’aura de Kenji Misumi n’a pas la splendeur de Akira Kurosawa ou Kenji Mizoguchi, son impact sur la culture de son pays est indéniable, et son héritage se perpétue aujourd’hui encore. Deux sagas iconiques émergent de sa filmographie: d’un côté, Baby Cart, l’adaptation en 7 longs métrages de Lone Wolf and Cub, le manga de Kazuo Koike et Goseki Kojima. De l’autre, le monument Zatoïchi et ses innombrables déclinaisons, dont il signe, entre autres, le premier opus, en 1962. La même année, à l’ombre de ce succès public incomparable, Kenji Misumi entame un autre volet de son parcours cinématographique, et pose la première pierre de sa trilogie de La Lame, avec Tuez !. Rapidement suivi par Le Sabre, en 1964, et La Lame diabolique, en 1965, cet opus originel esquisse les contours du triptyque: sans lien scénaristique qui les unit, les trois oeuvres s’attarde sur l’art du Bushido, mais peut être plus encore sur la moralité de ses bretteurs et leur place dans le monde.

Avec Tuez !, Kenji Misumi propulse le spectateur dans le XIXème siècle, au cœur du Japon. Shingo (Raizō Ichikawa) est un jeune homme aventureux, fils adoptif d’un samouraï de bas rang, qui entreprend de parcourir le pays. À son retour sur ses terres, ses nouvelles capacités sabre en mains éblouissent ses semblables, mais créent également une certaine jalousie. Alors que sa famille est massacrée à la suite d’une querelle d’influence, Shingo, pourtant initialement bon et généreux, cède aux appels de la vengeance. Une fois sa rétribution obtenue, il quitte à jamais son logis, et vagabonde dans une nation morcelée, en quête d’un nouveau sens à sa vie de combattant.

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L’errance apparaît comme une constante dans Tuez !, qui impose son protagoniste en perpetuel mouvement, incapable de trouver un habitat où s’établir, en écho à la paix de l’âme qu’il lui est impossible d’atteindre. Le film joue d’une répétition scénariste pour toutefois montrer les deux périples de Shingo comme diamétralement opposés idéologiquement. Son voyage initial est un parcours initiatique, le jeune homme caresse l’âge adulte, et son âme vagabonde cherche à s’enrichir. Ici Kenji Misumi nous substitue tous visuels: si un bref plan sur Shingo quittant son logis nous est bien proposé, le reste de ses trois années d’absence ne se vivent qu’à travers le regard de son père adoptif, homme enjoué et bon de cœur. Une forme de candeur s’affirme, alors qu’au fil des saisons qui s’égrènent, le calme de la maison laisse un temps planer l’impression d’un récit empreint de douceur. De quoi complètement trancher avec le second départ du héros, l’essentiel du film, cette fois inscrit dans une logique de mort et de sang, dans laquelle Tuez ! impose des teintes beaucoup plus sombres. Devenu homme, Shingo n’a plus la même extase du monde qui l’entoure que dans ses jeunes années, le drame qu’il a vécu lui interdit désormais le bonheur et le condamne au tourment. Kenji Misumi joue une curieuse symphonie, d’abord sur des accords majeurs enjoués, avant de sombrer dans la nostalgie et le désespoir des notes mineures.

Cette forme de répétition dans l’écriture, de double variation autour d’une même idée noircie par un événement traumatique, se retrouve également dans la vision de la famille qu’offre Tuez !. Les représentations de la nature sont une constante dans l’œuvre, une flore qui éclot, s’épanouit, se meurt, puis renaît, selon une boucle infinie et immuable. Le cercle proche de Shingo emprunte le même cheminement. D’abord idyllique dans un printemps émotionnel, l’hiver meurtrier frappe ensuite les siens, avant qu’un printemps fragile ne fasse bourgeonner à nouveau l’affection du héros pour un maître, clairement assimilé à un père dans le dialogue. Ce perpétuel recommencement teinte toutefois Tuez ! d’une forme de fatalisme. Il ne fait presque aucun doute que l’équilibre précaire que trouve Shingo sera finalement chahuté. Kenji Misumi entend par ailleurs tisser une réflexion sur la loyauté, au gré des rencontres que fait son protagoniste. Le héros est touché par un frère et une sœur en cavale, ou par la dévotion d’un homme pour sa compagne disparue. Le malheur est implicitement lié à chaque représentation de l’amour familial.

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L’acte de tuer, qui donne son titre au film, est fondu avec la nature, davantage qu’avec les personnages qui croisent la route de Shingo. À l’évidence, en n’offrant à son histoire aucune mort naturelle, mais uniquement des décès fruits d’affrontements au sabre, Tuez ! impose une note de sauvagerie qui refuse la paix au public. Personne ne connaît de résolution positive, mais cette notion macabre se lie également étroitement avec l’environnement qui entoure le long métrage. Dans un premier temps, les combats ne sont pas mortels, et à cette occasion, Kenji Misumi les inscrit dans la lumière bienveillante du jour. Mais au fil de la descente aux enfers de Shingo, les empoignades fatales prennent place dans la pénombre de la nuit, comme si la pellicule avait été progressivement contaminée. Toutefois, en effectuant un retour vers la flore à la toute fin de l’œuvre, alors que Shingo combat avec une branche de cerisier, ou lorsqu’il affronte un ancien adversaire au bord d’un lac, Tuez ! tiens à affirmer le meurtre comme un élément tragiquement organique, une constante dans la nature de l’homme.

Aussi naturelle soit la mort, les multiples intrigues politiques, aux ramifications parfois difficiles à saisir, précipitent l’inévitable. Dès lors que l’être humain affirme un semblant de collectif et d’organisation sociétale, il accélère la course vers l’issue funeste. La mère biologique de Shingo, dont la mort est montrée en entame du film, est victime de jeux de puissants sur lesquels elle n’a que peu d’emprise, et comme un symbole, le forfait pour lequel elle est jugée perturbe la plénitude du décors d’un jardin zen. Cette mise à mal des figures parentales face à une classe supérieure est une constante: père adoptif et maître à penser sont tous deux victimes de la manipulation de leurs supérieurs dans la pyramide sociale. La mort est une issue à laquelle nul ne peut se soustraire, mais l’homme la provoque inextricablement. L’apogée de cette thèse intervient durant la séquence où une femme nue est assassinée par un bande de samurais obéhissants aux ordres. La pureté morale ou physique est souillée par les personnages.

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Tuez ! propose par ailleurs une approche singulière du combat au sabre. Alors que Kenji Misumi est un apotre du genre, et bien qu’il s’acquitte de quelques séquences d’action chorégraphiées et inévitables, l’envie perpétuelle de définir l’instant même où la mort est donnée comme un acte fondateur, aux répercussions multiples, plane sur le film. Il existe un avant et un après coup de sabre, clairement établis. Alors que Shingo participe à un tournoi, son adversaire renonce à l’affrontement avant le premier coup d’estoc, subjugué par la détermination du héros. Kenji Misumi nous fait éprouver ce doute par un montage sec, ciblant la gorge nouée de l’opposant. Le combat commence bien avant que les armes ne soient dégainées. Les conséquences d’un trépas sont elles davantage liées à la trame scénaristique: une vie volée se répercute sur une multitude d’autres, et condamne les proches au désarroi. Si la mort est un acte d’un fragment de seconde, Tuez ! l’assimile également à un galet jeté dans un lac, dont l’onde se propage au passé et au présent.

Tuez ! théorise brillamment la mort et la vie de bretteur, dans un ballet macabre, fataliste, et désenchanté. Kenji Misumi entame avec brio sa trilogie.

Tuez ! est disponible chez Wild Side, dans un coffret compilant toute la trilogie de La Lame, avec en bonus:
– Le Portrait de Kenji Misumi
– La Galerie de photos
– Les Filmographies
– Les Liens internet

Nicolas Marquis

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