(剣鬼)
1965
Réalisé par: Kenji Misumi
Avec: Raizō Ichikawa, Michiko Sugata, Kei Satō
Film vu par nos propres moyens
En 1965, le cinéaste Kenji Misumi met un point final à sa trilogie de La Lame, en propulsant sur écrans nippons l’ultime volet de sa saga: La Lame diabolique. Après Tuer ! et Le Sabre, le tryptique sur l’art des bretteurs japonais est enfin complet. 3 ans auront suffi au réalisateur pour parachever sa grande fresque, toujours accompagné de son acteur fétiche Raizō Ichikawa, dans trois rôles différents. Durant cette courte période de temps, Kenji Misumi n’a pas chômé, et le prolixe auteur a confirmé son statut de bourreau de travail: la trilogie de La Lame est bien loin d’être le seul travail titanesque auquel il s’est attelé. Ainsi, une seule année sépare Le Sabre et La Lame diabolique, mais Kenji Misumi ne propose pas moins de 4 films entre temps, parmi lesquels un retour à la saga Zatoichi qu’il avait initié, et un passage sur une autre licence culte du Chanbara, Sleepy Eyes of Death. Bien qu’il marque la fin d’un cycle, La Lame diabolique est un véritable retour aux sources. Alors que Le Sabre prenait place dans un Japon moderne, et adaptait un récit de Yukio Mishima, ce nouveau long métrage se révèle beaucoup plus proche de Tuer !. L’ère n’est pas la même, mais les deux films s’installent à l’époque féodale, durant les guerres d’influences des seigneurs du pays, et tous deux sont des adaptations de romans de Renzaburo Shibata. La parenté ne s’arrête pas là, et à plus d’un titre, les deux films semblent symétriques, des images miroirs de deux personnages aux origines proches, pris dans les tourments de jeux des puissants, mais qui adoptent une philosophie différente du sabre. La Lame diabolique constitue la pierre manquante à l’exploration proposée par Kenji Misumi.
Raizō Ichikawa interprète Hanpei, l’enfant adoptif d’un samurai de bas rang. Depuis sa naissance, ses origines sont entourées de mystère: fils d’une servante morte en couche, le secret qui entoure son ascendance paternelle pousse ses contemporains à le croire engendré par le chien qui accompagnait son aïeule. Le jour où son tuteur décède, l’ostracisation que subit Hanpei redouble de violence. Néanmoins, son talent pour le jardinage lui attire les faveurs des puissants de sa région. Dans le domaine des maîtres, il s’émerveille pour l’art du sabre, qu’il réussit rapidement à parfaire. Mais cette nouvelle faculté l’entraine sur un sombre chemin: alors que les luttes d’influence font rage, Hanpei devient un tueur de sang froid, au service des manigances de ses supérieurs. Le doute et les dilemmes moraux l’assaillent.
À travers les origines de Hanpei, La Lame diabolique esquisse les contours d’une destinée tracée dès la naissance, et ordonnée par les seigneurs qui le gouvernent. Bien que le héros soit appelé à transcender les carcans sociaux, et même si le film joue par moment de l’aspect résolument surhumain de ses capacités, l’oppression des puissants reste une constante. Que ce soit à travers son talent de jardinier, ou lorsqu’il emploie le sabre, Hanpei n’est jamais maître de son avenir, il reste perpétuellement inféodé à des figures tutélaires qui corrompent ses facultés. Dès l’attribution de son nom, alors que Han signifie chien en japonais, la condamnation à une existence solitaire est décidée par une élite. Kenji Misumi se permet par ailleurs de mettre La Lame diabolique et Tuer ! en parallèle dès les premières secondes du film, en répétant la mise en scène visuelle qui initiait déjà le premier volet de la trilogie. Les deux héros de chaque film sont fils de servantes, mais le protagoniste de Tuer ! était l’enfant d’une traître qui avait mis à mort sa maîtresse. Pourtant, il était montré dans un premier temps comme profondément heureux et épanoui dans son foyer d’adoption. Dans ce nouveau long métrage, Hanpei vit dans la vexation et la solitude constante, alors que sa mère fut dévouée jusqu’au bout. Un paradoxe fort s’exprime, et le sentiment qu’une vie vertueuse n’est jamais récompensée traduit une profonde notion d’injustice qui habite La Lame diabolique.
C’est d’ailleurs loin de la société des hommes que Hanpei trouve l’épanouissement. Davantage que ses talents de bretteur ou sa faculté à courir extraordinairement vite, La Lame diabolique fait de sa communion avec la nature son véritable idéal. Lui qui est voué par la suite à être pourvoyeur de mort est avant tout le garant de la vie et de la renaissance éternelle des fleurs et végétaux. Kenji Misumi expose à l’écran le cycle des saisons qui se succèdent, et le ballet incessant du renouveau de la flore dans de brefs montages, mais offre également la vision fantasmée d’un jardin luxuriant à son protagoniste comme expression du bonheur suprême. Cependant, le héros est destiné à être corrompu: sa perfection du jardinage est le premier pas vers une ascension sociale qu’il poursuit servilement, et qui le conduit vers la tragédie.
Cette quête d’une reconnaissance des seigneurs de son domaine aveugle le héros, et l’entraîne inlassablement sur un chemin funeste. Inconscient d’être un garant de la vie, Hanpei renie sa nature profonde dans la recherche illusoire de gratitude. Constamment, le protagoniste redouble d’effort pour asseoir une position qu’on ne cesse de lui refuser, pensant que la clé du bonheur est dans le regard des autres plutôt que dans l’épanouissement personnel. Ainsi, il rejoint la cavalerie de son suzerain, mais sans cheval, pensant que sa capacité à courir exceptionnellement vite émerveillera ses pairs. Il n’en résulte qu’une exclusion plus intense: Hanpei est perçu comme une bête avant d’être considéré comme un homme. Alors qu’il croit enfin exister, le héros de La Lame diabolique ne cesse d’être instrumentalisé. Son existence ne vaut que pour ses facultés surhumaines, et il s’aveugle dans la recherche de perfection, à l’instar du personnage principal du Sabre.
Il n’est assurément pas innocent que l’art du sabre s’invite initialement dans la nature avec laquelle Hanpei était jusqu’alors en communion. La vision d’un samouraï en plein exercice, découpant en deux un papillon qui vole dans un geste d’une rapidité inouïe, subjugue le protagoniste et le détourne de sa voie. La lame a pourfendu la faune, et est dès lors installée comme un instrument de destruction. Néanmoins, la pureté du mouvement hypnotise Hanpei, qui y voit une forme de perfection, loin de comprendre la portée sinistre de l’arme. La Lame diabolique s’oppose par ailleurs une nouvelle fois à Tuer ! dans l’approche du maniement du katana: si dans le film originel, le héros pratiquait le Kenjutsu, basé sur la répétition de combinaisons, celui de ce nouveau long métrage s’adonne au Lai, qui se résume à simplement dégainer, découper, et rengainer, dans un recherche de rapidité absolue. Kenji Misumi refuse presque l’extase des combats au sabre et s’inscrit dans une logique de quête de la perfection ultime.
Pourtant, les morts que sème Hanpei ne sont jamais hasardeuses, et chaque coup de lame est le prolongement d’obscures intrigues politiques qui pervertissent l’idéal de Hanpei. Manipuler le katana est sans cesse assimilé à une malédiction, voire une perversion de l’esprit: lors d’un affrontement, le héros de La Lame diabolique perturbe l’équilibre d’un jardin zen, tandis que dans l’ultime portion du récit, il arbore volontairement un sabre maudit qui donne son titre français au film. Hanpei semble vouloir se détourner de cette terrible voie à quelques occasions, mais il est impossible pour lui de se défaire de ses obligations une fois qu’il a tué pour la première fois. Le ver est dans la pomme, et pousse le protagoniste dans un fourvoiement perpétuel, le conduisant même à pourfendre ses frères. En définitive, Hanpei devra payer le prix fort de son erreur, dans un monde sans pitié.
La Lame diabolique conclut parfaitement la trilogie de La Lame, en apportant son lot de nuances à la fresque de Kenji Misumi. La pureté est corrompue par les hommes et l’être humble voué à être manipulé.
Le Sabre est disponible chez Wild Side, dans un coffret compilant toute la trilogie de La Lame, avec en bonus:
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