Les Éblouis
Les éblouis affiche

2019

Réalisé par: Sarah Suco

Avec: Céleste Brunnquell, Camille Cottin, Jean-Pierre Darroussin

Film vu par nos propres moyens

À 42 ans, et bien qu’elle n’ait que rarement été en tête d’affiche, Sarah Suco est un visage bien connu du cinéma français. Habituée des seconds rôles, l’actrice prête régulièrement ses traits fins et son visage angélique à une multitude de réalisateurs, s’invitant même dans quelques succès critiques et publiques au gré de son imposante filmographie, donnant la réplique à pléthore de comédiens incontournables. Dès sa première expérience sur Mes Héros, sous l’égide de Éric Besnard, la jeune femme a la chance incommensurable de cotoyer Josiane Balasko, Gérard Jugnot et Pierre Richard. La suite de sa carrière ne fait que confirmer la confiance que lui accorde metteurs en scène et producteurs, pour des projets ambitieux: de Place publique en 2018, au Discours en 2020, en passant par le très remarqué Les Invisibles en 2019, Sarah Suco est une personnalité discrète du septième art français. Pourtant, son talent, le public a bien failli ne jamais le savourer: entre l’âge de 8 et 18 ans, la jeune fille connaît une enfance traumatisante. Presque coupée du monde, elle grandit dans une communauté catholique oppressante, effroyablement proche d’une secte dans son fonctionnement, qui détourne les dogmes religieux pour asseoir une véritable domination sur ses membres. Le destin de Sarah Suco est donc un combat pour l’émancipation et l’affirmation de soi. À l’occasion de sa première réalisation, Les Éblouis, cette battante s’inspire de son parcours et confie sa douleur.

Pour restituer son périple et ses épreuves, Sarah Suco fait confiance à la toute jeune Céleste Brunnquell. Elle incarne Camille, une adolescente réservée, versée dans les arts du cirque, qui sont son principal moyen d’expression. Son existence vacille et tourne au drame le jour où ses parents, que jouent Camille Cottin et Éric Caravaca, rejoignent une communauté catholique stricte, placée sous l’autorité de l’homme d’Église surnommé Le Berger, que campe Jean-Pierre Darroussin. Initialement porteur de valeurs qui semblent universelles, le groupe occulte prend rapidement des allures de véritable secte, dont les adeptes sont soumis à un lavage de cerveau intense. Incapable de trouver du secours chez ses géniteurs devenus de fervents membres, témoin et victime de maltraitance physique et mentale, Camille voit son enfance et celle de ses frères et soeurs sombrer dans l’horreur.

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En faisant de la communauté occulte qui opprime Camille et les siens une émanation claire du catholicisme, Les Éblouis s’inscrit implicitement dans une dénonciation de l’obscurantisme, apte à germer dans tous les courants mystiques. Puisque le film s’inspire de la vie de sa réalisatrice, il est relativement compliqué de contester cette idée: le reniement de la parole des victimes serait une gageure effroyable. Sarah Suco est certes vindicative, mais sait également faire preuve de retenue. Le clergé brille finalement davantage par son absence, propice à laisser s’épanouir tous les excès, que par son influence. Ainsi, le diocèse est évoqué, et le spectateur assimile que le groupuscule n’est pas déconnecté de l’Église, mais uniquement à travers une simple ligne de dialogue. Peu importe la religion en question, le message que porte le long métrage peut s’appliquer à n’importe quel culte. Du moment que l’autorité est laissée à des êtres à la moralité révulsante, comme Le Berger, et dès lors que le contrôle n’est plus exercé sur les sages, l’extrémisme et la violence envers les fidèles est une fatalité.

Les Éblouis accentuent cette idée en étalant une perversion des rites catholiques, un détournement total de ses valeurs. Le fondement de la religion est un temps montré comme bénéfique, et les nobles élans de solidarité et de partage propres à toutes les religions transparaissent malgré la gangrène du sectarisme. Toutefois, les dérives et la manipulation des messages forment une escalade glaçante vers la souffrance. D’un bout à l’autre de l’éventail, le long métrage part d’une simple réprimande orale pour aboutir sur la violence physique. Au centre du récit, Sarah Suco nous montre Le Berger comme un homme ivre de pouvoir qui se gargarise de sa mainmise sur ses fidèles. Les bêlements de brebis que les adeptes doivent entonner avant chacune des ses entrées lui confèrent une aura qui occulte la vraie dévotion envers le Christ. Lors des scènes de prières, la mise en image ample de la cinéaste font du Berger une véritable icône décadente, alors que son emprise est totale et qu’il réussit à inviter ses fidèles à de fausses confessions pour asseoir son joug.

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Cependant, Sarah Suco se refuse le plus souvent à tout escamotage graphique de la réalité. Même les scènes de prières, où la ferveur confine à la fureur, sont filmées essentiellement caméra à l’épaule. Dans l’intimité du fonctionnement de la secte, Les Éblouis nous fait éprouver les dérives du groupe comme prises sur le vif, en flagrant délit de folie. Régulièrement, la réalisatrice pose sa caméra dans une pièce adjacente au lieu de l’action, propulsant le spectateur dans la peau d’un témoin de l’horreur, qui ne constate l’abomination qu’avec une forme de recul, presque hors de portée. Toutefois, il convient d’établir que pour un premier long métrage, Sarah Suco apparaît sur une réserve naturelle: loin de se poser en formaliste accomplie, la comédienne devenue réalisatrice insuffle l’essentiel de sa saillie dans le scénario, davantage que dans l’image. Jamais elle ne commet d’imper esthétique, mais Les Éblouis laisse un peu le public avide d’interprétations visuelles sur sa faim.

Avec méthodologie, Les Éblouis s’attarde à disséquer dans une approche parfois documentaire les mécanismes de l’endoctrinement. Sarah Suco ne puise pas que dans son expérience personnelle mais collabore également avec des associations d’aide aux victimes de sectes, pour approcher son sujet avec tact. Le renvoi des adeptes vers une forme de culpabilité pourtant sans fondement est une constante dans le film. Ainsi, Le Berger accorde son pardon à Camille sans que celle-ci n’ait commis la moindre faute, plaçant par la même l’autorité de l’homme d’Église décadent comme un idéal à toujours satisfaire. À plus forte raison, l’isolement social des fidèles, alors que les contacts avec leur famille sont implicitement proscrits, et les dons financiers irraisonnés au péril de l’équilibre personnel, sont deux moteurs ouvertement dénoncés de la radicalisation. Néanmoins, l’inaction initiale des proches de Camille est une composante essentielle de son destin tragique. Si sa mère est d’emblée subjuguée par Le Berger, la retenue de son père qui laisse proliférer le mal offre un terreau fertile à l’obscurantisme. L’homme finira bien lui aussi hypnotisé par la secte, mais c’est dans son manque d’affirmation que naît l’infamie.

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La libération de la parole et le partage de la douleur sont donc irrémédiablement la clé de la résolution de l’intrigue, et avec un certain cynisme, Les Éblouis prive son héroïne de tout moyen d’expression, dès les premières minutes du film. Les arts du cirque sont la bouée de sauvetage de Camille, et c’est effroyablement rapidement que Le Berger lui intime l’ordre de cesser toute activité, prônant une corruption de l’âme et du corps. Le fonctionnement fondamental de la secte interdit la libre pensée, et dès lors qu’elle se voit contrainte de renoncer à son idéal, Camille sombre dans une détresse profonde. Sarah Suco nous montre ce désarroi dans l’un de ses gestes de réalisation les plus affirmés: assise sur des escaliers, la protagoniste du long métrage est vue à travers les barreaux qui forment la rambarde, comme emprisonnée dans ce nouveau cocon vicié. Dans les ultimes instants, le petit frère de Camille est proposé exactement selon le même plan, rendant ainsi compte de l’enfermement dont il est lui aussi victime, malgré son tout jeune âge. De ce visuel naît une prise de conscience chez le spectateur, et voir l’héroïne franchir la grille close de la secte pour recouvrer sa liberté est vécu comme une respiration salvatrice après autant de vexations. Alors que le film assimile l’image de la colombe à la secte, voir l’un de ces oisillons prendre son envol et sortir de sa cage est une résolution inespérée.

D’autant plus que l’endoctrinement avait durement frappé la jeune fille avant son émancipation. Son caractère frondeur et vindicatif se meurt progressivement sous les coups de semonces du culte décadent. Si la résistance est au cœur des Éblouis, la contamination progressive du quotidien de l’adolescente, lui dérobant ses plus belles années, étouffe le spectateur. Sa vie de collégienne est ponctuée par un mensonge, la gangrène que représente la secte la force à changer de peau au début de chaque journée, tissant ainsi une double identité qui perturbe son équilibre. Mais plus que tout, sa romance avec Boris, que joue Spencer Bogaert, est empoisonnée par l’horreur que Camille subit au quotidien. Ses élans du cœur sont contrariés par son existence dangereusement hors du commun. Le flirt propre à toute adolescente qui découvre son corps et ses sentiments est profondément contrarié par l’effroyable réalité. Au moment de s’abandonner au bras de sa flamme, l’héroïne tient à installer un faux mariage et à s’ouvrir à Boris à la lumière de bougies rappelant celles que tiennent les fidèles. Il reste toutefois dommage que le jeu en demi-teinte de Céleste Brunnquell nivèle parfois l’intensité émotionnelle.

Bien que porteur des stigmates de toutes premières réalisations, Les Éblouis conjugue intensité scénaristique et message essentiel. Sarah Suco est un talent à suivre.

Les Éblouis est disponible en Blu-ray et DVD chez Pyramide Vidéo, dans une édition comprenant:

  • Rencontre avec Daniel Sisco, président d’Actions Anti Sectes, ADFI Paris IDF, et Dominique Besnehard, producteur
  • Entretien avec Sarah Suco
  • Entretien avec Yves Angelo, directeur de la photographie
  • Nos enfants, court-métrage de Sarah Suco

Nicolas Marquis

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