(All the Beauty and the Bloodshed)
2022
Réalisé par : Laura Poitras
Avec : Nan Goldin, Cookie Mueller, Patrick Radden Keefe
Film vu par nos propres moyens
Née en 1953, Nan Goldin est aujourd’hui une photographe reconnue et exposée dans les plus grands musées et galeries d’art du monde entier. Artiste engagée, membre à part entière du milieu underground New Yorkais des années 1970 et 1980, militante de la cause LGBTQ+, Nan voit sa vie basculer en 2014, le jour où son médecin traitant lui prescrit de l’OxyContin pour une blessure au poignet. Elle qui a vécu de près les excès du monde de la nuit à son époque la plus débridée sombre dans la dépendance à cause d’un simple traitement médical. De trois pilules par jour, elle passe à dix-huit, s’endette pour satisfaire son addiction médicamenteuse et c’est suite à une overdose accidentelle qu’elle remonte la pente et décide de s’engager pour dénoncer les agissements obscènes de la famille Sackler qui s’enrichit grâce à ce poison vendu le plus légalement du monde.
Toute la beauté et le sang versé est un documentaire intime, raconté à la première personne, sur la vie de la célèbre photographe, son art et surtout son activisme. Le film débute d’ailleurs le 10 mars 2018, jour où Nan, accompagnée des membres de son collectif P.A.I.N. (Prescription Addiction Intervention Now), lance un mouvement de protestation contre les membres de la famille Sackler, premiers responsables de la crise des opioïdes aux Etats Unis, au Metropolitan Museum of Art, le MET de New York. Propriétaires de la société Purdue Pharma qui commercialise l’OxyContin, les membres de la famille Sackler sont devenus experts en optimisation fiscale en faisant acte de philanthropie, tout particulièrement dans le monde des arts, donnant leur nom à de nombreuses galeries dans les musées les plus prestigieux du monde entier, du MET au Guggenheim en passant par le Louvre à Paris. L’argent des Sackler leur sert à laver leur nom avec la complicité de ces grandes institutions, dans lesquelles de nombreuses œuvres de Nan Goldin figurent en bonne place. Que Nan s’en prenne au MET, symbole de l’establishment artistique où une partie de son œuvre est exposée, n’a rien d’innocent pour celle qui est devenue une star de ce milieu tout en y restant à la marge. Son action est saisissante et sa notoriété lui permet de faire la une des journaux du monde entier. Ce qui est devenu son combat consiste désormais à faire payer et à traduire en justice ceux qui ont détruit la santé et la vie de centaines de milliers d’américains.
Suite à ce prologue des plus spectaculaires, le film, sur un ton mélancolique, reprend un cours chronologique plus logique. Nan, en voix off, raconte sa petite enfance dans la banlieue de Boston où elle parle de son amour pour sa grande sœur, Barbara qui rencontre de grandes difficultés à assumer sa sexualité dans l’Amérique conservatrice des années 1950. Considérée comme malade mentale par sa famille et surtout par les institutions médicales, Barbara, agée de seulement 18 ans, se suicide et ce geste marquera et façonnera la future carrière artsitique de la jeune Nan qui n’aura de cesse de s’intéresser aux personnes en marge de la société. En rébellion constante, comme pour rendre hommage à sa sœur disparue, elle-même rebelle durant son adolescence, Nan, trouve sa voie en quittant l’étouffant domicile familial ainsi que ses diverses familles d’accueil lorsqu’elle rencontre David Armstrong, une drag queen flamboyante, qui permet à Nan de côtoyer et d’embrasser ce milieu très marginalisé qu’elle photographiera tout au long de sa vie.
En digne héritière de la pionnière Diane Arbus, la photographie de Goldin est radicale et marquée par son absence totale de tabou. Elle comprend très vite que pour imprimer sur pellicule les instantanés les plus intimes de sa communauté, elle doit accepter de se mettre en scène elle-même, ne pouvant demander aux autres ce qu’elle se refuserait à elle-même. Certaines photographies, franchement pornographiques, mettent en scène ses amants, ses amis, ou elle-même, faisant l’amour dans des appartements en désordre, et ont contribué à la faire remarquer et à devenir considérée comme une artiste révolutionnaire dans le domaine de la photographie artistique. Mais c’est un autre type d’intimité bien plus terrible qui va faire d’elle une star, peut être bien à son corps défendant. En couple avec un certain Brian, de 1981 à 1984, leur relation parfois tumultueuse s’achève de la plus terrible des manières lorsque ce dernier, suite à une crise de jalousie, dans un élan de violence inouïe, décide de faire d’elle son punching ball. Nan, qui a failli perdre un œil, se prend alors en photo dans une logique artistique de prolonger son travail sur la violence des corps. L’image, « Nan un mois après avoir été battue » devient iconique et est un moyen pour elle de revendiquer son identité et sa vie comme n’appartenant qu’à elle-même.
Immergée dans la contre culture queer du New York des années 1970 et 1980, Nan et ses amis sont frappés de plein fouet par l’épidémie de SIDA qui touche en premier la communauté homosexuelle et dont elle s’en fait l’écho. Les autorités en place font la sourde oreille et des milliers de jeunes gens meurent dans le dénuement le plus total, abandonnés par une société qui préfère fermer les yeux sur les ravages de cette maladie surnommée le cancer gay. Nan Goldin met en lumière les talents de ses amis qui tout à la fois l’influencent, la passionnent et l’émerveillent tant sur le plan personnel que professionnel. On pense tout particulièrement à Cookie Mueller, l’actrice, artiste, performeuse, reine de la nuit et égérie du cinéma de John Waters ou bien de David Wojnarowicz, l’artiste militant qui incorporait des récits personnels influencés par sa lutte contre le SIDA, maladie qui les fauche tous deux au début des années 1990 avant même leurs quarante ans. Nan dresse le portrait d’une génération formidable décimée par la maladie, qui tente de lutter pour sa survie. Elle est à la fois un témoin aux premières loges de l’horreur mais également une combattante acharnée contre l’inaction coupable des pouvoirs publics. La fête est finie, l’œuvre de Nan devient militante et engagée, sa colère contre les injustices ne la quittera plus et trouvera une certaine apogée dans son combat contre l’impunité dont bénéficie la famille Sackler, producteurs d’opioïdes.
Si Nan Goldin est l’unique sujet du film, il faut toutefois citer le travail exceptionnel de sa réalisatrice Laura Poitras, qui réussit à donner vie à cet amalgame d’époques et de temporalités sans jamais perdre son spectateur. Elle même activiste, déjà auteur d’un film remarqué sur une autre figure forte de la contestation avec Citizenfour sur Edward J. Snowden, elle est de façon assez évidente fascinée par son personnage manquant peut être parfois de distance mais ceci est compensé par une émotion de tous les instants qui rend précieux le visionnage de “Toute la beauté et le sang versé”. Avec ses photographies, Nan Goldin a documenté sa vie entière depuis ses quinze ans, fournissant à la réalisatrice un matériau exceptionnel dont elle se sert abondamment. Cerise sur le gateau, le spectateur connaisseur du milieu underground de l’époque sera ravi de retrouver des visages connus, notamment parmi les cinéastes indépendants marquants de l’époque comme le déjà cité John Waters ou bien Jim Jarmusch.
Deux films en un, Lion d’Or à la Mostra de Venise, en 2022, Toute la beauté et le sang versé est un portrait magistral d’une femme exceptionnelle marquée par ses engagements pour la cause LGBTQ+ puis sa lutte contre la famille Sackler. Un des plus grands films de l’année 2022.
Toute la beauté et le sang versé sera disponible en Blu-ray et DVD chez Pyramide Films, à partir du 22 aout, avec en bonus :
● Histoire d’un regard, par Charlotte Garson (11 min)
● Livret : Genèse / Entretiens avec Laura Poitras et Soundwalk
Collective / Portfolio (24 pages)
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