L’Étang du démon
L'Etang du démon affiche

(夜叉ヶ池)

1979

Réalisé par: Masahiro Shinoda

Avec: Tamasaburo Bando, Gō Katō, Tsutomu Yamazaki

Film fourni par Carlotta

Un film qui démarre est souvent une fenêtre qui s’ouvre sur le monde. Lorsque le ticket de cinéma se transforme en passeport, le 7 ème art nous transporte vers d’autres horizons, où imaginaire et réalité se confronte, mais attestent d’un folklore different, aux antipodes du notre. En 1979, le cinéaste Masahiro Shinoda nous proposait cette expérience, en nous livrant L’Étang du démon, une œuvre singulière baignée dans les légendes de son Japon natal. Tout du moins, c’est ce que nous aurions pu espérer si le long métrage était sorti sur les écrans à l’époque: l’histoire en a voulu autrement, et c’est à la faveur d’une projection anniversaire au Festival de Cannes, dans une copie restaurée, puis d’une parution en Blu-Ray chez Carlotta que la découverte se fait enfin. Il n’est jamais trop tard pour rêver.

En 1913, dans la campagne japonaise, un village vit dans une sécheresse âpre qui condamne ses habitants à un état précaire. Pourtant, à quelques mètres de là, les eaux luxuriantes de l’étang du démon émerveillent le paysage montagneux, mais leur utilisation est proscrite: une légende raconte que le lac est hanté par une princesse dragon vivant dans son lit, faisant de ce domaine aquatique un lieu maudit. Pire, trois fois par jour, une cloche doit retentir pour contenir l’étang, et empêcher que les flots ne ravagent le village. Cette tâche est accomplie par Yuri (Tamasaburo Bando), une belle jeune femme vivant en marge des autres autoctones. En se rendant sur les lieux du mythe, le professeur Yamazaki (Tsutomu Yamazaki) fait une bien étrange découverte. Son ami et collègue Akira (Gō Katō), qu’il pensait disparu, habite désormais sur place et accompagne Yuri dans sa lourde tâche.

Créatures mythologiques

En baignant son œuvre dans la mystique paysanne de son pays, Masahiro Shinoda fait le pari de l’émerveillement perpétuel, nous invitant à entrer dans un univers où les lois de notre monde n’ont plus cours, et où les Yokaïs côtoient les hommes. Pourtant, l’entrée dans ce domaine des dieux ne se fait pas froidement: non, le cinéaste fait le choix de l’immersion progressive, en jouant d’abord subtilement de l’éclairage, puis, plus ancré dans la mise en scène, du maquillage dont se grime progressivement Yuri, pour instaurer une ambiance surnaturelle, avant de s’épanouir dans une démonstration plus concrète. Scène centrale et emblématique de son film, la procession de la princesse Shirayuki (également interprétée par Tamasaburo Bando) témoigne de l’imaginaire débridée de l’auteur: richesse des costumes, science de la direction d’acteur lente et subtile, avalanche de monstres fantasmagoriques… Tout y est. Un folklore qui ne tire pas ses origines du giron religieux, mais plutôt de légendes paysannes plus solidement inscrites dans le Japon.

L'Etang du démon illu 1
© 1979/2021 SHOCHIKU CO., LTD. Tous droits réservés.

Pour parvenir à l’extase visuelle indéniable à laquelle invite L’Étang du démon, un autre technicien apporte tout son savoir-faire au long métrage: Nobuo Yajima, véritable visionnaire des effets spéciaux nippon. Sa carrière est si pléthorique qu’il pourrait aisément revêtir le titre de maître du genre dans son pays sans qu’on ne trouve à redire: aussi bien influent à la télévision, à travers à ses collaborations sur X-Or ou San Ku kaï, qu’au cinéma grâce aux film catastrophe et de science-fiction auxquels il a participé, il est ici accompagné d’une équipe ayant notamment fait ses armes sur plusieurs longs métrages de la saga Godzilla. Pourtant, Nobuo Yajima ne perd jamais de vue la vision poétique de Masahiro Shinoda, il l’accompagne et la souligne. Si la destruction attendue du village par les eaux n’a pas pris une ride, grâce à un travail d’effets pratiques et de surimpression flamboyant, les mêmes procédés sont aussi utilisés dans la mise en scène, pour par exemple réunir Yuri et la princesse sur le même plan, alors que leur interprète est le même. La technique au service de la narration.

Une histoire d’hommes

Dans son schéma narratif, L’Étang du démon s’appuie sur le concept d’amants maudits qui a fait les grandes heures des classiques de l’art japonais. Yuri et Akira s’aiment, mais leur labeur indispensable régit leur existence et les condamne à une répétition inlassable de la même tâche, esclaves de leur destin. C’est la venue de Yamazaki qui bouleverse les codes dans lesquels sont enfermés les deux amants. L’approche de Masahiro Shinoda se fait innovante: si Yuri reste tout au long de la séance un objet de fascination intense, l’identification du spectateur se fait initialement à Yamazaki, nouveau venu dans le cercle. Pourtant, à mesure que l’histoire se déroule, c’est davantage dans la peau d’Akira que nous transpose le cinéaste. Comme ce collectionneur de légendes, nous nous retrouvons prisonniers d’un mythe qui nous habite: la curiosité de ce compilateur d’histoire fait écho à la démarche d’un cinéphile en quête de nouvelles sensations, jusqu’à devenir protagoniste de ces récits.

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© 1979/2021 SHOCHIKU CO., LTD. Tous droits réservés.

Le casting de L’Étang du démon s’appuie sur une particularité propre au théâtre classique japonais, d’où le film tire ses racines. Sans jamais qu’on ne s’en doute un seul instant, Tamasaburo Bando, l’interprète de Yuri et de la princesse, est bel est bien un homme, lui aussi. Nul doute que Masahiro Shinoda fait ici un clin d’œil à l’Histoire de son pays, qui de la même façon que l’Angleterre Élisabéthaine, a longtemps interdit à la gente féminine de fouler les planches. La mise en image de L’Étang du démon se fait habile sur cet axe, ne découvrant pas immédiatement le visage de Yuri mais filmant plutôt des attributs proprement féminins, comme son chignon. Amusant de noter que c’est d’ailleurs la réunion de Masahiro Shinoda et de Tamasaburo Bando qui a initié cette nouvelle restauration du film.

Hier et aujourd’hui

L’Étang du démon s’inscrit donc entre tradition et modernité, légende et raison. En faisant des deux protagonistes principaux des académiciens, le long métrage invite à une confrontation du Japon ancestral, et de celui de l’époque. Un parti pris qui n’a rien d’innocent lorsqu’on replace l’œuvre dans son contexte. Celui dans lequel se déroule le film avant tout, l’année 1913: l’industrialisation gagne le pays, et deux populations entrent en confrontation directe: celles des villes, et celles des champs. Aucune des deux n’est pourtant garante du savoir dans L’Étang du démon, chacune détient sa part de vérité, et son approche propre des mythes et légendes. Tout au plus, le film se fait le témoin d’une ère où le mysticisme se perd petit à petit sous les coups de la modernité. Ceci étant, l’année de sortie du long métrage, 1979, est aussi une période charnière, où la population japonaise tente de retrouver les valeurs de la nature à travers la redécouverte de Yokaïs de son Histoire. Il est aisé de voir dans L’Étang du démon les prémices de la démarche des films Ghibli, comme le souligne Stéphane de Mesnildot dans les bonus du disque.

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© 1979/2021 SHOCHIKU CO., LTD. Tous droits réservés.

Masahiro Shinoda ne se prive d’ailleurs pas d’esprit critique et n’épargne aucun des deux camps qui s’opposent: les villageois sont représentés, le plus souvent par une foule désincarnée, comme de parfaits esclaves de l’obscurantisme. Les eaux de l’étang du démon ne sont pas réellement empoisonnées, la consommation qu’en fait Yuri le prouve, et pourtant, les habitants se résignent à un état de quasi mort perpétuelle, souligné par la mise en scène: la chaleur est écrasante, les champs brûlés, le sein d’une mère ne donne pas de lait, et un enterrement rituel prend même place dans les premiers instants de l’oeuvre. Toutefois, le Japon qui se modernise est aussi moqué. Le personnage d’un politicien interpelle: assurément loin du mysticisme des villageois, il n’hésite pas à exploiter leur croyance à son propre profit, s’assurant ainsi une base de fidèles. C’est d’ailleurs sur un élan presque anarchiste à son égard que se conclut L’Étang du démon.


L’Étang du démon est disponible chez Carlotta.

Émerveillement visuel total, profondeur du propos plaisante, mais peut être avant tout gage de dépaysement profond, L’Étang du démon est une oeuvre qui enchante et dont cette restauration permet d’apprécier la grâce de ses images.

Nicolas Marquis

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