(깊은 밤 갑자기)
1981
Réalisé par: Go Yeong-nam
Avec: Kim Young-ae, Yoon Il-bong, Lee Gi-seon
Film fourni par Carlotta Films
Au cours des années 1960 et 1970, le monde artistique coréen subit une censure stricte de plein fouet. Sous le régime totalitaire du président Park Chung-hee, les créateurs de la péninsule sont solidement muselés, et le pouvoir en place ne tolère aucun excès. Le nombre de productions cinématographiques locales est conséquent, mais les relations sexuelles et la violence en sont totalement proscrites, obligeant les réalisateurs à se jouer des codes imposés. En 1979, tout change: suite à l’assassinat du leader politique sud-coréen, un nouveau gouvernement s’installe après un an de transition. Si la population civile continue de vivre les excès d’un État aux relents dictatoriaux, une période de relâche s’instaure peu à peu pour le septième art, et les règles oppressantes qui le régissaient jusqu’alors deviennent plus souples. L’administration du président Chun Doo-hwan est consciente que les plaisirs de la chair s’exportent plus facilement dans les pays voisins et encourage même les pulsions sensuelles des metteurs en scène.
Il n’en fallait pas plus au prolifique cinéaste Go Yeong-nam pour laisser libre court à ses envolées osées. Le prolifique auteur aux plus de 100 films, capable d’en livrer parfois 4 la même année, épouse cette liberté retrouvée, faisant de l’horreur et du sexe un nouveau langage filmique. Son œuvre Soudain dans la nuit semble même être le symbole d’une libération artistique: à plus d’un égard, le long métrage confine au remake grivois et sanguinaire d’un monument du cinéma coréen, La Servante, sorti en 1960 et marqué par les diktats de son époque. Néanmoins, le film de Go Yeong-nam ne peut pas se vanter d’un fort succès public. Au début des années 1980, les spectateurs du pays se désintéressent souvent des productions locales, préférant se repaître des œuvres occidentales. Pourtant, les réalisations de l’époque ne manquent pas de pertinence et de consistance, et depuis quelque temps, un mouvement de redécouverte des films de l’époque s’est initié dans la péninsule asiatique. Ainsi, Soudain dans la nuit est exhumé des limbes de l’Histoire et nous revient aujourd’hui dans une impeccable restauration, que Carlotta Films édite en France.
Dans une vaste demeure des hauteurs de Séoul, le professeur Yu-jin (Yoon Il-bong) et son épouse Seon-hee (Kim Young-ae) coulent des jours heureux, dans le luxe de leur demeure bourgeoise. Lorsque l’académicien rentre de l’une de ses excursions en compagnie d’une jeune adulte, la rurale Mi-ok (Lee Gi-seon), afin d’en faire la nouvelle servante de la maison, Seon-hee est initialement charmée. Cependant, la femme au foyer sombre progressivement dans la folie: elle est convaincue que Mi-ok, fille de chamane accompagnée d’une étrange statuette, lui a jeté un sort, et tente de séduire son mari. Entre effroyables visions occultes, accès de paranoïa, et suspicion, Seon-hee perd pied avec la réalité.
Dans ce qui se révèle être un pur film d’horreur, Go Yeong-nam choisit de mêler l’angoisse aux représentations du divin. Bien que la philosophie confucianiste soit le socle de la société coréenne de l’époque, sa connexion avec le mystique est plus obscure, et les familles des grandes villes modernes du pays se détournent progressivement de l’occulte pour épouser l’essor des nouvelles technologies. En faisant de la poupée qui accompagne Mi-ok le support des visuels les plus effroyables du film, et un objet d’obsession, en faisant preuve d’hantise, Soudain dans la nuit rappelle à toute une nation les racines de ses croyances. Le passé de la Corée du sud revient hanter Seon-hee: l’obscurantisme forme un terreau fertile à ses angoisses, et ce qu’elle ne comprend pas la condamne à l’effroi. Go Yeong-nam joue par ailleurs d’une confusion des croyances: lors d’une scène de flash back sur le trépas de la mère de Mi-ok, un parterre de statuettes de divinités est étalé, faisant référence à de multiples religions. Dans le chaos des flammes qui envahissent l’écran, les icônes de la foi brûlent toutes de la même manière, victimes d’une force supérieure. Le réalisateur représente ce pouvoir mystique par une succession de trucages de l’image, qui offre une esthétique unique à son œuvre. Régulièrement, le point de vue de la caméra épouse celui d’un esprit qui rôde sur la maison coréenne et qui traque Seon-hee. Go Yeong-nam perturbe la perception du public à ces instants en offrant des visuels analogues à une sorte de kaléidoscope, dans lesquels on entrevoit une réalité fragmentée qui ne cesse d’être remise en question. Bien que le réalisateur cite ouvertement Shining, Dario Argento et Butterfly Murders, son originalité est marquée.
Le personnage de Yu-jin est le premier porteur de cette déconnexion de la Corée moderne à ses croyances ancestrales. Alors qu’il est un académicien amoureux de la nature, et tout spécialement des papillons, il ne semble plus en phase avec les esprits de la faune et de la flore. Il reste un observateur froid et méthodique, qui renie toute forme de mysticisme. Tandis que sa femme succombe progressivement à la possession occulte, ce personnage conserve un pragmatisme totale, et refuse toutes les explications hors du commun. Le doute est permis quant aux origines de la folie de Seon-hee pour le spectateur, mais son époux n’est jamais ambivalent: la paranoïa est la seule option plausible pour lui, et le secours psychiatrique est une nécessité. Soudain dans la nuit reste étrangement distant avec Yu-jin mais le cadre qui l’entoure est significatif pour le public de la péninsule. Le chamanisme coréen ne possède presque pas de divinités humanoïdes, mais épouse plutôt un ensemble d’esprits associés aux animaux et aux végétaux. En constellant la maison de plantes et de bêtes empaillées, Soudain dans la nuit rend implicitement présentes ces incarnations, et pourtant l’homme n’en perçoit pas la portée spirituelle, sa démarcation reste totale.
Cette volonté propre à Soudain dans la nuit appuie un message de société plus dense qu’il n’y paraît. À l’orée des années 1980, la fracture entre le faste et la modernité de la métropole coréenne, et ses territoires ruraux est particulièrement vive. Tandis que les uns vivent dans l’opulence, les autres sont plongés dans une précarité tenace. En confrontant un couple de petits bourgeois à une fille de la campagne, Go Yeong-nam photographie cette Corée au deux visages, qui ne se rencontrent que dans la violence. À l’époque de la sortie du film, de nombreuses jeunes femmes de la campagne tentent de gagner Séoul dans l’espoir d’une vie meilleure, mais n’y trouve que des emplois éreintants et faiblement rémunérés. Soudain dans la nuit y fait ouvertement écho: Mi-ok est clairement exploitée par la famille qui l’embauche, et vit dans une certaine servitude envers ceux qui sont devenus ses maîtres. Presque en huis-clôt, le long métrage utilise le décor comme vecteur de la dénonciation des inégalités: alors que la demeure est d’un luxe outrancier, presque vulgaire, la pièce où loge Mi-ok est tout ce qu’il y a de plus sommaire. Pas même un lit n’est offert à la servante qui s’extasie pourtant du peu qu’on lui donne. Le choc ne peut dès lors que se faire dans la brutalité.
Plus explicitement, la place de la femme dans la société coréene est remise en cause par Go Yeong-nam. Seon-hee reste l’héroïne unique de Soudain dans la nuit, et sa descente aux enfers psychologique est le premier pourvoyeur de terreur du film. Cette dégringolade est permise par l’extrême pression qui pèse à l’époque sur les citoyennes du pays: la doctrine confucianiste qui règne encore exige des femmes une dévotion totale à leur famille, au sacrifice de leur épanouissement personnel. L’infidélité supposée de son mari est vécue comme une défaite pour la protagoniste, qui plonge dès lors dans une profonde remise en cause de son être. Bien qu’elle mette en accusation son époux, une forme de culpabilité indéniable émane de son déchirement moral. Au début des années 1980, l’infidélité des hommes n’a rien d’un secret dans un pays où les mariages arrangés sont encore la norme. Par ailleurs, les femmes n’ont pas encore accès à des postes d’importance dans une société paternaliste. Les diktats de la Corée interdisent toute forme d’équilibre propre pour les jeunes épouses, condamnées à être muselées au quotidien. L’effondrement moral de Seon-hee est une illustration des tourments que vivent des milliers de coréennes, une matérialisation sous le maquillage du cinéma d’horreur de leurs cris étouffés. Soudain dans la nuit s’inscrit d’ailleurs dans une vague de films locaux de l’époque, faisant de personnages féminins, les héroïnes des récits: il est plus facile pour les artistes de critiquer leur pays par ce biais, alors que la remise en cause des hommes est mal perçue. Go Yeong-nam ruse pour délivrer sa saillie sociétale.
Les scènes de sexe, nombreuses dans Soudain dans la nuit, ne sont dès lors plus innocentes. Go Yeong-nam n’accomplit rien gratuitement, et refuse presque tout côté affriolant à son œuvre. Les ébats charnels sont le prolongement d’une détresse, que l’on choisisse de les considérer comme concrètes ou comme le fruit de visions. En mêlant ses séquences à l’horreur la plupart du temps, le réalisateur prive le public de toute satisfaction primaire. Le long métrage livre sa part de chair dénudée, mais sa perception accompagne une douleur dont le spectateur à pleinement conscience. Leur apparition appuie perpétuellement une déliquescence de la cellule familiale, que Go Yeong-nam illustre visuellement. Dans les premiers temps du film, lorsque tout est idyllique, le metteur en scène pose sa caméra sur le lit des époux réunis, avant de s’en écarter progressivement, jusqu’à imposer une distance de plus en plus accrue entre eux. À la fin du long métrage, Seon-hee est allongée, mais son mari refuse de prendre place à ses côtés: la séparation est totale.
Soudain dans la nuit est un film d’horreur qui marie les impondérables du genre et un message dense sur une Corée en plein chamboulement. Au centre du récit, la détresse d’une femme face à ses désillusions.
Soudain dans la nuit est disponible chez Carlotta Films, en Blu-ray et DVD, avec en bonus:
- Possession: un entretien passionnant avec Antoine Coppola, historien et professeur de cinéma à l’université de Séoul