Duel dans le Pacifique
Duel dans le Pacifique affiche

(Hell in the Pacific)

1968

Réalisé par: John Boorman

Avec: Lee Marvin, Toshiro Mifune

Film vu par nos propres moyens

Pour exister dans le paysage cinématographique, les studios sont parfois contraints de faire de véritables paris qui ne sont pas toujours couronnés de succès. En 1968, ABC Films, dont la situation financière est déjà précaire, l’apprend à ses dépends. Dans l’une de ses ultimes tentatives de film à grand spectacle, la société prend la décision folle de confier au jeune John Boorman le budget pharamineux de 4 millions de dollars pour l’élaboration de son Duel dans le Pacifique. Une manne inespérée pour un réalisateur dont ce n’est que le troisième long métrage: si son nom allait devenir incontournable dans les années qui suivront, dans le sillage de Délivrance puis Excalibur, l’artiste n’a jusqu’alors connu qu’un seul succès, avec Le Point de non-retour. Cette précédente proposition et Duel dans le Pacifique sont d’ailleurs unis par un élément commun: la présence de Lee Marvin en tête d’affiche, cette fois épaulé par Toshiro Mifune. Deux acteurs séparés par un océan, mais tous deux dans un pic de leur carrière. L’américain est l’incarnation de l’anti-héros par excellence, comme dans Les Douze Salopards, voire parfois de l’antagoniste, à l’instar de son rôle dans L’Homme Qui Tua Liberty Valance. Le japonais est lui l’icône de son pays, le comédien nippon le plus célèbre de son époque, porté notamment par ses collaborations avec Akira Kurosawa, et la fin des années 1960 marque un tournant dans sa carrière, alors qu’il tente une percée aux USA. Tout semblait sourire à Duel dans le Pacifique, notamment les retours critiques, mais le long métrage est au final un flop total, qui condamne ABC Films à la banqueroute. Trop radical dans sa structure, sans concession dans son fond, austère dans son approche qui n’adopte par exemple pas de sous-titres pour les parties en japonais… Le film ne séduit pas le public. Pourtant, une richesse saisissante s’y cache, et la redécouvrir aujourd’hui est un délice.

Pour étayer son propos, Duel dans le Pacifique joue la carte de l’exotisme. Au cœur de la Seconde Guerre mondiale, deux hommes échouent sur une île déserte perdue au milieu du Pacifique. Tous deux sont soldats, mais se battent dans des camps ennemis, japonais et américain. Livrés à eux-même, loin de la fureur des combats, ils tentent de s’appréhender. D’abord poussés par leurs instincts belligérants, ils finissent par établir un équilibre fragile, avant d’entamer la construction d’un radeau qui, ils l’espèrent, les ramènera vers un monde toujours en plein conflit. 

Duel dans le Pacifique illu 1

Dès ce troisième long métrage, John Boorman impose une idée qui allait devenir le moteur de sa carrière: l’opposition entre l’homme et la nature. En installant un environnement hostile, à travers cette jungle luxuriante, le metteur en scène confronte l’humain à la sauvagerie de la flore. Pourtant, Duel dans le Pacifique porte en lui l’idée que ce cadre dangereux et éprouvant peut également être source de bienfaits. Le soldat japonais que campe Toshiro Mifune semble parvenir à une certaine osmose, redoublant d’ingéniosité pour tirer le meilleur de cette nature. Dans une séquence bien précise, une forme de plénitude l’habite même, alors qu’il élabore un gigantesque jardin zen sur le sable de la plage. Pourtant, l’humain est un être agressif selon la logique du film, et nombre des fabrications issues de la forêt servent avant tout à contrarier son vis-à-vis. John Boorman est d’ailleurs soucieux de centrer le regard de sa caméra sur les protagonistes avant tout. Si une forme de saturation des couleurs, faisant la part belle au vert des arbres où à la blancheur du sable, habite la pellicule, les plans proposés n’ont rien de panoramas, et ciblent plus précisément les deux personnages, de façon particulièrement serrée. Ce n’est qu’une fois la paix obtenue entre les deux adversaires que le réalisateur élargit son champ de vision, au moment où le radeau prend la mer, alors que les vagues le fouettent violemment. Le conflit est d’abord humain.

La lutte de pouvoir entre l’américain et le japonais est donc le socle narratif de Duel dans le Pacifique, le véritable objet de sa thèse. John Boorman convoque même l’image de luttes immémoriales: il est aisé de voir en la personne de Lee Marvin et Toshiro Mifune deux hommes des cavernes partiellement dénudés, qui s’affrontent pour le contrôle de l’assouvissement de besoins primaires. Le cinéaste refuse un temps cette confrontation, dans la rencontre initiale des deux hommes, avant de se résigner avec fatalité à leur bataille aussi bien physique que psychologique. L’île déserte est suffisamment riche de ressources pour assouvir les envies du duo, et pourtant, la nature profonde de l’homme le pousse à combattre pour posséder unilatéralement. Bien sûr, le conditionnement militaire propre à leur statut de soldat impose cette logique, mais jamais le long métrage ne s’aventure lourdement sur le terrain politique. À plus forte raison, dans une œuvre qui ne comporte que deux acteurs d’un bout à l’autre, l’interprétation du moindre geste est vive chez le spectateur.

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C’est d’ailleurs à travers quelques scènes fortes visuellement que Duel dans le Pacifique interroge le public sur son rapport à la violence. Alors que les deux soldats sont loin de tout, et que plus rien ne les pousse à combattre, une très large partie du film rend compte de leur défiance. Il convient même de parler de véritable torture: chacun son tour, l’américain et le japonais sont attachés au tronc d’un arbre, les bras en croix, dans une évocation assez claire de l’image usuelle du martyr. Le cheminement vers une juste rétribution est chaotique, confronte les personnages à leurs plus intimes convictions, et la remise en question des idéaux émerge du récit. Le livre de survie de Lee Marvin lui intime l’ordre d’exécuter son prisonnier, pourtant le soldat s’y refuse. Tout aussi vive que l’idée d’une confrontation inévitable, apparaît celle du refus de donner la mort. Les deux hommes rechignent à coopérer, se querellent sans cesse, cependant, la logique les pousse à faire fi des différences.

Peut-être faut-il voir dans cette réconciliations des peuples, une forme de volonté pacifiste de Duel dans le Pacifique, un manifeste pour l’harmonie. Une idée appuyée par le douloureux périple qui nous y mène, et qui semble faire des clins d’œil appuyés au déroulé de la Seconde Guerre mondiale. Dans les querelles des premiers temps, quelques séquences précises tutoient l’image du conflit. Ainsi, la volonté de Toshiro Mifune de ne pas se défaire de son uniforme peut clairement être rapprochée du sens de l’étiquette disproportionné des soldats nippons. Alors que le comédien japonais incarne un marin, et que Lee Marvin campe lui un aviateur, la scène où l’américain lance des munitions dans le feu de camp de son homologue, pour qu’elles explosent sous l’effet de la chaleur, peut implicitement renvoyer aux bombardements qu’ont connu les soldats de la guerre, et les populations civiles. Quelques minutes plus tard, alors que Lee Marvin exploite Toshiro Mifune sans chercher à le comprendre, et pille ses ressources, des élans de l’occupation du Japon par les USA s’esquissent. Toute la partie finale du récit, lorsque les deux hommes sont en mer et partagent un même effort, devient alors un plaidoyer pour la paix.

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Mais Duel dans le Pacifique croit-il réellement en la pérennité de sa théorie ? La fin du long métrage invite à profondément en douter. Oui, ces deux ennemis ont fini par pactiser, voire même par nouer une certaine amitié si on se fie à la séquence où ils partagent du sake. Toutefois, les ultimes secondes du film annihilent cette idée. Le retour à la civilisation met à mal l’harmonie qui s’est tissée, et cela bien qu’aucun intervenant extérieur ne perturbe le duo, contrairement à ce qui avait été envisagé un temps par les scénaristes. Le simple fait de retrouver un contact avec la modernité, et d’éprouver le cours du temps qui s’est écoulé sans eux, chargé de drame, rappelle avec nihilisme tout ce que les deux hommes avaient de différent. La dramaturgie du film est vive: l’individu peut se raisonner, mais le collectif le pousse à l’affrontement.

Duel dans le Pacifique théorise la grande Histoire, à travers le destin de deux hommes. Son installation scénaristique pousse à l’interprétation profonde, à percevoir l’essentiel de ce qui est le message tragique de John Boorman.


Duel dans le Pacifique est disponible en DVD.

Nicolas Marquis

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