PASSION
PASSION affiche
Passion, affiche

2008

Réalisé par: Ryusuke Hamaguchi

Avec: Aoba Kawai, Ryuta Okamoto, Kiyohiko Shibukawa

Film vu par nos propres moyens

Le destin d’un grand cinéaste se joue parfois sur un coup du sort, sur une illumination soudaine qui le pousse vers le septième art. Le désormais célèbre Ryusuke Hamaguchi le prouve au début des années 2000: alors encore dans la vingtaine, et bien qu’une carrière dans le domaine du film publicitaire s’ouvre à lui, il décide de repartir de zéro, animé par l’envie profonde d’une plus grande consistance artistique. Son âme vagabonde et sa poésie sensible cherchent un exutoire, et pour le trouver, le metteur en scène en devenir retourne sur les bancs de l’université de Tokyo, pour plonger dans le monde de la fiction. Deux longs métrages, dont les titres s’affichent en lettres majuscules, naissent de ce nouveau cursus, à un an d’écart. En 2007, et empreint d’une certaine audace, Ryusuke Hamaguchi propose SOLARIS, remake de l’oeuvre d’Andrei Tarkovsky pour laquelle le japonais a le plus grand amour, annonçant l’inspiration du monde culturel russe comme l’un des fils rouges de son parcours. Malheureusement, le film est désormais presque impossible à trouver, et si le voir sortir des limbes de l’oubli n’est pas exclu tant le cinéaste nippon gagne en popularité, cela n’est pas encore à l’ordre du jour. Il est cependant tout à fait possible de consulter son second essai, PASSION, qui esquisse lui aussi les prémices de l’art de Ryusuke Hamaguchi, théorisant ici un de ses sujets fétiches: les relations amoureuses. À seulement 30 ans, le metteur en scène est même sélectionné en compétition au Filmex, le festival du film de Tokyo, grâce à ce travail.

Signant également lui-même le scénario de PASSION, le cinéaste écrit sur le monde qui l’entoure: tout comme lui, ses personnages sont de jeunes tokyoïtes, autour de la trentaine. Lors d’un dîner entre amis, Kaho (Aoba Kawai) et Tomoya (Ryuta Okamoto) annoncent leurs fiançailles prochaines, pensant provoquer la joie des convives. Mais loin d’emporter l’adhésion de tous, cette décision provoque un certain remou larvé dans le petit cercle: l’infidélité de Tomoya est un secret de polichinelle, et Kenichiro (Nao Okabe) éprouve lui des sentiments amoureux inavoués pour Kaho. À la suite du repas, hommes et femmes se séparent, et les trois garçons de la bande se rendent chez une amie, Takako (Fusako Urabe). Loin d’apaiser les tensions, cette visite dynamite les relations entre les personnages, et les confronte à la nature profonde de leur être, faite de contradictions.

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En guise d’axe principal de lecture, PASSION entend confronter le spectateur à la violence des sentiments des personnages. La douleur du cœur apparaît sans cesse aussi vive que celle des coups qui pourraient leur être portés. Une certaine forme de morcellement profond de la psyché impose même les répercussions des coups de fouet affectifs comme davantage destructeurs. Selon le message que délivre Ryusuke Hamaguchi, hommes et femmes semblent prisonniers d’un jeu de souffrance, l’amour est sans cesse confondu avec la haine et la frontière entre les deux est poreuse. Pour autant, le cinéaste ne jette l’opprobre sur personne: s’il aurait été facile de condamner Tomoya pour ses errances, le metteur en scène fait fi de cette idée pour tenter de comprendre ses élans affectifs. À l’inverse, le personnage vertueux de Takeshi (Kiyohiko Shibukawa), époux et futur père, est un modèle qui s’effrite au fil du temps. Il n’existe pas de bonne solution aux dilemmes de la vie dans PASSION, qui confine davantage à l’observation qu’au sermon, malgré un certaine forme de verbosité étouffante.

Pour autant, la violence physique n’est pas absente du film. PASSION esquisse des clins d’œil très appuyés au Husbands de John Cassavetes dans les empoignades bon enfant qui confrontent le trio masculin. Le télescopage des corps, même s’il est ponctué d’éclats de rire, accentue le sentiment de conflit secret qui gangrène le groupe. La mort s’invite même dans la réflexion de fond que tisse Ryusuke Hamaguchi: le long métrage s’ouvre, et effectue des renvois réguliers, sur des visuels de la tombe du chat de Takako, tout juste disparu. Par le dialogue, le cinéaste expose l’âge canonique de ce personnage absent. Il a été le témoin du parcours des protagonistes, et son départ vers l’au-delà marque le début de l’explosion de la bande. Les anciens ne sont plus présents, dès lors les plus jeunes sont livrés à eux-mêmes et à leurs démons. En faisant de Kaho une enseignante en plein doute sur ses capacités professionelles, PASSION propulse même cette jeune femme dans une nouvelle position qu’elle n’est pas prête à assumer. Fini l’âge de l’insouciance, et bien qu’elle soit en plein tourment affectif, elle doit occuper la place du sage à son tour. Même si la scène souffre d’une écriture un peu lourde, l’unique instant où Kaho est confrontée à sa classe montre déjà la virtuosité naissante de Ryusuke Hamaguchi. Face à ses élèves, l’institutrice tente d’inviter son audience à casser le cercle de la violence, et tout le fatalisme de l’oeuvre explose lorsque l’on comprend une vérité sournoise que nous livre le cinéaste: tout le monde est violent, même sans le vouloir, et se défaire de ses pulsions est presque impossible. L’être est condamné à souffrir et à faire souffrir, et si le titre du film, PASSION, convoque le sentiment amoureux, il porte aussi en lui la notion biblique de douleur intense.

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Toutefois, Ryusuke Hamaguchi ne propulse pas ses personnages dans les affres de leurs âmes tourmentées sans dessein profond. Au fil des minutes, le spectateur comprend que PASSION cherche à déshabiller ses protagonistes, à les défaire des conventions et des faux-semblants pour tutoyer un essentiel. Au terme du périple, et même si pour cela le film passe par une écriture lourde, chacun sera ramené à sa substantifique moelle, à une véritable mise à nue affective. La société invite au mensonge, dès lors le film entame un long processus vers l’honnêteté. Criante de vérité, même si elle est aussi trop verbeuse, la séquence où Tomoya, Takako et Takeshi s’adonnent à un jeu de la vérité apparaît comme le pilier du récit. Impossible pour le trio de se cacher derrière le silence, et tant pis si les conséquences se révèlent désastreuses, ils doivent affronter tout ce qu’ils n’ont jamais osé dire. En déconstruisant ses personnages, PASSION se teinte d’un nihilisme latent. S’il est un temps permis de se raccrocher à Kenichiro en guise de repère, le film le prive de résolution positive dans son dernier tiers. Lui qui avait exposé ses sentiments envers Kaho de façon ouverte auprès de ses amis, mettant en avant les qualités de coeur de la jeune femme, se retrouve prisonier des diktats de la société au moment d’affronter son fantasme. Face à Kaho, il ne peut s’empêcher de vanter ses qualités physiques, comme si percer la carapace de l’être lui était interdit.

En proposant des visuels réguliers sur Tokyo, PASSION accentue la mise à nue des personnages, en utilisant la représentation de la ville comme un parallèle de leur déconstruction. La mégalopole est initialement filmée de nuit, magnifiée par mille lumières enchanteresses qui la rendent presque fantasmagorique. Cependant, plus le long métrage avance, plus Tokyo se dénude. Ryusuke Hamaguchi l’expose par la suite de jour, dans un chaos d’immeubles accolés les uns aux autres, avant de carrément placer l’une de ses ultimes séquences en pleine zone industrielle, dans un décor loin d’être propice aux élans amoureux. Mais à l’instar des protagonistes du film, le long métrage se conclut sur une ultime scène où la perception de l’environnement est plus idéalisée, alors que la lumière du jour qui perce les rideaux de l’appartement de Kaho se fait douce. La ville comme les hommes se déguise à nouveau, et ne laisse plus percevoir sa fragilité, voire sa laideur.

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PASSION fourmille donc d’idées de mise en scène, et d’instants suspendus, qui marquent la naissance d’un grand cinéaste. Ryusuke Hamaguchi n’a pas encore la touche de fantaisie délicieuse qui ponctue ses futurs chef-d’œuvres, mais tutoie déjà une vision profondément juste de l’être humain. À l’évidence, le film souffre d’une écriture bien trop pompeuse, et le réalisateur n’est pas conscient de la science du juste silence, se réfugiant trop souvent dans des répliques sans naturel. Les premières secondes du film, dans le restaurant, imposent même un montage franchement raté. Toutefois, malgré toute sa rigidité, PASSION distille une poignée de scènes déjà virtuoses, qui atteste d’un talent inné propre à Ryusuke Hamaguchi: la maîtrise des attentes. Sans que l’on s’en rende compte, l’auteur construit par petites touches son film, fait mijoter le spectateur jusqu’à le prendre à revers dans des séquences de haut vol, où explose la force de son propos.

PASSION a les défauts d’une œuvre propre à un auteur qui se cherche encore, mais même lorsque Ryusuke Hamaguchi n’excelle pas, il se révèle déjà d’une justesse et d’une profondeur foudroyante.


PASSION est disponible en DVD chez Arte Éditions.

Nicolas Marquis

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