Tastr Time: Husbands

1970

réalisé par: John Cassavetes

avec: Ben GazzaraPeter FalkJohn Cassavetes

Chaque samedi, Les Réfracteurs laissent le choix du film au sympathique générateur de conseils culturels “tastr.us”, en prenant la première recommandation proposée, sans limite d’époque. Cette semaine, Tastr a sélectionné pour nous “Husbands” de John Cassavetes.

Le cinéma de John Cassavetes ne ressemble à aucun autre. Ce réalisateur au style si particulier est un “jusqu’au boutiste”, un véritable théoricien de la vie quotidienne qui fonce tête baissée vers son but et étale sur pellicule le fruit de ses réflexions souvent pertinentes. Avec “Husbands”, il nous propose de nous pencher sur la condition de l’homme moderne et sur sa place de mari dans la société qui nous entoure. C’est en nous présentant trois personnages différents mais complémentaires, des amis endeuillés par la récente perte du quatrième larron de la bande, que le cinéaste va tenter de nous immerger en totale apnée dans les méandres psychologiques de ces protagonistes. On s’attarde aujourd’hui à la faveur du Tastr Time sur la manière et sur le fond d’un film unique.

Car un long-métrage de John Cassavetes, c’est avant tout une méthode bien particulière qui ne saurait se comparer à aucune autre, un style de réalisation sans pareil. Au plus évident, on peut parler des longs instants de silence qu’impose le cinéaste et de son utilisation du hors-champ. À l’instar d’un morceau de jazz expérimental, il faut assimiler ce que l’artiste ne nous expose pas: ces moments où Cassavetes laisse traîner sa caméra jusqu’à capturer le sentiment précis qu’il veut offrir.

Un nectar qu’il obtient également en essorant ses acteurs. Le réalisateur est presque un tortionnaire, il broie tour à tour Ben Gazzara et Peter Falk au sommet de leur art, pour en tirer le meilleur. Mais surtout, c’est le cinéaste qui interprète lui-même le troisième ami de cette bande aussi soudée que fragile. En ce plaçant dans cette position, sa mainmise sur le film est totale et il n’accompagne pas seulement de la caméra les errances de ses protagonistes, il leur offre une rambarde à laquelle se tenir.

Aucun repos pour le public non plus puisque Cassavetes nous livre son histoire d’une traite, comme une épopée bruyante et sans répit alors que dès l’entame, ses personnages sont fatigués et fragilisés. Si on veut apprécier correctement “Husbands”, il faut payer un certain tribu, nous les spectateurs. On ressort de la séance éreintés, nous aussi malmenés et poussés à bout de nerfs. Un style qui ne convient pas à tout le monde: on parle ici de cinéma d’essai, indéniablement. Sans effort de la part du public, on a vite fait de lâcher prise et de perdre le fil conducteur du film et il arrive régulièrement qu’on ne souscrive pas forcément aux réflexions du cinéaste: “Husbands” est une proposition, pas un dogme inébranlable.

« Ha ben bravo le savoir vivre! »

C’est d’autant plus marquant lorsque Cassavetes restitue des scènes bruyantes, où les dialogues se superposent et où la cacophonie est totale. Il faut savoir d’un coup changer d’interprétation et ne plus se focaliser sur ce qu’on entend mais bien plus sur les visages éprouvés que le cinéaste offre en plan serré. C’est un long-métrage de l’humain et de l’intime qu’on a face à nous aujourd’hui.

Alors que se cache-t-il derrière le style du réalisateur? Avant tout le portrait de trois adultes qui livrés à eux-même ne semblent plus être que de simples garçonnets, des enfants puérils qui s’abandonnent à toutes les débauches loin de leurs femmes, presque totalement absentes du film. Dans les chamailleries et les addictions de ses héros, Cassavetes impose le thème principal de son film: la place qu’il nous expose impossible à tenir de l’homme dans le carcan sociétal moderne.

Ces personnages sont aussi particulièrement pathétiques et presque toxiques dans leurs tentatives de connexion avec les protagonistes féminins. Ils tentent désespérément de tisser un lien avec des femmes de passage mais en forçant les sentiments et en réclamant plus qu’ils ne donnent. Il y a quelque chose de profondément triste dans cette démarche qui ferait presque de nos héros du jour des tortues sur le dos qui réclameraient de l’aide de la pire manière possible. C’est probablement à travers le deuil de ces trois lascars, en soustrayant le quatrième copain, que Cassavetes affirme un équilibre précaire à jamais bouleversé.

Car “Husbands” est un film terriblement fataliste. Il n’y a pas d’amour dans le long-métrage, pas même entre ses amis, mais plutôt des relations absurdes et factices simplement dictées par les responsabilités que doivent assumer ces hommes à la dérive. Un monde artificiel qui au-delà des conventions se révèle affreusement vide.

Plonger dans du Cassavetes, c’est se faire du mal: “Husbands” nous maltraite. Si on ne se sent pas obligé de souscrire à toutes les réflexions du cinéaste, sa méthode nous griffe tout de même et on ne se défait pas facilement du sentiment de profonde tristesse que fait naître son film chez nous.

Nicolas Marquis

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