Meurtres à Calcutta
Meurtres à Calcutta affiche

(Calcutta)

1946

Réalisé par: John Farrow

Avec: Alan Ladd, Gail Russell, William Bendix

Film fourni par Elephant Films

En plein âge d’or d’Hollywood, les visages mythiques s’affirment à l’écran. Si il est aujourd’hui assez injustement oublié, Alan Ladd fait sensation à l’époque et sa popularité explose dans les années 1940, au fil de ses performances envoûtantes, lorgnant vers tous les styles cinématographiques. Un réalisateur reste solidement attaché à cette ascension fulgurante, comme un complice fidèle: John Farrow. À travers les 5 films qu’ils signent ensemble, une trajectoire commune se dessine, initiée par Le Défilé de la mort, dont nous vous parlions il y a quelques jours. Davantage qu’en duo, c’est en fait en trio que se joue cette partition du septième art. En effet, dans Meurtres à Calcutta, William Bendix, le second rôle fétiche, du cinéaste se joint une nouvelle fois à la fine équipe pour une incursion tout en exotisme dans le genre du film noir.

Neale (Alan Ladd) et Pedro (William Bendix) sont deux aviateurs, transporteurs de fret, qui effectuent sans relâche le trajet entre Chungking et Calcutta. Le jour où l’un de leurs intrépides collègues trouve la mort dans les rues de la métropole indienne, la veille de son mariage surprise, les deux hommes décident de mener l’enquête par eux-mêmes pour débusquer le tueur. Entre hôtels luxueux et ruelles sombres, de personnages mystérieux en femmes fatales, Meurtres à Calcutta mêle intrigue policière proche du Whodunit et dépaysement.

Meurtres à Calcutta illu 1

Dans son entreprise de fonder un pur film noir, alors que le genre est au pic de sa popularité, John Farrow en emprunte tous les codes et les embrassent à pleine lèvres. Formellement d’abord, le long métrage convoque absolument tout ce qu’on attends de ce style singulier. Voluptes de cigarettes foisonnantes, réunion dans des bar où l’alcool coule à flot, costumes ciselés, répliques cinglantes… Tout le décors de Meurtres à Calcutta immerge le spectateur de l’époque dans une grammaire filmique qu’il connaît parfaitement, et celui d’aujourd’hui à replonger dans une ère bénite pour les aficionados du genre. Plus en profondeur, l’œuvre ne dépareille pas non plus des cadors de son temps, alors que bien et mal ne sont pas polarisés, que le manichéisme est totalement absent du film, et que les réponses se trouvent souvent au prix de lourds sacrifices moraux. Une illustration parfaite de cette idée trouve son point culminant lorsque Neale, héros incontestable, se fait plus que froid envers une de ses partenaires féminines. Meurtres à Calcutta est dépourvu de véritables modèles de vertu.

Pourtant, durant la partie initiale du récit, John Farrow propose son duo d’acteurs principaux comme relativement originaux. Loin du long métrage l’image du policier conventionnel d’ordinaire dévolu au film noir, ce sont ici de véritables trompe-la-mort qui dirigent les débats. Avant même de donner le coup d’envoi de son enquête, le cinéaste tient à restituer leur bravoure aux commandes d’un avion en perdition dans les montagnes asiatiques. De quoi digérer les prises de risques inconsidérées de Neale dans la suite du scénario. Cet homme n’a rien à perdre et n’hésite ainsi pas à miser sa propre vie. La fraternité entre les pilotes sert d’ailleurs de point d’ancrage indispensable à Meurtres à Calcutta: l’un des leurs est mort, c’est donc à eux qu’il revient la tâche de le venger, se jouant de la police locale de toute façon relativement inefficace.

Meurtre à Calcutta illu 2

Toujours dans l’iconographie typique de ce genre malheureusement tombé en désuétude, les contreparties féminines au tandem de héros apparaissent bien singulières dans leur écriture. John Farrow offre deux visages différents pour les incarnées, toutes deux entichées de Neale, mais pourtant à la mentalité diamétralement opposée. D’un côté, et c’est la plus discrète dans le film, Marina (June Duprez) incarne une chanteuse de cabaret follement éprise du personnage principal, mais consciente que son existence décousue ne lui permettra jamais réellement de capturer son cœur. Pour autant, son caractère frondeur et sa répartie sèche fait véritablement écho aux autres figures emblématiques du film noir. Tout à l’inverse, Virginia (Gail Russell), la petite amie de la victime du meurtre, est elle d’un naturel profondément réservé et timide, ce qui était d’ailleurs le cas de l’actrice elle-même, intensément stressée sur le plateau. Elle porte une fragilité de façade permanente, une forme de candeur et de douceur qui trouble le public. Est-ce un hasard si son amant a succombé si rapidement après leur rencontre ? Meurtres à Calcutta semble nous dire que non, le défunt a révélé un côté friable et en a payé le prix fort.

Il apparaît d’ailleurs légitime au spectateur de se demander dans quelle mesure Neale incarne un véritable homme fort. Si le film fait la part belle à quelques franches empoignades, voire quelques fusillades, si le charisme de Alan Ladd insuffle de la virilité à son rôle, et si sa témérité est sans faille, il n’en reste pas moins qu’il est esclave des événements. Les divers rebondissements ne sont presque jamais le fruit de sa clairvoyance ou de son intelligence, mais davantage issus d’un dédale scénaristique dont il est prisonnier. Neale n’est assurément pas un enquêteur hors pair, il est porté par le flot des péripéties, et même complètement manipulé par d’autres figures symboliques qui se jouent de lui. Le piège est permanent, prêt à se refermer sur un homme en quête de réponses mais qui ne met finalement à jour que l’obscurité profonde de l’être humain.

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En guise de labyrinthe, Calcutta s’affiche dans une reconstitution magistrale qui entretient parfaitement l’illusion, comme avait su le faire Le Défilé de la mort. Tourné exclusivement aux États-Unis, entre l’Arizona et les studios de la Paramount, le film jouit de l’expertise d’une équipe de décoration partiellement indienne, dont le travail est magnifié par la photographie de John F. Seitz, que l’on retrouvera ensuite sur Boulevard du crépuscule et Assurance sur la mort. Son jeu d’ombre et de lumière se révèle virtuose, accentuant bien souvent les tourments moraux des personnages, en même temps qu’il invite aux dépaysement. Les errances dans le bazar de Calcutta ou l’intérieur du casino, montré en plan séquence sobre et efficace, transpose le spectateur loin de ses repères habituels. Un élément essentiel à la réussite de Meurtres à Calcutta.

Pour autant, l’exotisme ne rime pas avec facilité pour John Farrow, qui se joue même des idées reçues les plus fermées de son époque. Il aurait été simple pour le cinéaste de faire de autochtones les antagonistes de son film, mais il s’y refuse fermement. Pire, il entretient cette illusion pendant une bonne moitié de son œuvre, avant de totalement prendre le contre-pied. Rapidement, un trafic de pierres précieuses et de bijoux devient un des mobiles probable du meurtre, mais les protagonistes indiens n’en sont pas les commanditaires, ils en sont même esclaves dans une certaine mesure. Ce sont ceux à la peau blanche qui tiennent fermement les rênes. L’Inde est source de bienfaits et d’opportunités, mais se voit pillée par quelques obscurs personnages avides de richesse sans se soucier des conséquences. Meurtres à Calcutta n’a rien d’un film politique, il n’empêche qu’il ne se résout jamais à la moindre concession envers une haine facile de l’étranger.

Dans la plus pure tradition du film noir, Meurtres à Calcutta convoque les codes du genre en jouant totalement la carte du dépaysement. Alan Ladd y offre une performance convaincante, au pic de sa carrière.

Meurtres à Calcutta est disponible chez Elephant Films, dans un coffret à jaquette réversible comprenant également:

  • Une bande annonce
  • Une présentation de Eddy Moine
  • Un livret de Denis Rossano

Nicolas Marquis

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