La grande horloge
La grande horloge affiche

(The Big Clock)

1948

Réalisé par: John Farrow

Avec: Ray Milland, Charles Laughton, Maureen O’Sullivan

Film vu par nos propres moyens

Entre les années 1920 et 1930, l’écrivain Kenneth Fearing est un artiste désabusé. Bien que ses essais soient déjà reconnus dans le monde culturel, celui qu’on surnomme “Le poète en chef de la dépression américaine” ne peut pas vivre de ses écrits, profondément ancrés à gauche politiquement, alors que la situation économique aux USA est critique. Pour pallier à ses soucis financiers, et entretenir sa famille, l’auteur est contraint d’accepter un travail de journaliste qu’il déteste de tout son être pour le Time Magazine. De ces quelques années de dur labeur naît une relation particulièrement tendue entre Kenneth Fearing et l’éditeur du journal Henry Luce, véritable baron des médias. Au terme de son engagement avec le journal, l’écrivain cherche une forme de rétribution face aux vexations qu’il a vécu durant cette période, et c’est de sa plume qu’il pourfend son vis à vis. En 1946, l’auteur accouche ainsi d’un roman pour le moins vindicatif, intitulé The Big Clock, dans lequel il transforme tout simplement Henry Luce, bien évidemment sous un autre nom, en assassin. Davantage qu’un simple polar, The Big Clock, publié en France sous le titre Le Grand Horloger et traduit par Boris Vian, est une satire acide et corrosive du monde de l’information. Ironie ultime: le Time offrira une critique élogieuse à cet essai.

Deux ans à peine après la publication du roman, Hollywood s’empare de ce succès de librairie et en confie l’adaptation au cinéaste alors en vogue John Farrow. Touche à tout merveilleux, le réalisateur à déjà connu le succès dans un autre film noir, Meurtres à Calcutta, et insuffle son style à ce nouveau thriller. Son héros est George Stroud (Ray Milland), rédacteur en chef talentueux d’une revue judiciaire, placée sous l’égide du magnat Earl Janoth (Charles Laughton), patron de multiples publications à succès. Bourreau de travail absolu, George n’en reste pas moins frustré de l’absence totale de vacances que lui impose son supérieur, et se révèle prêt à tout plaquer pour enfin accorder du temps à sa famille. Toutefois, le soir de son départ, le journaliste écume les bars en compagnie de Pauline York (Rita Johnson), la compagne de Earl, pour évacuer son stress. Malheureusement, la nuit se finit dans le drame: peu de temps après avoir quitté George, la jeune beauté est sauvagement assassinée par Earl. Pensant que son employé orientera l’enquête vers celui qui à partagé la soirée avec Pauline, il lui confie l’investigation, sans se douter que George est le bouc émissaire qu’il tente de piéger. Dès lors, le journaliste doit à la fois s’innocenter, et faire la lumière sur le véritable tueur.

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À travers cette structure scénaristique, La grande horloge se démarque des autres polars de l’époque en trouvant perpétuellement rebond et originalité. Dans le premier tiers de son œuvre, John Farrow tutoie même davantage la comédie romantique que le film d’enquête suranné. Le cinéaste comprend que dans le livre de Kenneth Fearing, l’installation du cadre sociologique, proche de la dénonciation d’un capitalisme débridé, est tout aussi importante que la traque du tueur. Le long métrage est politique avant d’être un divertissement, dans une Amérique pourtant en plein début de guerre froide. À plus forte raison, une fois le meurtre établi, la traque de la vérité n’est jamais au centre de l’intrigue. Un jeu de dupe prend place, une partie d’échec entre deux hommes prêt à manipuler les faits pour atteindre leurs buts, avec pour seule nuance qu’outre l’envie de se voir innocenté, George cherche à démasquer l’assassin. Ceci étant, les preuves matérielles ou les témoignages sont tous sujet à des transformations intenses.

John Farrow n’oublie cependant pas la grammaire filmique qui le rend célèbre à l’époque, celle qui font de ses longs métrages de véritables divertissements digestes, pour mieux asséner leurs messages de fond. Ainsi, le réalisateur signe son film dès les premières minutes, à travers l’une de ses marques de fabrique: le plan séquence. Virtuose, le cinéaste part des immeubles de New York pour plonger dans celui où travaille George, et le suivre dans une fuite effrénée. Au-delà de la prouesse technique pour l’époque, encore saisissante, la forme sert la tension que veut épouser La grande horloge, insuffle un stress immédiat. Par le montage, le réalisateur construit également un effet d’étouffement: l’enquête est initialement chorale, aux quatre coins de la ville, avant de progressivement se centrer sur George, comme pour cibler, faisant par là même du film un véritable huis clos dans son dernier tier, circonscrit à l’immeuble de bureaux du journal. L’étau se resserre doucement et alors que la méthodologie du magazine du héros travaille contre lui.

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Cependant, l’élément central de mise en scène, celui qui porte toutes les symboliques de La grande horloge, reste la notion de temps, et plus précisément ses instruments de mesure qui constellent le long métrage. Au cœur de l’immeuble de Earl siège une gigantesque horloge, reliée à tout le bâtiment, comme pour signifier que le patron des journaux est maître des instants qui s’écoulent, un véritable métronome des vies qu’il entend diriger, et de l’opinion publique. En ornant cette horloge d’une carte du monde, John Farrow accentue l’aspect despotique qu’il veut donner à son antagoniste. Cette métaphore du temps ne cesse d’être filée, tout au long du film: ainsi, l’arme du crime n’est autre qu’un cadran solaire antique, et les signaux lumineux d’un ascenseur qui descend les étages deviennent un sinistre compte à rebours. Au plus évident, toute cette grammaire des minutes qui s’égrainent fait écho au labeur que Earl impose à ses employés, George en tête.

Le décors offert par John Farrow n’a assurément rien d’innocent non plus et nous donne les clés de compréhension de La grande horloge, et de la fronde contre l’ordre établi qu’il mène. L’ascenseur qui conduit les employés vers leurs bureaux marque de nombreux arrêts dans les différentes branches de l’empire de Earl. Sport, Mode, art, ou encore la publication judiciaire dont est responsable George forment un maillage complexe, un véritable monde miniature dont le patron est le tyran. Toutes les couches de la société sont touchées à travers tous ces domaines, et l’opinion publique est vouée à être pilotée par les articles qui sortent des presses. Peu importe la vérité, puisque de toute façon là n’est pas la finalité, seul compte le message que les masses seront forcées d’ingérer. Earl est un despote dont le totalitarisme ne fait aucun doute.

De quoi imposer le journalisme, dans ce qu’il a de moins idéalisé, comme le bras armé de puissants qui s’en servent sans sourciller. Les publications de Earl supplantent les institutions, et selon la logique du film, il n’est même pas étonnant pour le spectateur de voir le journal devancer une police complètement absente du récit. La grande horloge place une puissance absolue dans les mains de Earl pour mieux souligner son absence totale de sens des responsabilités. Une réunion de rédaction illustre parfaitement cette thèse, alors que la loi du chiffre l’emporte sur celle du contenu. Le journalisme ne sert pas le peuple, il le manipule, et jamais la notion de contre-pouvoir n’est présente, son absence force même le malaise. Le regard de John Farrow sur les empires médiatiques devient acerbe, loin d’une représentation glorieuse.

Dès lors, où trouver la réponse ? La grande horloge fonde de grands espoirs dans l’âme rebelle des plus démunis. Si la quête de véracité est tronquée, au moins la vérité du cœur appartient à ceux qui n’ont presque rien. Face aux ogres économiques, le film fait des petites gens des garants d’une morale. Les preuves sont fuyantes, mais les sentiments palpables, et une forme d’adhésion au périple haletant de George se crée chez les plus humbles. Une peintre sans le sou, un pilier de comptoir, un conducteur de taxi… Autant de personnes de la classe pauvre américaine qui détiennent les clés d’une résolution humaniste. La plume de Kenneth Fearing est marquée par un idéalisme, un espoir, et un amour profond de l’être humain, complètement à contre-courant de l’époque. À tel point que quelques années après le film, en pleine traque aux sympathisants communistes, l’auteur comparaîtra devant la HUAC. À la fameuse question “Êtes-vous, ou avez-vous été membre du parti communiste américain ?”, l’écrivain répondra malicieusement “Pas encore!

La grande horloge tranche avec les productions de l’époque. Sous le maquillage du polar se découvre en vérité un film frondeur, belligérant envers un ordre établi décadent, perpétuellement dénoncé. De quoi savourer un bon moment et alimenter une réflexion de fond plus profonde.

La grande horloge est disponible chez Elephant films, dans une édition comprenant:

  • Le Film par Eddy Moine
  • Analyse de séquences par Stéphane Du Mesnildot
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  • Crédits
  • Jaquette réversible

Nicolas Marquis

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