(The Deadly Affair)
1966
Réalisé par: Sidney Lumet
Avec: James Mason, Simone Signoret, Harry Andrews
Vu par nos propres moyens
Alors que notre rétrospective consacrée à Sidney Lumet bat son plein, un constat s’impose à nous: le cinéaste est un formidable caméléon, dont la grammaire filmique s’adapte à tous les genres. Si le réalisateur ne réussit pas tout parfaitement, essuie même quelques échecs formels, il sait se métamorphoser au gré des projets. Comme un symbole, la même année que Le Groupe, fresque féminine intime prenant place dans les années 30, au plus proche des aspirations de ses personnages, Sidney Lumet signe une œuvre radicalement différente: M15 demande protection, un pur film d’espionnage adapté d’un roman de John le Carré.
La variation de style s’accompagne d’un changement de lieux pour Sidney Lumet qui tourne cette fois en Angleterre. L’artiste nous narre le parcours de Charles Dodds (James Mason), un enquêteur du gouvernement britannique qui confronte un haut fonctionnaire à ses relations avec le parti communiste et l’URSS, en pleine guerre froide. Alors que le malentendu est vite dissipé, et l’affaire vouée à être classée, l’accusé se suicide le soir même. Toutefois Dodds ne croit pas à cette mise en scène, pour lui il s’agit d’un meurtre et il mêne l’investigation en secret, aidé par l’agent de police Mendell (Harry Andrews). En parallèle de cette quête de vérité, le héros de M15 demande protection se retrouve empêtré dans des problèmes conjugaux, alors que son épouse nymphomane semble vouloir le quitter.
Pour installer la logique du film d’espionnage, Sidney Lumet s’appuie sur tous les artifices qui constituent ce genre à part entière. Bien sûr l’Angleterre convoque implicitement le parfum des James Bond, en vogue à l’époque, mais M15 demande protection s’appuie davantage sur une représentation réaliste des intrigues politiques que sur l’explosion d’action propre à l’agent 007. Comme il en est coutume pour les films tirés des romans de John le Carré, on navigue ici dans un empire de bureaux, de coups de fil en catimini, de lettres anonymes et de filatures. Dodds et Mendell battent le pavé pour trouver la solution de l’énigme, dans les bas-fonds britanniques, rythmés par les envolées mélodieuses jazzy de Quincy Jones.
Une fois de plus, on caresse du doigt un thème fondamental dans le cinéma de Sidney Lumet: la quête de vérité, véritable fil rouge de sa filmographie, au même titre que la remise en cause du système, également présente dans M15 demande protection. Le long métrage met à jour la dualité d’un être, que les circonstances oppressent. D’un coté Dodds veut à tout prix résoudre l’affaire de meurtre, jusqu’à l’obsession, d’un autre il souhaite tout ignorer des aventures de sa femme qui deviennent progressivement de plus en plus importantes dans le long métrage. Sidney Lumet prolonge cette idée, succinctement mais tout de même présent à l’écran, au moment d’aborder la traque des sympathisants communistes, à cette époque. On sait, et Grey Pigeon nous le rappelait dans son introduction podcastique à ce mois spécial, que Sidney Lumet a été un ardent défenseur des bannis du MacCarthysme. Ce combat se retrouve dans M15 demande protection. “Tout le monde était communiste durant la guerre” clame l’accusé: la vérité n’est pas absolue, elle est mouvante.
Pour en témoigner, la mise en images du réalisateur impose énormément de teintes grisâtres, comme si les personnages évoluaient dans un monde nuancé. Sidney Lumet ne maîtrise pas encore la nouvelle corde à son arc qu’est la couleur, mais il expérimente. Son légendaire directeur de la photo Freddie Young (au même poste pour Lawrence D’Arabie, Docteur Jivago ou … On ne vit que deux fois) invente même un procédé à l’occasion du film, le “Pre-fogging”, qui consiste à exposer les négatifs à une faible source de lumière pour en ternir les teintes. Rien n’est tout blanc ou tout noir dans M15 demande protection, la vérité est contrastée. Le long métrage préfigure légèrement ce qui sera la charte graphique de The Offence, 7 ans plus tard.
Les mouvements de caméra semblent également aller dans ce sens. Tantôt en plan très rapproché sur les visages, se jetant même parfois sur eux pour en saisir la détresse (une signature de Sidney Lumet désormais), tantôt dans des plans plus larges qui exposent des décors étroits, étriqués, oppressants, le cinéaste se permet même par moment de passer de l’une à l’autre de ses approches dans des gestes de réalisation rappelant ce qu’il accomplissait à la fin de Long voyage vers la nuit. Dodds est filmé de près, puis on s’éloigne, progressivement, pour couvrir l’étendu de son appartement sommaire. Ses tourments internes sont liés au cadre qui les entoure, et inversement.
Deux ombres au tableau planent toutefois sur M15 demande protection. La première, c’est son rythme: le long métrage se révèle ronflant, parfois ennuyeux pour être honnête. La seconde, c’est le rôle attribué à James Mason, dont l’acteur ne semble pas réussir à tirer toute les subtilités nécessaires. Étonnant constat alors que Sidney Lumet est un directeur d’acteur hors pair, mais il faut l’avouer: Dodds ressemble à un Hercule Poirot du pauvre, perdu dans le labyrinthe qu’il arpente. Face à lui pourtant, les autres comédiens se font éclatants, Simone Signoret en tête, marquée par la douleur de son personnage. Pour mieux comprendre Dodds, peut-être faut-il l’opposer à son Watson personnel, Mendell. Le héros du film est dans une vision robotique de la vie, là où son alter égo est lui montré proche de la nature et des animaux. L’un ne trouve pas le sommeil, l’autre apparaît proche de la narcolepsie. Le métier d’enquêteur est synthétisé dans l’éventail proposé par ces deux rôles, mais l’exécution est bancale, à tel point que John le Carré déplorera les tâtonnements dans la direction d’acteurs, parlant de “Caméos qui ne se répondent pas parfaitement”.
M15 demande protection est relativement anecdotique, mais reste un film d’espionnage correct, dans lequel Sidney Lumet expérimente autant qu’il exécute.
M15 demande protection est édité par Sidonis Calysta avec en bonus une présentation de Bertrand Tavernier, Patrick Brion et François Guérif.