Limbo
Limbo affiche

2021

Réalisé par: Ben Sharrock

Avec: Amir El-Masry, Vikash Bhai, Ola Orebiyi

Film fourni par Dark Star pour L’Atelier D’Images

Pour restituer le monde et ses contradictions à l’écran, Ben Sharrock choisit initialement de parfaire ses connaissances sur l’état de notre planète. Avant même d’envisager un parcours dans le domaine du cinéma, le futur réalisateur se pose d’abord sur les bancs de la faculté d’Edimbourg pour suivre un cursus en sciences politiques, avec une spécialisation en langue arabe. L’auteur y acquiert une conscience accrue des tourments qui frappent le Moyen-Orient, assimilant le désespoir des populations civiles vivant la guerre et la précarité au quotidien. Cependant, le regard de Ben Sharrock ne se forge pas qu’à travers son parcours académique. Après avoir brillamment obtenu deux Master à la Screen Academy Scotland, annonciateurs de ses envies filmiques, le jeune garçon éprouve le besoin de quitter ses terres pour être au plus proche de ceux qui fuient la tyrannie. Après un an dans une Syrie à feu et à sang, il travaille pour une ONG qui porte secours aux réfugiés dans un camp du sud de l’Algérie. Le cinéaste en est à jamais marqué, et après une poignée de courts métrages, et un premier long, Pikadero, il se fait le porte-voix des déracinés, de ceux qui ont quitté leur pays sous la contrainte dans l’espoir d’une vie meilleure. C’est ainsi que naît Limbo, oscillant entre émotion, humour, sincérité et poésie. Une oeuvre auréolée de succès, qui est notamment présenté en compétition au Festival de Cannes 2021

Sur une petite île rurale d’Écosse, un groupe de demandeurs d’asile est isolé du reste du pays, dans l’attente d’une réponse du gouvernement. Chacun espère un avenir radieux, mais leur quotidien s’articule entre les confrontations avec une population locale pleine de préjugés, et des cours ubuesques de formation aux codes de la société britannique. Parmi eux, Omar (Amir El-Masry) a fui la Syrie en plein chaos, emportant avec lui l’oud de son grand-père, dont il est un virtuose. Mais le jeune garçon ne peut plus jouer de l’instrument, la déconnexion avec son pays natal qu’il vit est comme une fracture, et il s’abandonne au repli sur soi, dans une forme de désespoir.

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Bien que solitaire et souvent taiseux, Omar n’est que rarement seul à l’écran. Limbo dénonce une forme de promiscuité forcée que vivent les réfugiés, en incorporant d’autres demandeurs d’asile dans la plupart des prises de vue. Même lorsque Omar téléphone à sa famille, moment par définition très intimes, quelques-uns de ses homologues sont dans les environs. Un esprit de groupe émane de cette contrainte, et esquisse un trait d’union entre ces déracinés: ils ne viennent pas des mêmes pays, n’ont pas les mêmes raisons à leur exil, mais sur cette île presque déserte, ils doivent apprendre à se connaître et partager une même douleur. Cependant, le long métrage n’est jamais larmoyant. Quelques moments d’émotion s’invitent naturellement, mais l’humour est tout aussi omniprésent, toujours empreint d’une justesse loin de la potacherie. Le rire est un glaive pourfendeur d’injustice pour Ben Sharrock, son outil principal de dénonciation qu’il accompagne de poésie sur un rythme savant. Ce besoin de légèreté n’est pas une excentricité du réalisateur, mais le fruit de ses observations: lors de son travail humanitaire, le britannique a régulièrement été témoin d’éclats de rire entre réfugiés, à sa grande surprise. La dérision et les plaisanteries sont une nécessité pour les oubliés de notre monde, un mode d’expression indispensable face à la dureté de leur situation. Avant l’entame du tournage de Limbo, l’ensemble du casting a d’ailleurs été invité à côtoyer des demandeurs d’asile pour faire le même constat: les opprimés font de la légèreté une carapace.

Le plus souvent, ce sont dans les confrontations avec l’Occident que s’invitent les saillies humoristiques les plus marquantes. Au-delà du rire, une déconnexion avec l’Écosse est dénoncée. Le racisme de certains habitants est toujours étalé avec recul: parfaitement propulsé dans la peau d’Omar, le spectateur fait l’expérience d’une bêtise crasse qui se confronte à lui. À plus forte raison, en faisant de Limbo un huis-clos sur une île déserte caractérisée par le nom du film que l’on peut traduire par “limbes”, Ben Sharrock souligne le désintérêt criant de l’Europe pour des personnes chahutées par une vie complexe. L’Occident ne veut pas les connaître, il les marginalise et les exclut, ce que le cinéaste restitue par le cadrage en reléguant régulièrement les protagonistes à un coin de l’image. Les scènes de cours semblent ainsi significatives: rien d’utile n’est inculqué aux exilés, et les situations les plus lunaires s’instaurent, dans une tentative de les métamorphoser. Ben Sharrock ne tombe jamais dans une trop forte condamnation, mais il filme les enseignants en imposant une grande distance, pour accentuer le fossé qui les séparent de leurs élèves.

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L’île rurale apparaît comme un entre-deux: les personnages ne sont plus chez eux, mais pas encore dans un pays d’accueil. Ils sont désespérément en marge du monde, dans un recoin oublié de tous. Le déracinement qu’ils vivent s’éprouve en solitaire, et le spectre du foyer qu’ils ont quitté est omniprésent. Dans les coups de téléphone que passe Omar à sa famille, ou à travers l’oud qu’il transporte constamment et dont les motifs évoquent le jardin de sa maison, le fantôme d’une vie passée est convoqué. Le protagoniste de Limbo erre sans but, mais la recherche constante d’une identité anime son parcours. Une simple recette de cuisine syrienne devient un lien ténu avec un passé qu’il ne veut pas oublier, une véritable madeleine de Proust. Les raisons du départ vers l’Europe ne sont par ailleurs pas uniques, mais épousent un spectre large de motifs, souvent dramatiques. Pour certains, c’est le simple rêve d’une vie meilleure, pour d’autres, c’est la fuite douloureuse de la barbarie qui est présente chez eux. On devine ainsi rapidement que Farhad (Vikash Bhai) a quitté l’Afghanistan pour vivre son homosexualité ouvertement. Néanmoins, Limbo ne le confesse que dans une scène où une porte sépare ce personnage d’Omar. Le départ est une blessure que les protagonistes ne confient que dans une intimité stricte.

Ben Sharrock ne se prive pourtant pas d’interroger les dilemmes propres à chaque demandeur d’asile et de leur confronter l’image de ceux qui sont restés chez eux. L’ombre omniprésente du frère d’Omar, devenu combattant en Syrie, pèse sur l’ensemble du film comme un poids oppressant. Que ce soit à travers les discussions téléphoniques avec sa famille, ou dans une scène onirique qui réunit les deux frères, Limbo fait du destin de ce personnage absent une autre route tracée. Néanmoins, avec une grande justesse, le long métrage refuse d’en faire une alternative. Si la bravoure est affirmée, Omar réclame le droit de “ne pas être un héros”. Alors que le racisme larvé d’une partie de la population occidentale renvoie souvent aux expatriés l’argument détestable qu’ils auraient dû se battre pour leur pays, Limbo leur répond ouvertement que nul n’est en droit d’exiger cela de qui que ce soit. De plus, bien que la trajectoire du frère d’Omar soit source de fierté pour sa famille, son combat est perdu d’avance: la barbarie l’a emporté en Syrie, l’espoir de la liberté est presque totalement annihilé. 

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Omar mène dès lors une autre forme de lutte, celle pour la sauvegarde de la culture syrienne. Son oud est son bien le plus précieux, le vestige miraculeusement préservé d’une époque plus joyeuse et d’une richesse artistique. Néanmoins, loin de ses terres, le jeune homme ne parvient pas à communier à nouveau avec son art. Durant tout le film, il est incapable de jouer de son instrument, comme si une blessure de l’âme l’empêchait de pratiquer à nouveau. Pour l’acteur Amir El-Masry, l’étui que traîne Omar est “un cercueil qui l’ancre à la terre”. La voix de l’artiste est éteinte, muselée par une vie effroyable, et se faire entendre à nouveau devient un idéal à atteindre. Initialement dérisoire, cette quête pour perpétuer la culture devient indispensable au fil des minutes. Limbo propose ainsi l’art comme une réponse tout aussi indispensable que l’humour à la barbarie.

Entre poésie, douceur, humour et émotion, Limbo est une réussite de forme et de fond. Ben Sharrock maîtrise son sujet à merveille, et délivre une œuvre profondément bouleversante. 

Limbo est disponible en Blu-ray et DVD chez L’Atelier D’Images, avec en bonus:

  • Interviews du réalisateur Ben Sharrock et de l’actrice Sidse Babett Knudsen
  • Séance de questions/réponses avec l’acteur principal Amir El-Masry

Nicolas Marquis

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