The Innocents
The Innocents affiche

(De uskyldige)

2021

Réalisé par: Eskil Vogt

Avec: Rakel Lenora Fløttum, Alva Brynsmo Ramstad, Sam Ashraf, Mina Yasmin Bremseth Asheim

Film fourni par Kinovista

Plus souvent scénariste que réalisateur, Eskil Vogt marque le septième art de sa Norvège natale. Entre autres collaborations, une rencontre charnière influence sa filmographie et fait de l’auteur une personnalité courtisée sur ses terres: Eskil Vogt signe la plupart des scripts de Joachim Trier, véritable porte-étendard du pays. Du court métrage Still en 2001 à Julie (en 12 chapitres) en 2021, 20 ans de complicité artistique unissent les deux hommes. Ce dernier long métrage prend des allures de consécration pour Eskil Vogt, car après un accueil chaleureux au Festival de Cannes, son scénario est nommé aux Oscars la même année. Pour son second long métrage en tant que metteur en scène, The Innocents, le nordique sort pourtant de sa zone de confort, et n’hésite pas à se mettre en danger. D’habitude rompu à l’exercice du drame intime, il s’essaye cette fois au cinéma fantastique aux accents d’horreur. Essai transformé pour Eskil Vogt: après un parcours festivalier brillant, notamment récompensé du grand prix à L’Étrange Festival, du prix de la critique et du public à Gérardmer, The Innocents est adoubé par de nombreux spectateurs, dont Stephen King lui-même, au moment de sa sortie. Désormais disponible en Blu-ray et DVD chez Kinovista, le vent du frisson scandinave est prêt à souffler dans les salons français.

Dans un grand ensemble d’immeubles d’habitations norvégien, quatre enfants solitaires nouent une amitié nouvelle et découvrent à cette occasion qu’ils sont pourvus d’étranges facultés paranormales. Projection d’objets, télépathie, et autre possession du corps des adultes… Leurs nouvelles facultés les invitent d’abord à la surprise, avant qu’elles ne fassent place à l’effroi. Face à ce pouvoir démesuré, la bande se dissout, alors que certains l’utilisent à des fins abominables. Parmi ces enfants uniques, Ida (Rakel Lenora Fløttum) et sa sœur autiste Anna (Alva Brynsmo Ramstad) tentent de rétablir l’équilibre, loin du regard de leurs parents.

The Innocents illu 1
©Mer Film

La distance entre enfants et personnages plus âgés est signifiée ouvertement par The Innocents, dès l’entame du récit. Toutes les figures d’autorité parentale sont introduites hors-champ par Eskil Vogt, qui place sa caméra presque toujours à hauteur des plus jeunes. Pour accentuer cette déconnexion et refuser toute forme d’identification au spectateur, le cinéaste choisit également de ne pas nommer les grandes personnes. Pour seul point d’ancrage, le public ne peut que se replier sur les plus jeunes, et redevenir enfant le temps du film. Dès lors, émuler une forme d’incompréhension vis à vis des tourments des protagonistes d’âge mûr apparaît comme un geste nécessaire: Ben (Sam Ashraf) et Aisha (Mina Yasmin Bremseth Asheim) sont chacun privé de leur père, mais jamais le long métrage n’explique cette situation, préférant se cantonner à la vision partielle des enfants. Un fossé sépare deux mondes qui ne communiquent plus.

The Innocents fait de la solitude un sentiment tenace, impossible à ignorer tout au long du film, car si les adultes semblent loin des considérations des plus jeunes, les enfants sont également exclus par le reste des personnages de leur âge. Les quatres protagonistes sont unis par l’ostracisation qu’ils subissent, avant même d’être conscients de leurs pouvoirs. Livrés à leur pulsions primaires, ils sont contraints de se construire eux-mêmes, de faire face à des situations extraordinaires sans percevoir la portée de leurs actes. La violence en devient logique: puisque leur jeunesse ne leur permet pas de comprendre les conséquences de leurs actions, et puisque le sens des responsabilités ne leur a pas encore été inculqué, leur évolution vers un sadisme fortement affirmé par Eskil Vogt est dramatiquement inévitable. Le cinéaste choisit d’offrir au spectateur un crescendo de violence: dans la partie introductive du film, ce sont des animaux de plus en plus gros qui subissent d’abord les sévices, avant que l’humain ne soit lui aussi touché par les abominations.

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©Mer Film

Un microcosme social aux valeurs chamboulées s’installe alors, dans lequel le rapport de domination s’affirme au gré des minutes qui s’écoulent. Dans sa description des rapports entre enfants, The Innocents se fait parfois proche de Sa majesté des mouches: la loi du plus fort est constante, passé l’euphorie des premiers temps. L’horreur cruel du long métrage et la mort omniprésente ne font que souligner cet état de fait. Celui qui peut tout est appelé à régner en despote sur ses pairs. La rébellion des plus opprimés reste la clé de l’intrigue, car face aux dérives morbides de Ben, Ida, pourtant sans pouvoir, mène la charge. Les enfants sont les gardiens d’une vérité que les adultes ne peuvent pas concevoir, les apôtres du paranormal, mais leurs relations émulent certains dogmes injustes propres à notre société. The Innocents est une vision synthétique d’un mal plus large.

L’environnement dans lequel prend place le film amplifie cette idée. Si la nature s’invite à quelques occasions, notamment à travers une forêt qui borde les immeubles, The Innocents propose en général des visuels des appartements, dont l’ombre se fait oppressante. L’angularité des bâtiments et l’omniprésence du béton sont austères et étouffent le public. Le décor prend régulièrement des allures de dédale dont il est impossible de s’échapper, un lieux qui avale ceux qui s’y aventurent et les emprisonne. Eskil Vogt ne quitte d’ailleurs presque jamais ce cadre, et y enferme le spectateur de force, le privant même de la vision du ciel, toujours obstruée par les bâtisses. Son long métrage a beau se dérouler majoritairement de jour, l’obscurité est omniprésente. Mille vies différentes s’entassent dans les étages des immeubles, avec chacune leurs propres dilemmes, et la promiscuité finit par les confondre. En faisant de la télépathie un des pouvoirs propres aux héros, The Innocents souligne cette idée: même si les statuts sociaux s’opposent parfois, les protagonistes sont unis par ce sinistre lieu, et côtoient ceux qu’ils n’auraient pu voir ailleurs.

The Innocents illu 3
©Mer Film

La communication devient alors un axe de lecture fondamental du film. Offrir une voix à ceux qui en sont habituellement privés est une idée motrice de The Innocents. Que ce soit parce qu’ils vivent dans la précarité comme Ben, qu’ils soient frappés par une maladie visible comme Aisha, ou souffrant de troubles de la parole liés au handicap comme Anna, les personnages trouvent dans l’expression de leurs facultés paranormales un nouveau moyen d’expression. Pour unir ses protagonistes, Eskil Vogt joue de la symétrie de son image, au sein du même plan, ou à travers deux instants qui se succèdent. Les héros ne sont plus seuls, ils trouvent enfin des âmes sœurs après tant d’années de privation. Ainsi, l’affirmation de leur pouvoir est initialement collective, avant que l’horreur ne s’instaure une fois une forme de repli sur soi néfaste affirmé. Le mal et la douleur découlent de la solitude qui ressurgit, alors que le bonheur de l’amitié avait été établi. De quoi rendre l’effroi encore plus glaçant.

Eskil Vogt signe un film d’horreur au parfum unique avec The Innocents. Épanoui visuellement, le cinéaste puise dans la densité de son scénario pour livrer une œuvre qui interroge le public en bousculant ses convictions.

The Innocents est disponible en DVD et Blu-ray chez Kinovista, avec en bonus:
• Commentaire audio d’Eskil Vogt et de Sturla Brandth Grøvlen (Directeur de la photographie)
• Masterclass d’Eskil Vogt à la Fémis
• Scènes coupées
• Court-métrage Dans les coulisses du casting
• La conception de la bande-originale avec Pessi Levanto

Nicolas Marquis

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