2022
Réalisé par : Michel Leclerc
Avec : Rebecca Marder, Félix Moati, Judith Chemla
Film fourni par Pyramide Films
La frontière entre musique et cinéma est parfois poreuse, et pour Michel Leclerc, les deux disciplines évoluent de concert. S’il est aujourd’hui reconnu pour ses comédies douces-amères, le réalisateur a longtemps côtoyé l’univers du quatrième art. Ses tout premiers essais vidéos sont des tentatives de captation et de clip de son groupe de rock, alors qu’il est encore un jeune adulte. Bien qu’il se détourne progressivement du monde de la musique, les chansons conservent une importance particulière dans ses longs métrages. De son explosion médiatique en 2010 avec Le Nom des gens, à La Lutte des classes, Michel Leclerc conserve le sens du tempo qu’il a adopté dès l’entame de sa carrière. Cependant, la bande originale de ses films était jusqu’à aujourd’hui essentiellement extradiégétique. L’envie de s’affranchir des frontières artistiques et de faire du parcours d’une jeune chanteuse le concept de l’un de ses scénarios est une idée que le cinéaste confesse porter en lui depuis ses tout débuts. Avec Les Goûts et les Couleurs, il exauce enfin ce souhait : dans une œuvre qui confine régulièrement à la lettre d’amour offerte à la variété française, tout en posant un regard réaliste sur ses travers, Michel Leclerc réunit ses deux passions, musique et cinéma. Pour l’accompagner dans sa tâche, le metteur en scène sélectionne soigneusement son équipe : outre ses coups de foudre pour Rebecca Marder de la comédie française et Judith Chemla, il confie l’un des rôles principaux à son complice Félix Moati, pour leur troisième collaboration.
Les Goûts et les Couleurs relate le parcours de Marcia (Rebecca Marder), jeune chanteuse débutante, fascinée par Daredjane (Judith Chemla), une ancienne gloire de la musique désormais tombée dans l’oubli. Ensemble, elles s’attèlent à l’élaboration d’un album qui permettrait à l’ex-star de faire son grand retour. Malheureusement, Daredjane meurt subitement lors des derniers arrangements. Dépossédée de son oeuvre, Marcia se confronte alors à Anthony, l’ayant-droit de la défunte, qui éprouve un profond mépris pour sa grande tante. Néanmoins, la musique transcende les idées reçues et les a priori, et rassemble tant émotionnellement qu’artistiquement les deux protagonistes que tout oppose.
Profondément amoureux de l’art musical, Les Goûts et les Couleurs fait des chansons une mise à nue totale pour ses interprètes. Ce que les personnages ne savent pas verbaliser au quotidien se traduit dans leurs partitions, dans une communion absolue avec le public. Chanter est un acte passionnel, la réunion entre un artiste cueilli par l’émotion, et ses auditeurs qui y trouvent un écho à leurs propres tourments. Anthony et Marcia sont de deux milieux sociaux radicalement différents : le premier est un homme de la rue, alors que la seconde vit l’extase d’un quotidien d’artiste émergente. Pourtant, la musique les rassemble et leur romance naissante n’est jamais que le prolongement d’une fascination née du quatrième art. Avant les embrassades attendues, le jeune garçon tombe sous le charme de la chanteuse à travers ses clips : Michel Leclerc confronte les regards face caméra de ses deux personnages pour signifier deux cœurs qui se mettent au diapason. Pour parvenir à capter les moments les plus intenses, le réalisateur laisse souvent tourner la caméra, au-delà du délai des prises prévues, pour tenter de tutoyer un essentiel fragile et impossible à anticiper.
Si la musique est synonyme de passion, Les Goûts et les Couleurs y adjoint régulièrement une notion de douleur, souvent tue au quotidien. Dans ces moments les plus subtils, le film transcende les limites de l’écran pour s’épanouir dans l’expression sincère de sentiments enfouis. Ainsi, la chanson La Bougnoule de Daredjane, vive condamnation d’un racisme dont l’interprète se fait la pourfendeuse, n’a plus rien d’une simple ritournelle, elle est un cri de rage désesperé face à l’injustice. La place de la chanteuse est alors mise en perspective : peu importe si Daredjane a vécu ou non l’ostracisation, du moment que ses paroles touchent son auditoire. De la même façon, les complaintes de Marcia, parfois interrompues devant le tourbillon émotionnel qu’elles provoquent, ne lui appartiennent plus réellement. Elles deviennent des hymnes que s’approprie le public. La dévotion de Marcia pour Daredjane revêt un caractère unique : davantage que son ayant-droit, elle en est l’héritière spirituelle.
L’odyssée auditive se métamorphose en voyage temporel dans les différentes époques de la variété française. Michel Leclerc donne par instant des allures de faux biopic à Les Goûts et les Couleurs : dans des séquences imitant l’esthétique des clips indémodables, Judith Chemla se fait caméléon et offre mille peaux à Daredjane. Des airs subtils des années 1960 à l’émergence de la scène punk, ce personnage central a été de toutes les évolutions, et le film se transforme en leg. Cependant, Les Goûts et les Couleurs devient plus cynique au moment de décrire la scène musicale actuelle. Jamais le public n’est mis en accusation, et la place de juge lui est toujours octroyée : seul le temps sépare le bon grain de l’ivraie, et les tubes finissent invariablement par réunir les protagonistes autour d’un karaoké. Toujours est-il qu’au moment de se poser en témoin de la mode électro actuelle, Michel Leclerc est désabusé, terriblement défaitiste sur l’avenir à court terme d’une musique qui ne fait que recycler. Le personnage de DJ qu’incarne Artus, dans une performance assez grotesque, apparaît comme une forme de fronde contre la facilité artistique.
Mais la véritable charge que mène Les Goûts et les Couleurs est plus généralement étendue au pouvoir de l’argent, et à l’emprise qu’il a sur le domaine artistique. Au-delà de la grammaire doucereuse, parfois navrante, de la comédie romantique, le long métrage se permet quelques saillies acerbes intéressantes. Anthony est l’ayant-droit de Daredjane, pourtant, durant une grande partie du film, il ne voit que le bénéfice financier comme but ultime. La responsabilité morale envers la défunte ne l’effleure même pas. Dans le même ordre d’idée, le dévoiement total de l’œuvre de la chanteuse de la part de publicitaires voulant s’approprier son travail pour en détourner le sens profond est particulièrement condamné. Bien que Les Goûts et les Couleurs soit en partie financé par la SACEM, Michel Leclerc en dénonce le mode de fonctionnement robotique et purement administratif. L’interlocutrice d’Anthony est présente à chaque réunion relative à la vente des droits d’auteur, mais apparaît également au moment de faire l’inventaire des biens de Daredjane à mettre aux enchères, tel un vautour qui se repaît d’un cadavre. Néanmoins, et même si le film est parfois naïf, il reste cohérent dans sa vision d’un business sans merci mais nécessaire : la romance entre Marcia et Anthony symbolise aussi l’union entre l’artiste candide et les intérêts financiers. En trouvant brièvement l’équilibre, Michel Leclerc laisse planer l’espoir d’un futur possible.
Il revient cependant aux artistes de faire preuve d’une forme de déontologie. L’accomplissement créatif à un coût dans Les Goûts et les Couleurs, que certains sont prêts à payer au détriment de leur âme. De façon légère, la fabrication d’une image factice pour certaines starlettes éphémères est moquée, et le personnage du manager que joue Philippe Rebbot est presque l’incarnation d’un petit diablotin de la mauvaise conscience. Plus frontalement, la trahison morale d’une sculptrice qui accepte de vendre ses œuvres à une mairie qui remplace ainsi les bancs publics pour chasser les SDF est vécue comme l’ultime affront. Les Goûts et les Couleurs impose aux artistes une réflexion sur l’assouvissement de leur passion : la fin ne justifie pas les moyens, et l’oublier revient à perdre tout espoir d’avenir.
Au-delà de l’aspect doucereux d’une comédie romantique prévisible, Les Goûts et les Couleurs offre une réflexion intéressante sur la place de l’art dans la société moderne, et sur son accomplissement.
Les Goûts et les Couleurs est disponible en Blu-ray et DVD chez Pyramide Films, avec en bonus :
- Des versions intégrales des clips du film
- Des scènes de répétition
- Un entretien avec Michel Leclerc, Rebecca Marder, Félix Moati et Judith Chemla
- La bande annonce