La princesse errante
La princesse errante affiche

(流転の王妃)

1960

Réalisé par : Kinuyo Tanaka

Avec : Machiko Kyō, Eiji Funakoshi, Yomei Ryu

Film fourni par Carlotta Films

À la suite de Maternité éternelle, sa troisième réalisation, Kinuyo Tanaka occupe une place nouvelle dans le monde cinématographique japonais. Alors que la comédienne devenue metteure en scène avait âprement lutté face aux traditions patriarcales pour mettre en chantier ses premiers films, le succès de son œuvre précédente lui confère une aura particulière. Certes, les publicitaires ciblent bêtement un public exclusivement féminin au moment de promouvoir Maternité éternelle, mais l’intensité émotionnelle et la force d’évocation visuelle de Kinuyo Tanaka font de son long métrage un sommet du cinéma de l’année 1955. Néanmoins, au sortir de ce mélodrame bouleversant, la réalisatrice éprouve le besoin de renouer avec sa passion première : la comédie. Durant cinq années, Kinuyo Tanaka se consacre exclusivement à sa carrière d’actrice, expérimentant d’abord en tant qu’interprète le passage progressif du noir et blanc à la couleur. Seul un projet de grande envergure, à même de faire s’émouvoir l’âme sensible de cette grande dame de l’art japonais pouvait l’inciter à renouer avec la mise en scène. Lorsqu’en 1959, la société de production Daei annonce son envie de transposer à l’écran la biographie de Hiro Saga, épouse du frère de l’empereur du Mandchoukouo durant la Seconde Guerre mondiale, Kinuyo Tanaka saisit l’opportunité de livrer sa propre vision de cette véritable tragédie qui l’a émue. Le récit de la vie de Hiro Saga est un succès de librairie gigantesque, et Kinuyo Tanaka a déjà manifesté publiquement sa passion pour l’ouvrage. La Daei voit alors l’occasion de s’attirer les faveurs d’un public féminin grâce à la réputation de la réalisatrice, tout en propulsant sa star Machiko Kyō dans un rôle loin de ses prestations habituelles.

Pour livrer son intrigue, La princesse errante s’ancre dans la grande Histoire, et dans les démons de la Seconde Guerre mondiale, encore présents dans tous les esprits. En 1932, après des décennies de luttes d’influences entre le Japon et la Russie, les forces nippones annexent la Mandchourie et font de cette colonie un État fantoche, installant à sa tête l’empereur déchu de Chine, Puyi. Derrière cette indépendance factice du territoire se cache une incursion larvée du Japon en Asie continentale : Puyi n’est qu’une marionnette aux mains de l’envahisseur, et la police secrète militaire nippone fait régner la terreur absolue chez les civils. En 1945, alors que les efforts de guerre conjugués de l’URSS, de la Chine et des USA sont sur le point de faire abdiquer le Japon, Puyi est chassé du trône et arrêté alors qu’il tente de gagner l’archipel nippone, mettant ainsi fin à l’Histoire éphémère du Mandchoukouo.

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La princesse errante se place dans les coulisses de ce pouvoir illusoire, en relatant le parcours de Ryûko, évocation de Hiro Saga renommée pour le bien de la fiction, comme l’ensemble des protagonistes. Jeune fille de la noblesse japonaise aspirant à une vie de peintre, elle se voit contrainte d’épouser le frère de l’empereur du Mandchoukouo, Futetsu, interprété par Eiji Funakoshi. Contre toutes attentes, leur union de circonstances se transforme en mariage d’amour, et donne naissance à une petite fille, loin des palais de la capitale. Toutefois, le sort du pays est scellé à court terme : lorsque les forces alliées reprennent progressivement le contrôle du territoire, Ryûko est séparée de Futetsu, puis arrêtée. Dans des conditions de détention sordides, elle survit en compagnie de sa jeune enfant.

À l’instar de ses précédents longs métrages, Kinuyo Tanaka articule son regard entre passé, présent, et avenir dans La princesse errante. Si la cinéaste avait jusqu’alors toujours ancré ses histoires dans le Japon de son époque, la conscience des origines parfois ancestrales des maux contemporains, et une aspiration à un futur meilleur, étaient des constantes de sa filmographie de réalisatrice. En optant cette fois pour une fresque historique qui convoque la grande Histoire, Kinuyo Tanaka assume pleinement le poids de la responsabilité de rigueur. Cependant, bien que La princesse errante ne se dédouane jamais de dénoncer les horreurs de la Seconde Guerre mondiale, son récit épouse un point de vue intime pour tisser sa réflexion, faisant de la protagoniste le pivot autour duquel gravite un monde devenu fou. Plutôt que de faire étalage de visuels terrifiants, Kinuyo Tanaka emploie une succession de métaphores subtiles pour inscrire son œuvre sur la frise chronologique du XXème siècle. Le spectre du Japon impérial est convoqué dans le premier tiers du film, alors que les conventions de la noblesse entravent la libre expression de Ryûko, comme le manifeste l’extrême déférence aux parents et les protocoles de rigueur à la cour impériale. Mais dans l’ensemble de la filmographie de Kinuyo Tanaka , le film se démarque. Contrairement à ses réalisations précédentes, Kinuyo Tanaka manifeste une forme de défaitisme exacerbé quant au futur dans La princesse errante. L’ensemble des symboles qui représentent l’avenir sont viciés : le film s’ouvre sur le cadavre de l’enfant de Ryûko, annonçant l’issue fatale incontournable du récit dès les premières images. Plus implicitement, le destin du Mandchoukouo est lui aussi condamné à court terme, et rien ne peut y naître. Ainsi l’épouse de l’empereur est stérile, et sa condition la pousse dans une abîme morale, et les graines de fleurs que Ryûko a emporté du Japon ne germeront jamais dans son nouveau pays, comme si rien ne pouvait s’épanouir sur ces terres corrompues par la folie des hommes.

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La princesse errante illustre par ailleurs une fracture ostensible entre un pouvoir gargarisé de son luxe, et une population plongée dans l’effroi de la misère. Si l’essentiel du film fait étalage de décors fastueux de palais impériaux, quelques brefs retours à la rue et à sa vie courante sonnent comme de douloureux rappels à l’ordre. Ryûko constitue le chaînon manquant entre ces deux univers distincts, la seule capable de percevoir la détresse de la population. Si l’héroïne s’acquitte des protocoles monarchiques, et trouve sa place dans la cour de l’empereur, une larme qui perle dans ses yeux au moment d’affronter les détenteurs du pouvoir témoigne d’une forme de conscience de la vacuité des rites et de l’indécence de la richesse des dirigeants, alors que la population vit dans la misère. Lors d’une séquence au contact d’enfants désoeuvrés, c’est bien Ryûko qui est apostrophée et prise à parti par le peuple, alors que ses pairs ne seront jamais confrontés à pareille mise en scène. Par ailleurs, seule la protagoniste à conscience de la mainmise de l’armée japonaise sur le Mandchoukouo, alors que son époux et son beau frère croient tenir les rênes du pays. Lors d’une cérémonie protocolaire, Ryûko est rappelée à sa condition de marionnette par un gradé nippon qui lui intime l’ordre de gagner le second plan de l’image, ce que la princesse refuse obstinément de faire dans un acte de bravoure.

Cette notion de place impossible à trouver caractérise l’ensemble de la trajectoire de Ryûko. La princesse errante initie son périple par un profond déracinement culturel, duquel s’acquitte l’héroïne sans protester, mais envers lequel on perçoit le désaccord sous-jacent. En déplaçant l’intrigue du Japon au Mandchoukouo, Kinuyo Tanaka propose une première forme d’errance évoquée dans le titre de l’oeuvre, mais c’est avant tout en quittant le cocon bienveillant de la famille pour offrir une place précaire dans la cour de l’empereur que le film illustre cet exil. La seconde moitié du long métrage apparaît dès lors comme un prolongement : le vagabondage éprouvant imposé à Ryûko montre son désoeuvrement moral sous-jacent. Le corps et l’âme se rejoignent et souffrent désormais de concert. Ainsi, si l’épouse de l’empereur avait témoigné des turpitudes morales liées à sa stérilité dans l’introduction du récit, ses manifestations somatiques dans les geôles des prisons accentuent la détresse des personnages. L’enfant de Ryûko est une autre expression du désarroi lié à la perte des origines : née au Mandchoukouo, elle se trouve privée de ses racines durant la seconde partie du film. Kinuyo Tanaka oppose sa joie de vivre incessante, même au pire de la torture, à l’image de sa mort annoncée que la réalisatrice installe dès l’introduction du long métrage.

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De plus, la condition de prisonnière qui caractérise Ryûko dans la seconde portion du film est elle aussi annoncée dès la première partie. Reprenant une symbolique déjà employée dans Maternité éternelle, Kinuyo Tanaka met régulièrement en scène son héroïne derrière les barreaux d’une fenêtre avant qu’elle ne soit réellement captive, comme pour préfigurer de sa condition à venir, tout comme pour accentuer le cloisonnement profond de sa psyché, obligée de se plier au cadre de la cours impériale. Ryûko n’a aucune emprise sur le destin, ne peut influer sur les décisions émanant du pouvoir, tout comme l’empereur du Mandchoukouo et son frère ne peuvent diriger leur pays, eux qui sont sous la coupe des forces japonaises. Au fil de l’œuvre, le spectateur assimile que la protagoniste est née prisonnière : d’abord de conventions, puis d’un statut de noble, et enfin de véritables tortionnaires. Le maigre oasis de bonheur prodigué par la satisfaction d’un mariage heureux et d’une connivence entre époux est lui aussi segmenté par Kinuyo Tanaka, déesse cruelle du récit. L’explosion du couple provoquée par l’Histoire est également doucement amorcée par la mise en image : passé l’union visuelle des premiers moments, La princesse errante utilise les lignes du décor pour cloisonner mari et femme, chacun d’un coté de l’image, à jamais séparés, bien avant que le scénario ne confirme la fracture.

Le point de vue proposé par La princesse errante n’est donc pas global, mais personnel. Même si elle ne s’en déconnecte jamais totalement, Kinuyo Tanaka ne souhaite pas disserter sur la grande Histoire, mais s’attacher au parcours d’une femme unique pour en saisir les tourments. La cinéaste ne souhaite évidemment pas défendre Ryûko, ni la condamner, mais simplement la comprendre. La metteure en scène est témoin, charge au spectateur de se placer en juge s’il estime la démarche nécessaire. Thème tanakien par excellence, la poursuite artistique qui est adjoint à Ryûko place la protagoniste dans la continuité des héroïnes de la cinéaste. Après la mise en image de l’art épistolaire dans Lettre d’amour, et de la poésie dans La lune s’est levée et Maternité éternelle, la réalisatrice fait cette fois de la peinture la passion de son égérie. Symboliquement, alors qu’on la prive de cette pratique dans les premières minutes du film, Ryûko renoue avec l’art pictural dans une des rares séquence qui témoigne d’une forme de bonheur, alors que le décor exposé à l’écran et la toile de la jeune fille sont mis sur le même plan de l’image dans une volonté de symbiose. Il reste intriguant de constater une forme de transfert propre au cinéma de Kinuyo Tanaka : une fois de plus, à l’instar de la cinéaste elle-même, l’héroïne du film affronte les dogmes sociétaux qui entendent l’entraver, et tandis que La princesse errante est le premier long métrage en couleur de la cinéaste, elle choisit de quitter le monde des lettres de ses premières réalisations pour offrir une expression plus photo réaliste du monde à sa protagoniste.

Davantage un portrait intime qu’une chronique historique, La princesse errante adopte un point de vue personnel pour tisser un noble mélodrame dans lequel Kinuyo Tanaka manifeste une maîtrise visuelle indéniable.

La princesse errante est disponible dans le coffret événement de Carlotta Films qui compile les six films réalisés par Kinuyo Tanaka, mais également un documentaire de Pascal-Alex Vincent sur la cinéaste. En bonus vous pourrez retrouver:

  • Un livret de 80 pages de Pascal-Alex Vincent
  • Une préface pour chaque film de Lili Hinstin, programmatrice à la Villa Médicis
  • Une Analyse pour chaque film de Yola Le Caïnec, chercheuse en Histoire du cinéma
  • Un entretien avec Ayako Saito, chercheuse et professeure à l’université de Tokyo, autour du film Maternité éternelle
  • Des bandes annonces

Nicolas Marquis

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