La nuit des femmes
La nuit des femmes affiche

(女ばかりの夜)

1961

Réalisé par : Kinuyo Tanaka

Avec : Chisako Hara, Akemi Kita, Yōsuke Natsuki

Film fourni par Carlotta Films

À l’orée des années 1960, la société de production Toho est au sommet de sa popularité. Fort des succès publics des Sept samouraïs, ou de la saga Godzilla, les studios abordent cette nouvelle décennie le vent en poupe, multipliant les projets de grande envergure devenus cultes. Néanmoins, une forme de désarroi s’empare d’une partie des auteurs japonais : le genre dramatique souffre de cette accumulation de longs métrages à gros budget, et se voit relégué au second plan. Après avoir fait les grandes heures du cinéma nippon au cours des années précédentes, les films de société sont légèrement mis au ban de l’industrie, provoquant une gronde larvée chez les artistes. Consciente de cette réalité et de la manne financière potentielle que peuvent continuer d’apporter ces œuvres, la Toho prend le contrepied de l’évolution du marché, et mise sur une résurgence de ces longs métrages ancrés dans le quotidien japonais. La nuit des femmes est une manifestation concrète de cette volonté : en faisant appel à Kinuyo Tanaka pour la réalisation du film, la Toho s’adjoint les services d’une spécialiste du genre. De plus, la société de production reconstitue le duo responsable du succès de Maternité éternelle, puisque La nuit des femmes marque la réunion de la cinéaste avec la scénariste Sumie Tanaka.

Le long métrage se présente comme une photographie de son époque, en offrant une mise en image d’un problème de société omniprésent dans le Japon contemporain. En 1961, la prostitution a été abolie depuis à peine trois ans dans l’archipel, et la réinsertion complexe des anciennes travailleuses du sexe est un profond dillème. Outre l’ostracisation dont souffrent ces femmes, le proxénétisme à quitté les maisons closes devenues illégales pour envahir les rues, malgré son interdiction formelle. Le pays ne peut plus détourner le regard, le marchandage des corps s’affiche à la vue de tous. Pour le cinéma, la trajectoire de celles qu’on appelle les pan-pan n’est pas un sujet tabou, et nombre de films l’ont déjà évoqué, mais Kinuyo Tanaka et Sumie Tanaka y apportent un point de vue féminin presque inédit. Si la réalisatrice avait déjà partiellement évoqué le sujet dans Lettre d’amour, elle peut désormais exprimer sa vision artistique plus librement, en prenant en compte la nouvelle législation. Pour étayer leur vision de l’impossible réinsertion des anciennes prostituées Kinuyo Tanaka et Sumie Tanaka effectuent un travail de recherche approfondie, visitant certains centres de réhabilitation pour enrichir le scénario de La nuit des femmes.

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Le film oscille entre écriture plurielle et histoire intime. La nuit des femmes présente initialement la vie d’un centre de réinsertion, multipliant les personnages qui sont autant de nuances de la prostitution, avant de se centrer progressivement sur Kuniko (Chisako Hara), une jeune femme récemment libérée de l’institut. Désormais employée dans une épicerie, elle doit faire face aux préjugés et à la médisance de ceux qui l’entourent et qui ont découvert son passé. Rapidement, sa position devient intenable, et Kuniko sombre dans l’effroi moral, alternant rechute dans le monde de la prostitution, retour à la maison de réhabilitation et nouveaux emplois dans lesquels elle est perpetuellement dénigrée pour avoir vendu son corps.

L’approche initiale de Kinuyo Tanaka confine au documentaire. Dans une exposition claire des faits, la cinéaste se réclame du cinéma vérité, proche du reportage. Dès les premières secondes, des coupures de presse et une voix off font état de la législation du pays, et des problèmes liés à ces nouvelles règles. Cependant, c’est principalement à travers une séquence de visite du centre de réinsertion que La nuit des femmes restitue concrètement la photographie de la société dont la cinéaste à été témoin lors de ses travaux de recherche précédant le tournage. Dans une scène conséquente, le public est assimilé à un groupe de femmes venues visiter l’institut, perçant ainsi à jour l’intimité des pensionnaires. À travers une succession de moments parfois triviaux, le spectateur est confronté à la réalité des faits, et Kinuyo Tanaka profite de l’occasion pour insuffler de l’empathie envers les anciennes pan-pan. Les moyens mis en œuvre pour les réhabiliter s’étalent, semblant parfois utiles, à d’autres moments vains. La visite du centre est néanmoins l’occasion pour La nuit des femmes de dénoncer la vacuité d’une solution généralisée illusoire, à un dilemme de société qui nécessite une réponse au cas par cas. Si la bienveillance de la directrice n’est jamais remise en cause par le récit, la volonté d’incarner un grand nombre de prostitués permet de se confronter à une multiplicité de personnalités, et de comprendre que chaque trajectoire est unique. Par ailleurs, en livrant une scène d’évasion, le film témoigne du désarroi de certaines détenues, incapables de trouver secours dans un système institutionnalisé.

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Le partage d’une douleur commune alimente cependant la vie du centre, et esquisse les contours d’une solidarité féminine de circonstance. Au fil de séquences chorales de dortoir, La nuit des femmes montre une union tangible entre les pan-pan. Personne ne comprend mieux une prostituée qu’une autre travailleuse du sexe selon la logique du film. La main secourable de la directrice du centre à tout loisir d’être saisie ou non, mais la libération de la parole dans l’intimité des chambres est une constante à laquelle nul personnage ne se soustrait. Kinuyo Tanaka fait des dialogues le vecteur premier de l’empathie propre à son film, donnant ainsi la parole à ces exclues de la société japonaise. La nuit des femmes opère néanmoins une effroyable symétrie : si les chambres de l’institut sont le lieu propice aux confessions, celles de l’usine où travaille Kuniko deviennent le théâtre de l’horreur absolue. La protagoniste y est ostracisée, avant que la torture physique ne finisse par s’exprimer dans une scène difficilement soutenable. Alors que le film établissait préalablement la duplicité morale des collègues de Kuniko qui monaiyent leurs charmes en flirtant avec la limite de la prostitution, le déferlement de violence qu’elles infligent à l’héroïne témoigne d’une hypocrisie latente. Le déchirement du corps prolonge celui de l’âme, et la maltraitance la plus affirmée provient des ces ouvrières pourtant proches moralement des femmes de l’institut. Par ailleurs, Kuniko est l’incarnation d’une exclue parmi les exclues : elle n’est pas que pan-pan, elle est yo-pan, une prostituée qui a vendu son corps aux occidentaux, déshonneur absolu pour la société nippone étroite d’esprit.

La réinsertion impossible est alors accentuée, et dramatiquement matérialisée par la souffrance physique. Aucun chemin de vie ne permet à Kuniko d’atteindre l’épanouissement. Qu’elle taise son parcours antérieur, comme lors de son passage dans l’épicerie, ou qu’elle l’affirme clairement, comme à l’usine, elle finit par souffrir d’un passé dont elle était pourtant esclave. La rédemption est fatalement inatteignable, puisque personne n’est prêt au pardon. En affichant clairement Kuniko en victime de l’époque, La nuit des femmes force le spectateur à s’attacher affectivement à elle. Kinuyo Tanaka oppose toutefois un miroir à la société nippone. Si le public peut s’assimiler à l’héroïne, la réalisatrice du film tient à le confronter aux insidieux préjugés de son temps. Dans une séquence où Kuniko perçoit des bribes de conversation des épiciers qui l’emploient, la cruauté s’exprime par le dialogue, alors que les deux époux médisent sur la fragile jeune femme. Kinuyo Tanaka place Kuniko en hauteur, jetant son regard vers le salon en contrebas, comme un spectateur omniscient de l’intimité de ceux qui la jugent et la honnissent. Le spectateur ne peut plus se réfugier dans l’incarnation de l’ancienne pan-pan, il est renvoyé à sa propre condition de citoyen capable de tenir des propos féroces dans le secret de son foyer.

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La nuit des femmes ne contrebalance que timidement cette dureté, tant chaque élan du cœur est contrarié par les carcans de la société nippone. Lorsque l’attirance n’est pas le fruit d’un pur appétit charnel, comme c’est le cas d’une amie de Kuniko qui travaille dans un restaurant et qui doit affronter les sous-entendus de certains clients, la complicité du cœur est mise à mal. Alors que la protagoniste finit par s’épanouir dans un travail auprès des plantes, sous le toit d’une serre, une image de la renaissance est insufflée à travers le cycle perpétuel de la nature. C’est ici que Kinuyo Tanaka tisse une romance tangible avec un homme qui perçoit la beauté de l’âme de Kuniko, au-delà de son passé. Néanmoins, le poids des traditions ancestrales, thème tanakien récurrent, éprouve l’idylle. Descendant d’un samouraï, le jeune garçon ne peut épouser une femme qui a vendu ses charmes : peu importe sa volonté propre, sa lignée lui interdit le bonheur de cette union de sentiment. La réalisatrice oppose alors visuellement la modernité et l’image d’un Japon immémorial. Alors que Kinuko est en vétements occidentaux, la femme qui lui délivre une lettre annonçant l’imposibilité de ces fiancailles esperées est vétue d’un kimono traditionnel, en complète opposition. Passé et présent se confrontent et se défient, les pan-pan sont condamnés par les préjugés, comme c’était déjà le cas dans Lettre d’amour.

Cet élan fataliste du récit apparaît comme l’apogée d’une démarche générale pour La nuit des femmes. Le constant retour à une noirceur morale opaque fait du récit une épreuve émotionnelle. Que ce soit pour Kimiko ou pour toutes les autres pensionnaires de l’institut, la rue et le marchandage des charmes est une malédiction vouée à se réitérer à l’infini, comme un cruel cercle vicieux. Le film interroge ouvertement sur un pardon que la société n’est pas prête à prodiguer à ces jeunes femmes. À l’évidence, l’effort nécessaire à la réinsertion est effectué par les anciennes pan-pan, seule l’acceptation des gens qui se gargarisent de leur vertue leur interdit la rédemption. La complicité entre anciennes prostituées à beau esquisser un début de solution, Kinuyo Tanaka renvoie chaque citoyen japonais à sa propre capacité à l’indulgence, au-delà de la salle de cinéma. Le poids d’un passé qui annihile le futur est symboliquement ancré dans la chair des protagonistes, pour signifier l’impossibilité d’une rédemption espérée : l’effroyable tatouage que le proxénète de Kuniko a infligé à la belle est une marque indélébile, prolongement visuel du rappel constant des origines qui s’oppose verbalement à la protagoniste. Kinuyo Tanaka tient néanmoins à terminer son film sur une note d’espoir, certes douce-amère, mais plus positive que le retour à la rue de Kuniko imaginé initialement par Sumie Tanaka. Cependant, en ayant distillé préalablement l’image du suicide d’un autre personnage, La nuit des femmes assume sa part de malheur irrévocable et incontournable.

La nuit des femmes constitue un film important dans l’évolution de la société nippone, renvoyant chaque spectateur à sa propre capacité au pardon et à l’empathie. Sans faux-semblant, Kinuyo Tanaka confronte son pays aux exclus de la société.

La nuit des femmes est disponible dans le coffret événement de Carlotta Films qui compile les six films réalisés par Kinuyo Tanaka, mais également un documentaire de Pascal-Alex Vincent sur la cinéaste. En bonus vous pourrez retrouver:

  • Un livret de 80 pages de Pascal-Alex Vincent
  • Une préface pour chaque film de Lili Hinstin, programmatrice à la Villa Médicis
  • Une Analyse pour chaque film de Yola Le Caïnec, chercheuse en Histoire du cinéma
  • Un entretien avec Ayako Saito, chercheuse et professeure à l’université de Tokyo, autour du film Maternité éternelle
  • Des bandes annonces

Nicolas Marquis

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