Un accident de chasse
Un accident de chasse affiche

(Мой ласковый и нежный зверь)

1978

Réalisé par : Emil Loteanu

Avec : Galina Belyaeva, Oleg Yankovsky, Leonid Markov

Film fourni par Rimini Éditions

Fidèle à ses racines, le réalisateur Emil Loteanu a fait de l’évocation de ses origines moldaves et de la culture tzigane un fil rouge de sa carrière. Enfant de la Seconde Guerre mondiale, le cinéaste a conquis le monde du septième art soviétique à travers ses œuvres empruntes du mysticisme et de la poésie propre à son pays. Si en 1978, les dirigeants de l’URSS contraignent les artistes et craignent un effritement du bloc face à l’envie légitime des peuples de retrouver leur souveraineté, le metteur en scène réussit néanmoins à faire du cinéma une expression de la fierté nationale de sa terre natale. Avec Les Tziganes montent au ciel, son film demeuré le plus célèbre, il revendique avec fougue son appartenance à une contrée faite de milles contrastes et rencontre un succès inespéré. Auréolé de cette gloire nouvelle, Emil Loteanu devient un réalisateur iconique de la société de production Mosfilm, le plus grand studio soviétique de l’époque. Dès lors attendu par la critique et les spectateurs, il se voit offrir un projet d’apparence plus classique mais dans lequel il souhaite insuffler son audace formelle. En adaptant à l’écran une pièce d’Anton Tchekhov, Drame de chasse, ici rebaptisée Un accident de chasse, le nouveau porte-étendard du cinéma soviétique s’approprie les écrits de l’auteur mythique du XIXème siècle. Les rebondissements dramatiques sont désormais conjugués avec une musique entêtante et omniprésente, manifestation onirique de l’âme des personnages. Grâce à Un accident de chasse, un long métrage soviétique fait l’ouverture du Festival de Cannes pour la toute première fois en 1978. L’esprit rêveur d’Emil Loteanu s’expose à la vue de tous et se redécouvre aujourd’hui en Blu-ray et DVD, dans la nouvelle collection de Rimini Éditions consacrée au cinéma russe.

En pleine campagne, l’aristocratie étale ses richesses. Réunie dans la demeure du comte Kameyev (Kirill Lavrov), une assemblée disparate de nobles s’enivre et festoie. Parmi eux, le magistrat Kamyshev (Oleg Yankovsky), venu de Saint-Pétersbourg, profite des excès de son hôte et l’accompagne dans sa débauche. Cependant, l’intérêt des convives se porte rapidement sur Olga (Galina Belyaeva), une jeune sauvageonne rurale qui fascine les hommes par sa beauté. Tempétueuse et ensorcelante, la jeune fille d’origine simple séduit ostensiblement Kamyshev. L’attirance semble réciproque mais les jours suivants la bacchanale sèment la confusion. Renonçant à sa passion naissante mais déjà intense pour l’homme de loi, Olga consent à un mariage de raison qui la plonge dans le désespoir, avec Urberin (Leonid Markov), un riche et autoritaire veuf de la région, dans le seul but de s’élever socialement. En secret, Kamyshev et Olga entretiennent la flamme de leur amour, alors qu’autour d’eux le malheur les accable et que la mort louvoie.

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Apparaissant initialement dans une robe d’un rouge intense au milieu des bois environnant la luxueuse demeure du comte Kameyev, Olga est une nymphe de la nature, l’incarnation d’un esprit sauvage que l’aristocratie russe veut domestiquer sans jamais réussir à véritablement la dompter. Convoquant dans son sillage la force des éléments, et notamment d’un vent ébouriffant qui souffle les costumes étriqués des hommes affamés de chair, la femme au centre de toutes les convoitises affirme son esprit mutin et revèche face à l’appétit de ses prétendants. Insoumise, elle ne se plie que dans la contrainte, se révèle incapable de mentir et de conserver le masque froid qu’exige d’elle une société patriarcale oppressante, après ses fiançailles. Dans la cage d’une union délétère, l’oisillon délicat se meurt désormais privé du réconfort d’un jardin d’Eden perdu à jamais. Le titre original du film, traduisible par “Mon tendre et doux animal sauvage” prend tout son sens. Entre les murs des froides maisons, Olga agonise, d’abord dans l’âme puis physiquement, comme les bêtes chassées lors d’une battue, au cours du virage dramatique d’Un accident de chasse. La beauté de la nature ne peut pas être capturée, elle s’évapore dès lors qu’on tente de l’apprivoiser. Régulièrement, les visions hypnotisantes de l’égérie d’Emil Loteanu sont associées à des évocations d’autres animaux, perpétuant l’idée qu’Olga est une personnification de la nature. Tout comme les chevaux qui galopent fougueusement au début du film mais qui sont harnachés par la suite, la belle est d’abord libre avant de souffrir des chaînes d’un mariage choisi mais source de malheur.

Attirée par le miroir aux alouettes d’une bourgeoisie qu’elle observait avec envie, Olga a consenti à s’unir, réalisant trop tard que son fantasme d’une ascension sociale est une descente aux enfers. Pourtant, Un accident de chasse lui confère presque un don de prescience dans l’entame du récit, qui illustre la dualité constante de l’âme de l’héroïne. Olga est prête à mourir pour assouvir ses ambitions, mais seulement si elle gît inerte en habits de luxe, frappée par la même foudre divine qui a emportée sa mère auparavant. Les planches de bois défraîchies qui forment les murs de son logis sont ornées de photographies de mode, sur lesquels la jeune femme à grossierement collé sa tête. Elle vit dans l’antichambre de la noblesse, à la fois incroyablement proche physiquement et terriblement loin moralement des hommes fortunés. Son habitat s’oppose d’ailleurs en tout point à la demeure de son futur époux, ou à celle du conte Kameyev, accentuant le contraste entre les deux mondes. Les teintes sombres mais chaleureuse de la bâtisse de fortune s’opposent à celles blanches et froides des véritables palais de la haute société. La nouvelle demeure est une “cage”, titre longtemps envisagé pour le long métrage, dans laquelle la jeunesse est violentée et ultimement sacrifiée sur l’autel des conventions, par de vieux hommes. Passé et futur d’Olga se manifestent en un instant bien précis et hautement significatif, lors de son mariage. Sur le perron de l’église, son père garde champêtre l’attend, ultime reliquat de ses jeunes années, mais dans sa main il tient un fusil, instrument à venir de sa déchéance. Au comble de la folie, l’aïeul lève le voile sur son être déchiré.

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L’aristocratie russe est donc librement perçue comme un agent corrupteur qui trahi la pureté d’Olga dans un spectacle décadent. À la vision initiale de la vie qu’incarne la jeune femme succède presque immédiatement une fête de toutes les débauches, où l’alcool ruissèle jusque sur les chemises immaculées des nobles. Même Kamyshev, pourtant longtemps envisagé comme la seule voie de secours à la demoiselle en perdition, s’est perverti dans ce spectacle tragi-comique, sans cesse exacerbé par Un accident de chasse. Puisque tout est autorisé à ces hommes, ils ne répondent plus à aucune limite, pas même celle de leurs corps éreintés de fatigue au bout d’une nuit sans fin, uniquement mus par la volonté primaire d’absorber un nouveau verre d’alcool. Le puissants ont enivré Olga autant qu’il se sont saoulés, mais l’ont empoisonnée de leur venin. Leurs univers sont trop distincts pour communier dans l’harmonie, pas même lorsque l’amour sincère les réunit. La haute société est une gangrène pour les gens simples rendus invisibles et corvéables à merci selon le moindre caprice. Le monde est régi par des tyrans incapables de percevoir leur malfaisance derrière le masque de leur opulence, des conquérants du beau au service du laid, qui investissent la forêt pour y étaler un luxueux pique-nique. Conscient de cette vérité propre à l’écrit de Anton Tchekhov, Emil Loteanu invite ses acteurs à exprimer pleinement leurs émotions, à démultiplier les expressions de leur rage, de leur colère et de leur déviance, rendant l’odyssée éprouvante plus intense que sur les planches. À ces être néfastes, Un accident de chasse réserve un triste sort. Un à un, ils sont chassés du cadre angélique de la nature pour être renvoyés vers Saint-Pétersbourg, le plus souvent accompagnés par une perte de leur statut social. Ils sont omnipotents mais ne sont pas intouchables, et la présence d’un personnage taiseux qui les juge presque constamment de son regard perçant les renvoie à la vacuité de leurs existences éphémères.

Dépourvu de délicatesse, les nobles d’Un accident de chasse ne sont toutefois pas privés d’émotions. Emil Loteanu fait ici un usage tout particulier de la musique, presque toujours diégétique, qui donne parfois au film des allures de triste opéra. Les membres de l’orchestre tzigane omniprésent ne sont pas de simples serviteurs supplémentaires, ils exercent la même fonction que les chœurs des tragédies grecques antiques en manifestant musicalement les tourments des personnages. La vérité de l’âme se décèle bien plus facilement dans les mélodies qu’offre le long métrage que dans les traits du visage des acteurs parfois impassibles. Les airs de guitare mélancoliques, les chants macabres et les complaintes lascives sont autant de nuances qui étoffent la complexité des protagonistes du récit. Même s’ils ne s’en rendent pas compte, la fortune des nobles leur permet de s’entourer de bien matériels qui trahissent leur sensibilité à l’art, et les partitions jouées deviennent alors une émanation d’une part significative de ce qu’ils sont. Dans le premier plan le montrant, le comte Kameyev est ainsi vu en train de reconstituer une statue. Le vieil homme n’a pas conscience de la portée de son geste et son manque de sensibilité interdit formellement de le considérer comme un quelconque poète, mais son geste tend vers une spiritualité implicite. Plus tard dans le film, le même personnage évoque son intérêt pour une multitude de religions différentes, laissant à penser qu’il est, malgré tous ses excès, en quête d’une vérité supérieure. Dramatiquement, Olga est la plus consciente d’être une rêveuse, mais la musique qui lui est associée n’est jamais un témoignage de la réalité, mais plutôt une manifestation de ses illusions. Emportée par le flot effrénée de la valse qui ouvre le bal de son mariage, un thème devenu mythique en Russie, la jeune femme se laisse aller à la rêverie et s’imagine dans les bras de Kamyshev, alors qu’à l’image elle semble léviter. Seul le magistrat évolue entre fantasme et réalité, prisonnier affectif entre son attirance charnelle pour une chanteuse tzigane et la lecture d’œuvres littéraires d’Alexandre Dumas que lui offre son logeur.

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Kamyshev est donc le frêle espoir d’un équilibre entre passion et raison, pourtant, contrairement à la pièce d’Anton Tchekhov, Un accident de chasse prive le spectateur de ce mirage dès l’entame. Prenant la forme d’un gigantesque flashback dans la campagne russe, le film s’ouvre néanmoins sur une vision du futur, au cours de laquelle le protagoniste confie une de ses nouvelles à un éditeur, en lui avouant le caractère autobiographique de celle-çi et le rôle macabre qui y est le sien. Le long métrage est une course effrénée et désespérée contre une mort annoncée dès le début du film, clairement évoquée dans le titre et sans cesse prophétisée par l’apparition de fusils de chasse, qui ont donné leur nom à un célèbre artifice de mise en scène associé au dramaturge russe. Le comte Kameyev se fait même faucheuse allégorique, se convaincant de son propre décès prochain et se servant de sa prédictions comme une excuse à tous ses excès. Néanmoins, si le sort d’Olga est tragique, celui des nobles est plus métaphorique. Le sang ne coule pas de leur corps, c’est la perte de leurs privilèges qui signe la fin de leur destin. Si le film est une parenthèse bucolique de verdure, il est entouré en introduction et en conclusion par la vue d’une neige opaque, froide comme la mort, couleur par ailleurs régulièrement associée aux vêtements de Kamyshev, pourvoyeur de la fureur aveugle et effroyable.

Un accident de chasse conjugue la beauté formelle, l’ingéniosité de la mise en scène, et la profondeur de son récit, dans un ballet macabre. Une prouesse visuelle et scénaristique qui s’appréhende avec respect et humilité.

Un accident de chasse est disponible en combo Blu-ray et DVD, dans la nouvelle collection cinéma russe de Rimini Éditions, avec en bonus : 

  • Une interview de Joël Chapron, spécialiste du cinéma russe

Le film est disponible à l’achat via le lien suivant :
https://store.potemkine.fr/dvd/3760233156970-un-accident-de-chasse-emil-loteanu/

Nicolas Marquis

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