La Voix d’Aida

(Quo Vadis, Aida?)

2021

Réalisé par: Jasmila Žbanić

Avec: Jasna Đuričić, Izudin Bajrović, Boris Ler

En 1995, l’Europe est à feu et à sang: alors que la Yougoslavie s’effondre, une guerre éclate pour le contrôle des territoires entre les différentes ethnies. Le 11 juillet, les troupes serbes du terrifiant Mladic marchent sur la ville bosniaque de Srebrenica, pourtant considérée comme une zone protégée par l’ONU. La population civile est contrainte de s’exiler vers le campement des casques bleus. Toutefois, la place manque et de nombreuses personnes sont contraintes de vivre aux portes du complexe. Après un accord passé entre Mladic et l’ONU, tous ces réfugiés sont censés avoir la possibilité de quitter les lieux en toute sécurité mais l’horreur va alors éclater. Les troupes serbes vont séparer femmes et hommes, les premières pour les envoyer au loin, les seconds pour les massacrer. Plus de 8000 personnes, dont de jeunes adolescents, vont perdre la vie dans une boucherie, l’une des plus sanglantes depuis la Seconde Guerre mondiale, dans ce qui est aujourd’hui considéré comme un génocide.

C’est une immersion dans la vie de ces réfugiés, entre le moment où ils quittent leur maison et celui où l’infâme se produit, que nous propose “La voix d’Aida” de Jasmila Zbanic. On y suit le périple d’une traductrice, Aida (Jasna Djuricic), faisant la liaison entre les casques bleus et ses concitoyens. Tiraillée entre son devoir et une lutte personnelle et intense pour sauver son mari et ses deux fils, cette femme forte va être poussée dans ses derniers retranchements.

Le rôle d’interprète d’Aida apparaît comme une idée intelligente. De par sa position, ce personnage principal se retrouve pris entre deux feux, un pied dans l’intimité des casques bleus, l’autre dans cette foule titanesque qui s’entasse dans un état de pauvreté totale. Narrativement, Jasmila Zbanic réussit ainsi à faire le pont entre l’échelle politique et la sphère intime. On pense être dans une odyssée personnelle au bout de l’horreur et on se rend compte que malgré nous, on assimile le dilemme de ces militaires soumis à leurs supérieurs.

C’est d’ailleurs une vision sans concession de l’indifférence internationale de l’époque pour les maux de l’ex-Yougoslavie qu’expose “La voix d’Aida”: les soldats n’apportent que peu de soutien, apparaissent parfois cruels, et les actions des dirigeants répondent plus à une logique mathématique qu’humaine. L’ONU est impuissante devant le massacre.

« Seule face au drame »

Face à cette machine infernale, une femme, seule devant l’adversité et à bout de force. Le scénario ne propose presque aucun autre personnage féminin et ce processus appuie la lutte d’Aida. En ne lui opposant que des hommes, sûrement un brin trop caricaturaux par instants, on crée implicitement un contraste: le spectateur prend inconsciemment le partie de cette mère plutôt que celui de la logique militaire, et encore moins celui des barbares assoiffés de sang.

Une héroïne avec laquelle on fait corps. La caméra reste proche d’elle grâce à de grands mouvements, même lorsqu’elle déambule à vive allure entre les réfugiés. On est presque immergé physiquement dans ce périple. Pour susciter l’affection et l’émotion, ce sont des instants plus posés qui s’affirment, des scènes de dialogue où l’âme d’Aida se dessine.

Intelligent d’ailleurs de la part de Jasmila Zbanic de proposer quelques fulgurances de vie dans son histoire. Une naissance imprévue dans le camp de réfugiés, ou un petit flashback nous proposant une vision de “l’avant-guerre”, et c’est un peu d’affect qu’on crée. Un choix judicieux car sans cela, on serait tenté de se désintéresser de ce long métrage parfois répétitif par nature. Le spectateur devient un témoin privilégié d’une histoire qui se déroule quasiment en temps réel et cela implique une forme d’errance qui peut rebuter malgré un montage au niveau de la tâche

Puis il y a cette foule, immense, en haillons. Des hommes et des femmes qui ont absolument tout perdu et qui végètent dans l’attente d’une main tendue. La réalisatrice de “La voix d’Aida” va s’appuyer sur de grands mouvements de foule pour donner du souffle et de l’ampleur à son histoire, une dimension supérieure. C’est sans doute là que réside le cœur du film, dans le destin tragique de ces simples civils qui se retrouvent privés de dignité. Jasmila Zbanic assimile cet aspect du récit dans sa réalisation et va proposer entre autres une saturation sonore cohérente. Il plane sur “La voix d’Aida” un brouhaha permanent, la parole de ceux qu’on oublie et que notre héroïne doit représenter.

La voix d’Aida” ne se résume pas à une simple leçon d’Histoire, c’est avant tout une odyssée humaine, un film qui expose l’horreur à une échelle intime pour marquer le public.

Nicolas Marquis

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