(Thinner)
1996
Réalisé par : Tom Holland
Avec : Robert John Burke, Lucinda Jenney, Joe Mantegna
Film fourni par Rimini Éditions
À l’entame des années 1980, l’auteur culte Stephen King est un homme à la dérive. Ses romans et les nombreuses adaptations cinématographiques qui en découlent lui permettent d’atteindre des sommets de popularité, mais son hygiène de vie désastreuse met en péril sa santé. Sa consommation excessive d’alcool, de cigarettes, et surtout de nourriture, provoquent l’inquiétude de ses proches et de ses médecins. Décidé à se reprendre en main, l’auteur entame un régime drastique pour assainir sa condition physique, et quitter son obésité naissante. À travers son style d’écriture horrifique et fantastique habituel, il s’adonne à l’élaboration d’un ouvrage dans lequel il transpose ses tourments de l’époque pour prendre du recul sur l’épreuve qu’il traverse, tout en y injectant ses angoisses : La Peau sur les os. Écrit sous son pseudonyme usuel de Richard Bachman et sorti en 1984, le livre connaît d’abord un succès modeste, avant de progressivement devenir un véritable phénomène de librairie, constituant l’un des plus grands succès commerciaux de l’écrivain déjà habitué aux grands tirages. Durant quarante-deux semaines, le roman figure dans le classement des best-seller du prestigieux New York Times, témoignage de l’adhésion du public à cette nouvelle particulièrement sombre. Habitué à voir ses ouvrages prendre le chemin des salles de cinéma, Stephen King rêve alors d’une adaptation filmique rapide de son œuvre, mais le parcours se révèle semé d’embûches pour La Peau sur les os.
Initialement proposée en 1986 au producteur Dino De Laurentiis en vue d’une réalisation confiée à Sam Raimi, la transposition cinématographique de La Peau sur les os se heurte à des problèmes de calendrier. Stephen King est un grand amateur du metteur en scène et rêve d’une collaboration, mais le cinéaste est à ce moment en pleine élaboration de Evil Dead 2 et ne peut accepter le projet. Dino De Laurentiis décide alors de se dessaisir de l’adaptation et c’est un producteur proche de Stephen King qui saute sur l’occasion de s’emparer de l’ouvrage, en 1989 : Richard P. Rubenstein. Les deux hommes se connaissent parfaitement et ont déjà œuvré ensemble sur les films Creepshow et Stephen King’s Golden Tales. Rapidement, une sommité du cinéma d’horreur des années 1980 est désignée pour la réalisation et une partie de la scénarisation du projet en la personne de Tom Holland. Cinéaste à l’origine des succès commerciaux Vampire… vous avez dit vampire ? et Jeu d’enfant, le metteur en scène est une personnalité qui compte dans le septième art d’épouvante, même si sa carrière connaîtra un coup d’arrêt brutal par la suite. Pourtant, La Peau sur les os met plus de six ans à voir le jour : son ton macabre et sombre, mais aussi la nécessité d’employer des effets spéciaux très ambitieux pour l’époque conduisent la plupart des studios à refuser la mise en chantier du long métrage, avant que Spelling Films et la Paramount ne tentent le pari.
La Peau sur les os narre le parcours de Billy Halleck (Robert John Burke), avocat talentueux mais sans scrupule, et par dessus tout amateur inconscient de bonne chair, au point d’être dangereusement obèse. Bien que son épouse Heidi (Lucinda Jenney) tente de lui faire suivre un régime, Billy ne cesse de se goinfrer à l’extrême. À la suite d’une soirée arrosée, et tandis que sa compagne lui offre une fellation pendant qu’il conduit, le protagoniste distrait renverse une vieille femme gitane et provoque sa mort. La parodie de procès qui s’ensuit ne fait que souligner le racisme larvé des élites de la ville de Fairview, envers les gens du voyage, alors qu’un juge et un policier innocentent injustement Billy. Tadzu Lempke (Michael Constantine), le père de la défunte, interpelle le prévenu à la sortie du tribunal, et lui caresse la joue en murmurant le mot “Maigris”, comme pour lui jeter un sort. Dès lors, Billy perd plusieurs kilos par jour sans changer son alimentation, et après une euphorie ponctuelle devant sa ligne retrouvée, sa chute de poids vertigineuse devient une menace pour sa santé, alors que le personnage principal semble de plus en plus rachitique. Convaincu qu’il est victime d’un maléfice, Billy tente de retrouver Tadzu.
Derrière le maquillage omniprésent du film d’horreur, La Peau sur les os prend parfois des allures de conte moral, notamment en prenant un plaisir vicieux à punir son protagoniste par l’accomplissement extrême de son souhait le plus cher : maigrir. Dès l’entame du récit, l’amincissement est installé en enjeu majeur du scénario, d’abord vécu comme une nécessité pour la santé de Billy, mais toutefois montré à travers des scènes légères et bon enfant. Tom Holland sème en réalité les graines du cynisme de la seconde partie du film, dans laquelle la perte de poids est un péril certain. En toutes choses, l’excès est néfaste, semble vouloir énoncer La Peau sur les os, et l’équilibre est la seule réponse saine. Pour montrer ce basculement, le film utilise trois séquences dans lesquelles Billy se pèse, chacune à un moment significatif. Dans la première, le protagoniste se lamente de son obésité, dans la deuxième il s’extasie de sa perte de poids, dans la dernière il prend conscience du danger de son amincissement fulgurant et inarrêtable. En rendant paranormal la rétribution mystique de Tadzu, le long métrage distille l’image d’un dieu cruel qui châtie un des sept péchés capitaux, celui de la gourmandise.
L’image de la luxure adjointe à l’accident de voiture qui provoque la colère froide du vieux gitan perpétue le symbole de l’offense divine et de la perversion des corps. La Peau sur les os n’a rien d’un long métrage chaste et puritain, mais la fellation pratiquée dans un contexte dangereux est un élément déclencheur du drame. Les plaisirs de la chair et les scènes où Billy s’empiffre évoluent de concert. L’obscénité semble cependant plus ouvertement prononcée dans les séquences de repas frugal où le protagoniste se goinfre comme un animal que dans les scènes charnelles, plutôt exposées hors-champ. Le film dénonce lors des instants boulimiques l’hypocrisie de son personnage principal, qui bien que conscient d’être victime d’une malédiction, se satisfait pendant un instant de pouvoir dévorer indélicatement sa nourriture, et tout de même maigrir. L’humain friable espère le bénéfice sans se soucier des moyens pour y parvenir. La voix de la raison s’exprime uniquement chez la fille de Billy, Linda (Bethany Joy Lenz), mais le héros du film rudoie violemment ses remarques et la prive de sa parole. En faisant d’une tarte partagée par l’ensemble des Halleck l’élément central du dénouement de l’intrigue, et en y accolant l’image de la mort, le long métrage installe l’idée que la gourmandise individuelle met à mal l’ensemble de la famille typique américaine.
La Peau sur les os perpétue sa représentation insolente des États-Unis en quittant régulièrement le cercle fermé des Halleck pour livrer un portrait au vitriol d’un pays prisonnier de sa duplicité morale. Fairview est une miniaturisation affirmée des USA dans leur ensemble, et la plupart des institutions emblématiques sont malmenées par la vengeance divine de Tadzu. Les forces de police, symbolisées par l’officier qui intervient sur les lieux de l’accident de voiture et qui se parjure au tribunal, sont également châtiées par le vieux gitan. La justice caricature sous les traits d’un juge, qui loin de rendre justice se contente d’assouvir ses pulsions racistes envers les gens du voyage en sautant sur l’opportunité de les priver d’un verdict équitable, subit aussi la punition mystique. Stephen King lui-même joue un petit rôle dans le film, qui n’en est pas moins significatif dans la désacralisation des États-Unis : en épousant les traits d’un pharmacien qui prétend que les gitans le volaient au moment de l’accident, alors qu’aucun élément visuel n’étaye son témoignage, l’auteur renvoie l’américain puritain à sa fourberie et à ses préjugés. Le mensonge des témoins, la cupidité de Billy qui fait innocenter des clients coupables, l’infidélité de son épouse à laquelle est accolée l’image d’un hypothétique adultère pourtant montré à l’image, font de La Peau sur les os une fronde franche contre le fantasme américain.
Face aux masques de la bienséance qui cachent les véritables visages hideux des citoyens étroits d’esprit du pays, La Peau sur les os oppose le monde des gitans, faisant d’eux des invisibles qui se révèlent enfin. Dans les premières images du film, le cortège de leurs voitures sort de la brume, annonciateur de la confrontation à venir entre les opprimés et les oppresseurs. Alors que selon le film, les USA ferment habituellement les yeux sur l’existence des gens du voyage, la résurgence d’un racisme terriblement ordinaire apparaît comme la vexation de trop. Tadzu synthétise cette idée en déclarant à Billy “Vous ne nous voyez jamais”, sur le ton de la colère. Au-delà de rappeler l’idée que l’avocat n’a pas vu la fille du vieux gitan au moment de l’accident, l’ancien renvoie le protagoniste à son aveuglement volontaire face aux problèmes de la communauté gitane. Victimisés pour leurs origines et leur mode de vie, les oubliés de l’Amérique se rebellent par l’expression paranormale de leur fureur. L’aspect surnaturel de leur vengeance accentue l’idée qu’ils sont les garants d’une vérité mystique qu’ignorent les USA puritains, voire que les sectaires refusent effrontément d’admettre, à l’instar de la femme de Billy et de son médecin, convaincus contre tout sens commun que ses troubles sont purement physiques. Néanmoins, La Peau sur les os choisit de délimiter une frontière commune entre les deux Amériques décrites : Billy est rapidement appelé “L’homme blanc de la ville”, un dénominatif qui le désincarne et fait de lui un concept nimbé de mystère. L’apparition de stigmates sur le protagoniste, et son aspect décharné des dernières minutes convoquent une image christique implicite, sans que Tom Holland ne poursuive cette idée trop en avant mais la rendant toutefois présente. Les artifices de la vengeance de l’avocat sont concrets et compréhensibles pour le public, mais ils revêtent un aspect surnaturel du point de vue des gitans. Si les USA conformistes sont les premiers mis en accusation, la méconnaissance est mutuelle.
La caricature parfois satirique des États-Unis faussement idylliques reste cependant le moteur du long métrage. La Peau sur les os fait peser le spectre d’une culpabilité inconsciente sur Billy en entretenant initialement le doute sur l’origine de son amaigrissement. Est-il maudit ou se convainc-t-il qu’il l’est par une forme de contrition enfouie ? Dans des séquences de rêve où le héros se voit mourir, l’idée que le subconscient manifeste une pénitence allégorique est installée. Tom Holland fait assurément l’erreur de lever trop rapidement le voile sur ce mystère, renonçant par là même à une couche réflective supplémentaire de l’oeuvre originelle de Stephen King, mais la déchéance physique du protagoniste peut être perçue comme une manifestation psychosomatique de sa culpabilité refoulée, pendant un bref instant. Le policier parjure également maudit par Tadzu se résigne d’ailleurs quant à lui à son sort, acceptant les tumeurs qui pullulent sur son visage comme une juste punition de ses erreurs morales. La voix de la raison semble à ce titre être celle de l’officier, conscient de son fourvoiement, car en cherchant à se défaire de sa malédiction, Billy sème une traînée de sang qui vole un nombre conséquent de vies innocentes. L’accumulation de scènes explosives dans la dernière partie et la conclusion particulièrement sinistre du film accentuent l’idée que l’avocat est un parangon de l’injustice et de l’impunité immorale, même si La Peau sur les os cède parfois trop à la logique du divertissement.
Grâce à un scénario aux multiples couches réflectives et à un rythme jouissif, La Peau sur les os s’affirme en film de société intriguant, sous le maquillage de l’horreur.
La Peau sur les os est disponible chez Rimini Éditions, dans un coffret Blu-ray / DVD, avec en bonus :
- Un livret écrit par Marc Toullec