2015
Réalisé par: Stéphane Brizé
Avec: Vincent Lindon, Karine de Mirbeck, Mathieu Schaller
Film vu par nos propres moyens
Pour le réalisateur Stéphane Brizé, la grandeur vient de débuts modestes. Alors que l’entre-soi règne trop souvent sur le monde du cinéma, l’enfance de ce jeune gosse rennais de milieu humble tranche avec le paysage habituel. De père facteur et de mère au foyer, son accès à la culture est limité, et se résume, selon ses propres dires, à la petite bibliothèque familiale qui orne son salon. Pourtant, à force de courage et d’abnégation, le metteur en scène trace son sillon, sous le coup de propositions filmiques qui interpellent la critique et les éminences grises du septième art, jusqu’à se voir nommé deux fois aux Césars. Au fil de sa carrière, Stéphane Brizé noue une amitié toute particulière avec le comédien Vincent Lindon, qu’il rencontre pour la première fois en 2009 pour Mademoiselle Chambon, avant de le retrouver en 2012 pour Quelques heures de printemps. Dès lors, la complicité entre les deux hommes est solidement installée, mais le réalisateur n’oublie pas d’où il vient, et pose en 2015, avec La Loi du marché, la première pierre de ce qui allait devenir une trilogie qu’il élabore de concert avec son acteur fétiche. Véritable brûlot social, le triptyque souligne et pourfend les inégalités de notre société, et oppose l’homme de valeur à la rigidité du monde du travail. En guerre et Un autre monde ne suivront que quelques années plus tard, mais le long métrage initial de cette saga désabusée reçoit dès sa sortie un accueil dithyrambique: lors de sa projection à Cannes, la séance de La Loi du marché se conclut par 9 minutes d’applaudissement nourris, et Vincent Lindon remporte le prix d’interprétation masculine du festival.
Une récompense somme toute logique pour une prestation qui est le pivot principal du récit. L’acteur incarne Thierry Taugourdeau, un chômeur de longue date, ballotté entre des formations pourvues par Pôle Emploi qui ne lui promettent aucun avenir, et une précarité financière qui le pousse à concéder d’énormes sacrifices. Pour le bien de sa femme (Karine de Mirbeck) et pour subvenir aux besoins de son fils handicapé (Mathieu Schaller), Thierry accepte un poste de vigile dans un supermarché. Rapidement, il constate l’inhumanité qui règne en ces lieux, tandis qu’il doit aussi bien garder l’œil sur d’éventuels voleurs que sur ses propres collègues.
Puisque La Loi du marché est l’amorce d’une trilogie à laquelle Stéphane Brizé consacrera de longues années de sa vie, le réalisateur s’en sert comme véritable manifeste visuel, au service de la réflexion qu’il initie. La totalité des scènes du long métrage ne sont tournées qu’au moyen d’une seule et unique caméra, dans une démarche de cinéma vérité totale. Le metteur en scène se refuse à tout trucage de la réalité, pas même un simple champ / contre-champ pourtant habituel dans le septième art. Les images proposées, le plus souvent captées caméra à l’épaule, semblent prises sur le vif, comme si l’œil de Stéphane Brizé avait surpris les instantanés les plus significatifs de l’existence de Thierry par accident. En centrant le point de vue presque perpétuellement sur Vincent Lindon, proposant par là même une multitude d’intervenants totalement hors champ, La Loi du marché entend également coller à la peau de son personnage principal. Les répliques des protagonistes secondaires, souvent violentes moralement, trouvent un impact particulier sur le visage de l’acteur, et c’est à travers un jeu de réactions subtiles, régulièrement imperceptibles, que Stéphane Brizé veut nous les faire éprouver. Le film ne casse qu’une seule et unique fois ce dogme, lorsque Thierry observe les caméras de surveillance du supermarché: ici, La Loi du marché nous fait ressentir une forme d’omniscience propre au métier du héros, et la responsabilité qui accompagne ce pouvoir.
Pour nous faire accepter une forme de reniement des valeurs de Thierry, qui le pousse vers un emploi dans lequel il ne s’épanouit pas, La Loi du marché le plonge dans une prise d’otage économique. Ainsi, le long métrage, dans une très brève séquence, nous fait comprendre que ce personnage principal a connu par le passé un licenciement économique, mais qu’il est las de se battre contre ceux qui ont fermé son usine, et qu’il se résigne à une indemnité ridicule. La bataille syndicale ne l’intéresse plus, il souhaite avancer, exposant toutefois ses sentiments sous une forme de deuil. Les sacrifices matériels de Thierry sont aussi une constante du film, et alors que son quotidien sombre dans la précarité, La Loi du marché trace toutefois ici une limite claire. Le héros du long métrage a travaillé toute sa vie pour acquérir de faibles biens, et n’entend pas s’en défaire facilement: se séparer de son appartement est exclu, et le personnage définit même son habitat comme “La seule chose qu’il possède”. La vente de son petit mobil-home de vacances est elle plus concrète, mais Thierry bascule dans la colère au moment où l’acheteur souhaite négocier le prix déjà très bas. Le protagoniste est à bout moralement, nerveusement, et même physiquement si on s’en fie aux cachets qu’il avale. Dans un élan de cynisme tristement écoeurant, La Loi du marché insuffle l’image de la mort: Thierry tente de trouver une solution avec sa banquière, celle-ci ne trouve rien de mieux à lui vendre qu’une assurance vie, comme si le trépas prochain était une fatalité.
Alors que la famille devrait être un oasis de paix, un ultime refuge du cœur, La Loi du marché la teinte de fatalisme. Régulièrement, Stéphane Brizé filme son héros en marge, à l’autre bout d’une pièce où se situe sa femme et son fils. Dans les premiers instants du film, Thierry fait même office d’intrus: il ne comprend pas ce que veut lui dire son enfant, et les cours de danse qu’il suit avec son épouse montrent une forme de désynchronisation physique entre eux, en écho avec leurs différents moraux. Ce n’est qu’une fois un emploi retrouvé que des séquences plus fusionnelles s’invitent, et que Thierry fait de nouveau partie intégrante du cocon. Tandis qu’il est encore dans le bonheur du retour dans le monde du travail, il donne le bain à son fils, communiant avec lui, et la fameuse danse maladroite auparavant devient une chorégraphie plus maîtrisée. Toutefois, La Loi du marché ne rompt pas avec son ton désabusé, et le visage de l’homme reste fermé. Au cours d’une autre scène, la famille est aussi théorisée chez l’une des collègues de Thierry, avec cette fois un défaitisme absolu, et par une simple ligne de dialogue, le long métrage dénonce les conditions de vie effroyables du bas de l’échelle sociale.
Pour rentrer dans le moule de la société, Thierry est soumis à des pressions mortifères. Pour renaître, il doit d’abord être détruit avec une violence inouïe. Ainsi, la simple remarque sur la qualité de son CV que lui adresse un potentiel employeur, visiblement désintéressé par l’entretien, devient une véritable claque au visage. Pire, La Loi du marché propulse son personnage principal dans un séminaire où chacun évalue les prestations de ses pairs, en vue de réussir le mieux possible une entrevue avec un patron. En ne quittant jamais Thierry du regard, Stéphane Brizé installe un tribunal populaire dans lequel l’homme est l’accusé. Tour à tour, les autres intervenants jugent sa posture, ses vêtements, ou encore son langage, en soulignant sans douceur le moindre petit travers. Thierry est mis à nu, crucifié par ses semblables, devient un martyr du capitalisme et de la concurrence entre demandeurs d’emploi.
Offrir à ce triste héros le poste de vigile n’est donc assurément pas innocent. En accédant à l’emploi, Thierry doit se vêtir d’un costume et d’une cravate, comme s’ il avait totalement changé de peau. Dans un élan presque anarchiste, La Loi du marché le transforme en chien de garde d’un temple de la consommation. Mais aussi fondu dans le décor soit devenu cet être résigné, Stéphane Brizé souligne visuellement sa singularité. Grâce à un jeu de focale, le personnage principal apparaît net à l’image, tandis que le supermarché est lui flou en arrière-plan. À plus forte raison, l’objectif de la mission de Thierry, et les drames qui l’accompagnent, plongent le spectateur dans le tourment. Le long métrage était déjà difficilement soutenable émotionnellement, et l’obtention d’un travail devient synonyme d’une encore plus rude mise à l’épreuve. Si les premières interpellations du vigile semblent normales, le long métrage se pose en témoin d’une dégringolade progressive, d’abord en nous soumettant un homme visiblement contraint de voler pour survivre, puis en faisant des collègues de Thierry, avec lesquels un affect s’est lié, les victimes de ses arrestations, pour des motifs anodins. La réponse de la direction du magasin est quant à elle robotique et ne suit qu’une pure logique économique du chiffre qui opprime les hommes. La Loi du marché est le coup d’envoi d’une fresque de société incandescente, avec pour mission claire de dynamiter le système en place.
La Loi du marché gagne en épaisseur en épurant au maximum sa mise en scène. Le moindre élément visuel, la moindre réplique, la moindre expression sur le visage de Vincent Lindon devient alors propice à l’interprétation, et invite le spectateur à une profonde critique de notre société.
La Loi du marché est disponible en DVD chez Diaphana, avec en bonus:
– Commentaire audio de Vincent Lindon et Stéphane Brizé
– Entretien avec Stéphane Brizé
– Bouts d’essai des comédiens amateurs du film
– Séquence coupée présentée par Stéphane Brizé
– Bandes-annonces
Ping : En guerre - Les Réfracteurs
Ping : À plein temps - Les Réfracteurs