À quoi peut bien rêver le petit Jean Alexis Moncorgé du haut de ses 9 ans, dans son pré, en veillant sur son troupeau de vaches tout en faisant comme elles : regarder passer les trains en provenance ou à destination de Paris – gare du Nord ? Sûrement pas à reprendre le flambeau de ce père, artiste de music hall au Moulin Rouge, nom de scène GABIN, et ailleurs… Toujours absent pour son fils, trop accaparé par ce « métier » de saltimbanque synonyme de futilités et de faux semblants aux yeux du gamin. Un jour, Jean sera fermier ou conducteur d’une locomotive, il en est convaincu. En attendant, le p’tit gars s’ennuie dans son village de Mériel. Les trains dont il connaît les horaires par cœur, ça lui donne des envies d’ailleurs, des envies de liberté.
1914, le bataillon du 4e zouaves part à la guerre et, heureux hasard, stationne pour quelques jours à Mériel. Le môme Moncorgé est émerveillé par les chevaux des officiers. Jean décide de rendre de menus services à la troupe de militaires et avec sa bonne bouille, il devient vite leur mascotte. Lorsque la soldatesque quitte le village, elle compte un nouveau membre : ce gamin de 10 ans trop content de quitter son trou. L’escapade militaire tourne court rapidement, sa famille naturellement inquiète par cette disparition soudaine fait rechercher son jeune « déserteur » par la gendarmerie qui le retrouve bien vite.
Julien Duvivier, Jean Gremillon, Jean Renoir ou Marcel Carné connaissaient-ils les rêves d’enfance d’un Jean, épris de liberté et opposé à toute forme de subordination ou d’autorité ? Pour comprendre l’homme derrière l’acteur, il faut creuser plus profondément et se défaire de ce masque de la jovialité et du goût de la camaraderie qu’affiche presque trop facilement Gabin dans ses films des années 1930. Ces metteurs en scène de génie se sont-ils appuyés sur les fragilités, les blessures intérieurs d’un môme en quête d’amour et de douceur que ni son père émotionnellement indifférent ni sa mère partie trop tôt n’ont su ou pu lui assurer ? Sa filmographie paraît pourtant en témoigner à un point presque exacerbée de 1935 à 1940, atteignant son paroxysme dans La Bête humaine, Le jour se lève et surtout le sublime Quai des Brumes. Même si Gabin, dans ses films après la guerre, n’a joué que dans peu de chef-d’œuvre, quelques œuvres restent bouleversantes et marquantes : sa dernière collaboration avec Julien Duvivier en 1956, Voici le temps des assassins… dont François Truffaut disait que c’était le meilleur film de ce réalisateur ; Des Gens sans importance, en 1955, de Henri Verneuil; et sans doute son meilleur rôle des années 1970, Le Chat de Pierre Granier-Deferre, tourné en 1971. Dans ces trois films, Gabin s’autorise à être à nouveau lui-même. Enfin un peu de vie renaît dans ce désert émotionnel où l’acteur nous inflige ses personnages d’une froideur sèche, presque brutale : les Maigret, les bandits de petits et grands chemins, les routiers, les patrons de bistrot, les capitaines de bateau, les dirigeants de multinationales, un président de la République, un turfiste sur le retour et quelques autres… Gabin des années 1950 à 1970 a délibérément repris le costume de son père Ferdinand : un acteur absent de ses émotions et indifférent à notre cœur. Celui qui se rêvait fermier ou conducteur de locomotive dans son enfance est devenu un père tranquille, un fonctionnaire du cinéma. « Je suis un vieux Schnock, j’ai mes habitudes, j’aime pas changer », comme il l’explique dans une interview en 1970.
Sa folle ambition de gamin, au milieu de ses vaches, s’était réalisée en 1938. Après un mois à s’entraîner pour jouer le conducteur de la Lison, la locomotive à vapeur dans la Bête Humaine de Jean Renoir, Jean peut enfin prendre les manettes de son rêve de gosse, et notre cheminot en herbe – appelons-le Ninon – est autorisé à conduire la rutilante machine entre Paris Saint Lazare et le Havre. Imaginez un peu la tête des passagers apprenant le nom du conducteur du train qui était une immense star à cette époque, l’acteur le mieux payé d’Europe.
Dans le film très librement adapté du roman d’Emile Zola, Jacques Lantier, conducteur de locomotive, est dingue. Doublement même. Il décrète que Lison, sa machine, est son épouse. Il lui voue une passion indéfectible. À cet amour à sens unique et mortifère, s’ajoute une haine viscérale des femmes : il croit les aimer mais lorsqu’elles lui sont trop proches, l’envie de les tuer le submerge. Un rôle lointain écho du père absent de Gabin et de sa mère partie trop tôt, abandonnant le petit Ninon à un Ferdinand absent.
Jean Renoir achève son film admirable par cette sublime chansonnette de Claude Robin : le p’tit coeur de Ninon. Elle résume tout le long métrage et souligne avec une acuité imparable les ressorts psychologiques des deux personnages principaux. Geste inconscient ou conscient de Renoir , cette mélodie vibre aussi en écho sur l’homme Gabin dans son quotidien.
« Le p’tit cœur de Ninon
Au p’tit cœur de Ninon, extrait du début de la chanson.
Est si petit
Et si gentil
Et si fragile
C’est un léger papillon
Le petit cœur de Ninon
Il est mignon mignon
si le pauvret
Parfois coquet
Est peu docile
C’n’est pas sa faute non
Jacques Lantier avant d’être dingue, c’est Ninon, un être fragile rongé par la fatalité. Le jeune Moncorgé ressemble étrangement à la description de ce léger papillon. Coquet, il l’était parce que Gabin prenait grand soin de son apparence, de ses costumes qu’il choisissait seul ; peu docile, sans conteste, anarchiste dans l’âme, socialiste à coup sûr, mais comme le disait si justement Michel Audiard parlant des idées politiques de Gabin : ”C’est un socialiste qui a fini avec des idées de droite”. Mais cette chanson insiste aussi sur la fragilité et la gentillesse de Ninon. Lorsque Lantier n’est pas accaparé par ses obsessions meurtrières, c’est le meilleur camarade du monde, partageant sa gamelle avec son copain de boulot, s’insurgeant parce qu’un pauvre malheureux est accusé à tort de meurtre. Lantier déteste l’injustice, Gabin aussi. Hormis le titre du film qui évoque un animal, la bête, apparaissent aussi furtivement au début de ce long métrage un chien, un chaton et des oiseaux. Ces êtres mutiques, sincères, fidèles et au regard franc accompagneront Gabin tout au long de sa filmographie (de 1930 à 1976). Rares sont les films où ces belles créatures ne font pas une apparition même rapide, par exemple à travers le nom d’un bar qui évoque un chat, dans Le Pacha de Georges Lautner ou Remorques de Jean Grémillon. A défaut de présence à l’écran, l’animal est nommé dans le titre du film : Un singe en Hiver, Chiens perdus sans colliers, Le Chat, Sous le signe du taureau. L’être non-humain est toujours appelé à jouer un rôle que lui assigne l’acteur, rien n’est fortuit ou gratuit. À l’écran, Jean entretient avec les animaux que ses personnages côtoient une relation d’intimité, d’amour. Même si Jean est chasseur dans sa vie d’homme, sa proximité avec ces êtres qui lui ressemblent profondément, par leur comportement, n’est jamais feinte ou surfaite dans ses prestations cinématographiques. L’animal n’est donc pas un faire-valoir facile pour l’acteur, pour s’attirer le regard bienveillant et attendri du spectateur. Bien au contraire, la présence animale (avec ses sentiments tellement humains) est indispensable à l’acteur. Par la constance de sa présence tout au long de cette longue filmographie, l’animal incarne, à son corps défendant, ce que Jean refuse désormais d’exprimer visuellement à partir de ses films des années 1950 : la tendresse et l’amour, préférant camper les durs et les patriarches peu enclins à s’épancher émotionnellement.
Oui, les animaux tiennent une place essentielle auprès du petit Moncorgé. Dans Le Quai des Brumes, Gabin y incarne un déserteur cherchant à embarquer au plus tôt au Havre vers des contrées lointaines (encore un écho à l’enfance du gamin Moncorgé). Du début à la fin de ce film, un modeste chien, bâtard de son état, y tient un rôle essentiel. Jean lui sauve la vie, le prend sous son aile, l’emmène avec lui vers une destination lointaine. Si les chiens tiennent une place de choix aux côtés de l’acteur, d’autres sont tout aussi présents comme les chevaux, les chats, un écureuil (il est en cage dans La Grande Illusion de Jean Renoir), un escargot que Louis Jouvet et Gabin observent avec curiosité dans Les Bas-fonds, également de Jean Renoir et autre film merveilleux à découvrir. Monsieur Jean Alexis Moncorgé Gabin aurait eu 120 ans, le 17 mai 2024.
Sources :
Jean Gabin, maintenant je sais, par Sébastien Gimenez, édition Capricci Stories, 2020
N° 29 de la revue Schnock « Vive la liberté, surtout la mienne ! » Jean Gabin – 2018
Jean Gabin interviewé par Robert Chazal pour l’émission « pour le cinéma » (1970)
Un français nommé Gabin, documentaire de France Télévisions – 2016