Green Fish
Green Fish affiche

(초록물고기)

1997

Réalisé par: Lee Chang-dong

Avec: Han Suk-kyu, Shim Hye-jin, Moon Sung-keun

Film vu par nos propres moyens

Qu’il manie la plume ou la caméra, Lee Chang-dong fait de l’art un subtil outil de résistance, de revendication et de révolte. Alors que dans les années 1980, la littérature était son domaine de prédilection et qu’il en faisait un témoignage de l’oppression que connaissait la Corée du Sud dans un régime totalitaire, les prémices de démocratie que connaît le pays après le soulèvement populaire de 1987 conduisent le futur cinéaste vers de nouveaux horizons. À l’orée des années 1990, alors qu’il a presque 40 ans, Lee Chang-dong souhaite conserver son âme indignée et indomptable, mais cherche à l’exprimer sous une nouvelle forme. Le septième art coréen tend alors les bras à toute une génération de réalisateurs, enfin libérés du joug de la censure et qui posent un regard sans concession sur les problèmes politiques contemporains. Park Chan-wook, Bong Joon-ho ou encore Hong Sang-soo trouvent dans ce nouveau climat artistique un terreau fertile à leur imagination foisonnante, et proposent leurs premiers longs métrages. Lee Chang-dong leur emboîte rapidement le pas, sans pour autant s’improviser metteur en scène: c’est d’abord en tant que scénariste et qu’assistant réalisateur qu’il trouve sa place, aux côtés de son ami et mentor Park Kwang-su. Mais après deux films en commun, le temps de l’émancipation et de l’affirmation de soi est venu pour Lee Chang-dong. En 1997, alors que la Corée du Sud connaît une âpre période de crise économique, il élabore son premier film, Green Fish. De ses expériences cinématographiques passées, le metteur en scène conserve quelques amitiés, et il invite Moon Sung-keun et Shim Hye-jin, avec qui il a préalablement travaillé, à apparaître dans son œuvre. Néanmoins, Lee Chang-dong octroie également sa confiance à de nouveaux venus dans le feu des projecteurs: son héros est incarné par le relatif inconnu Han Suk-kyu, et le désormais légendaire Song Kang-ho joue un rôle secondaire marquant, dans ce qui n’est que son deuxième film. L’Histoire du cinéma coréen s’écrit à l’écran.

Pour photographier son époque et ses inégalités, Green Fish prend l’allure d’un néo noir crépusculaire, dans lequel Makdong (Han Suk-kyu) est un jeune coréen arrivé au terme de son service militaire, alors obligatoire dans le pays. Sur le trajet qui le ramène vers chez lui, dans les faubourgs de Séoul, il croise la route de la sublime Mi-ae (Shim Hye-jin), pour laquelle il éprouve une fascination immédiate. Mais la belle est une femme de l’ombre, évoluant dans le monde de la nuit et de ses clubs tenus par des truands locaux. La porte du petit banditisme s’ouvre pour Makdong, qui rejoint rapidement ce milieu, loin de la précarité de sa famille de sang. Dans une relation de soumission totale à son nouveau patron, Bae Tae-gon (Moon Sung-keun), il gravit les échelons, partagé entre cette allégeance et son attirance pour Mi-ae, promise à son mentor.

Green Fish illu 1

À l’instar de nombreux autres cinéastes de la génération 1990, Lee Chang-dong fait de son premier film une photographie désenchantée d’un pays où les inégalités restent vives. Désormais libre de toute censure, le regard des réalisateurs de l’époque n’est plus soumis aux diktats qui balisaient le septième art coréen jusqu’alors, et cette délivrance nouvelle s’accompagne d’une forme de responsabilité. Green Fish est un témoignage implicite d’une fracture ostensible dans la population de la péninsule. En opposant la précarité totale de la cabane de fortune qu’habite la famille de Makdong, au premier plan de l’image, avec une vue des nouveaux immeubles d’habitation modernes en arrière plan, Lee Chang-dong illustre les contradictions d’un pays où le juste milieu entre pauvreté et luxe n’existe presque pas. En 1997, les problématiques financières sont au centre de tous les débats en Corée, et le réalisateur en capture l’essence visuellement. 

Une volonté de désacralisation des institutions s’affirme aussi dans le premier tiers du récit. La police corrompue et inefficace est ouvertement tournée en ridicule, tandis que l’armée est assimilée à une voie de garage. Au sortir de son service militaire, Makdong n’a aucune perspective de futur, alors que ses jeunes années lui ont été volées. Le rêve illusoire d’un avenir issu des organes gouvernementaux est immédiatement dévoyé par le film. Alors qu’un telle séquence était impensable seulement 10 ans auparavant, la scène où le héros frappe un voyou avec la plaque commémorant la fin de ses années d’enrôlement devient symbolique: de ce parcours commun à tous les jeunes coréen, Makdong n’a retenu qu’une application bestiale de la violence, même si une forme de sens de l’honneur l’habite. À plus forte raison, voir un homme en uniforme roué de coup achève le portrait désabusé d’un pays en reconstruction idéologique.

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Faire fi des faux semblants est la constante narrative de Green Fish, qui bien qu’épousant les codes du néo-noir alors en vogue, offre une représentation réaliste du petit banditisme et de la face nocturne d’un Séoul pris dans les ténèbres. Jamais les héros du long métrage ne commettent d’actes qui feraient basculer le film dans un thriller à grand spectacle: la bande que rejoint Makdong ne vit que de petits délits et de combines minables, dans les coulisses de la métropole. L’honneur entre malfrats n’est qu’une illusion de plus entre les néons des clubs nocturnes, alors que l’ordre établi chahuté se rapproche davantage d’une chaîne alimentaire où le plus fort dévore le faible, que d’une famille de substitution espérée par Makdong. Ainsi, allumer la cigarette d’un comparse, geste iconique du banditisme asiatique, est un acte de soumission affirmée. La loyauté du héros n’est jamais récompensée, et sa plongée dans le ténébreux envers du décor s’accompagne de teintes de plus en plus sombres à l’écran. En dehors de l’introduction et l’épilogue, Green Fish se déroule presque exclusivement de nuit, telle une incursion dans une noirceur insondable qui fait écho aux tourments de l’âme.

Sans cesse, Lee Chang-dong joue de la terrible complémentarité entre la famille de son héros, et celle qu’il pense trouver chez ses nouveaux complices. Alors que l’absence d’une figure paternelle est claire dans le foyer de Makdong, Bae Tae-gon remplit un temps cette mission, avant qu’il ne finisse par confronter le protagoniste à ses convictions profondes. Ouvertement ou insidieusement, les espoirs que fait naître Green Fish finissent tous par être reniés, comme si le futur restait une notion aussi floue que inatteignable. Le personnage qu’incarne Song Kang-ho est par instants entrevu comme un frère, pourtant il sera le premier pourvoyeur de trahison. Makdong se fourvoie dans ce nouveau cocon, et son éloignement progressif avec sa véritable famille, qu’il ne perçoit plus qu’à travers des photographies jaunies, accentue sa perte de repères. Aux aspirations d’affection qu’éprouve le héros désabusé, Green Fish répond par une succession de coups physiques, filmés avec une grande froideur. Pour illustrer la décrépitude de rêves pourtant humbles, Lee Chang-dong oppose dialogues et décors. Alors que Makdong rêve d’ouvrir un restaurant avec sa famille, Bae Tae-gon nourrit l’espoir d’en détruire un autre, devenu un bâtiment vétuste, comme un cadavre décharné des fantasmes du héros. En plaçant le dénouement de son intrigue dans ce lieu, le cinéaste confère une aura spectrale à l’immeuble.

Green Fish illu 3

Tantôt fruit défendu, tantôt pomme viciée par le monde du banditisme, l’amour potentiel entre Makdong et Mi-ae souffre de l’effroyable pyramide du pouvoir instaurée par Green Fish. Lee Chang-dong entretient l’espoir d’une résolution heureuse, notamment lorsqu’il souligne des instants de complicité certains entre ses deux protagonistes à bord d’un train, comme si leur amour les conduisait vers un futur hypothétique. Par ailleurs, dans un plan séquence étiré sur l’intérieur d’un night club, le réalisateur oppose son héros, plongé dans une lumière rouge synonyme de passion, et la blancheur pure de la robe de son alter-égo. Cependant, même la romance se refuse à Makdong, obligé d’intérioriser ses sentiments face à Bae Tae-gon qui se réserve la belle. Green Fish fait du corps de l’actrice un objet de convoitise pour le chef des malfrats: il prive la jeune femme de son amour-propre en l’offrant à des rivaux, ou plus ostensiblement en striant son corps de cicatrices. Le reniement de l’être est total, et seule la poignée de scènes qui unissent Makdong et Mi-ae offrent une respiration, interrompue brutalement dans un ultime soupir.

Le premier film de Lee Chang-dong pose les bases d’un cinéma fait de symboliques fortes et de réflexions profondes sur la nature de l’être. Derrière le fard du néo-noir, Green Fish explore les contradictions d’une société en plein changement, et réfléchie la place de l’homme dans celle-ci.

Green Fish est à l’heure actuelle uniquement disponible en import.

Nicolas Marquis

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