Caïn et Abel
Caïn et Abel affiche

(Cain at Abel)

1982

Réalisé par : Lino Brocka

Avec : Christopher de Leon, Phillip Salvador, Carmi Martin

Film fourni par Carlotta Films

Comme une blessure que le temps ne cicatrise que lentement, la dictature imposée par le gouvernement de Ferdinand Marcos a meurtri les Philippines de 1965 à 1986. Durant plus de vingt ans, le pays vit sous le joug tyrannique du pouvoir militaire, subissant de plein fouet la loi martiale liberticide. Révoltes et soulèvements populaires sont réprimés dans le sang, et les injustices croissantes oppriment le peuple. Comme cela est presque toujours le cas pour les régimes totalitaires, l’art est perçu comme un danger par les puissants, un agitateur potentiel de conscience, propice à questionner les plus humbles sur leur place dans la société. Pour exister, les créateurs sont souvent obligés de se plier au desiderata d’une censure sévère, sous peine d’être durement punis. Néanmoins, au cœur des années troubles du XXème siècle, le cinéaste Lino Brocka, aujourd’hui considéré comme l’un des metteurs en scène les plus iconiques des Philippines, emploie le cinéma avec malice et trompe la surveillance des instances gouvernementales pour interpeller le peuple. Le réalisateur ne s’est que rarement fendu de déclarations publiques frontalement opposées à Ferdinand Marcos : la peur d’être banni des écrans l’incite à la discrétion, lui qui est déjà dans le viseur des autorités pour avoir le courage de vivre son homosexualité au grand jour. Toutefois, par une succession de messages implicites cachés dans ses œuvres, Lino Brocka a su souligner les injustices de son temps. 

En 1982, il transpose le mythe de Caïn et Abel à l’époque moderne, pour illustrer des Philippines à double visage, poussant des frères dans la détestation de l’autre, et voués à l’autodestruction. Pour contourner la censure et rendre son message universel, le cinéaste emprunte le langage du film d’action, mais le fond de son histoire tutoie davantage le mélodrame de société. Comme une continuité de son travail initié sur Caïn et Abel et dans tant d’autres longs métrages auparavant, Lino Brocka fondera la Concerned Artists of the Philippines un an plus tard, une organisation ayant pour but de venir en aide aux créateurs qui souhaitent traiter des problèmes du pays dans leurs oeuvres, alors que la dictature de Ferdinand Marcos commence lentement à chanceler.

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Dans cette adaptation de la fratricide légende biblique, Lino Brocka confronte deux frères: Ellis (Christopher de Leon) et Lorenz (Phillip Salvador). Tous deux sont les héritiers d’une riche propriété agraire, que dirige fermement leur mère, Señora Pina (Mona Lisa). Néanmoins, la différence de traitement est notable entre les fils de cette dame désormais âgée: bien que Lorenz, l’aîné, soit resté auprès d’elle et travaille la terre de ses mains chaque jour, il subit quotidiennement les vexations injustes de son aïeule, dirigées contre lui et sa famille. À l’inverse, Ellis, étudiant à Manille, est considéré comme le fils prodigue, et malgré la distance, il conserve les faveurs de sa mère. Lorsque ce dernier revient sur la propriété familiale en compagnie de sa nouvelle fiancée, ses revendications relatives au futur leg de Senora Pina poussent son frère dans une colère noire qui ne cesse de croître, jusqu’à un affrontement inévitable.

Au moment de l’élaboration de Caïn et Abel, la place du paysan dans le paysage politique philippin est au centre de tous les débats. Le début des années 1980 marque une prise de conscience dans le pays : outre les abus de pouvoir des propriétaires terrestres et l’aliénation de l’ouvrier par le travail, la redistribution particulièrement inégale des richesses plonge les classes les plus défavorisées dans une précarité totale. En faisant de Lorenz un travailleur injustement déshérité, et bien qu’il soit le fils de la maîtresse du domaine, Lino Brocka parvient implicitement à capturer l’essence des luttes de l’époque. Néanmoins, il ne fait pas de ce personnage le héros de son récit : dans un film à double face, le regard se centre très souvent sur Ellis. Si Caïn et Abel dénonce un instant son statut de fils des élites, et remet en cause sa virilité, notamment face à la boisson, il fait également de ce protagoniste un vecteur d’empathie. Il semble qu’au bout d’une chaîne de l’oppression, Ellis soit le dernier maillon, celui qui comprend son statut de privilégié et qui tente de briser le cercle de la haine. Ainsi, dans une séquence où il est censé remplacer son frère auprès des ouvriers de l’exploitation, Ellis prend conscience de son incapacité à accomplir cette tâche. Lui qui a connu une enfance de parvenu, au point de faire un enfant illégitime à la servante de sa mère dans l’indifférence générale, voit son passage à l’âge adulte conjugué avec une vision plus juste du monde. Lino Brocka capture là une spécificité des Philippines à ce moment de l’Histoire: des révoltes d’étudiants de gauche, pourtant loin des considérations des paysans, secouent le pays et la dictature en place. Bien qu’ils soient condamnés à s’affronter, Ellis et Lorenz sont chacun animés d’un idéal de justice. 

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S’il devait y avoir une réelle incarnation du mal dans Caïn et Abel, elle prendrait davantage les traits de Senora Pina, première pourvoyeuse d’injustice. Le long métrage dénonce une oppression séculaire à travers cette femme qui ne vit que du travail d’autrui, dans une méconnaissance totale des nécessités d’une ferme. Ainsi, lorsque Lorenz l’implore de faire l’acquisition d’un tracteur, la vieille dame se refuse à la modernité et au bien-être de ses employés, arguant que le temps gagné ne servirait qu’à permettre aux paysans de se perdre dans l’alcool. À travers cette matriarche toute puissante, ivre de son pouvoir, Lino Brocka suggère l’image d’une dictatrice déconnectée de la réalité, recluse au faste de son habitation luxueuse. Impossible pour le réalisateur de critiquer ouvertement Ferdinand Marcos en 1982 sans s’exposer à une lourde répression, néanmoins, il parvient à en offrir une caricature implicite pour quiconque perçoit sa saillie. De plus, il associe à ce personnage une piété démesurée, offrant ainsi au pouvoir de Señora Pina une composante divine. Pour s’affranchir des liens qui entravent l’être, l’homme doit se rebeller contre la puissance absolue, au péril de sa vie. Avec un grand fatalisme, Caïn et Abel étale le fruit potentiel d’un immobilisme face à ce défi titanesque : l’éducation souillée qu’a prodiguée cette mère à ses enfants est vouée à se perpétuer aux générations futures si rien n’est fait pour l’endiguer. Ellis et Lorenz sont destinés à une haine fraternelle, attisée par leur mère, mais les prémices de pareille détestation apparaissent déjà chez les tout jeunes enfants de l’aîné. Dans une séquence clé, Lorenz assimile l’hérédité de ce mal.

Mais pour la génération des deux frères mis au centre du récit, il est déjà trop tard. Il est impossible de se défaire de l’épreuve de force et du chaos des combats, la collision des deux mondes ne peut s’accomplir que dans le sang. En faisant référence à un passage macabre de la Genèse dans son titre, l’histoire du premier meurtre, Caïn et Abel inscrit dans le marbre l’essence de son dénouement, avec fatalisme. L’arme à feu remplace toutefois les coups de poing dans le film de Lino Brocka, sans que le cinéaste ne les relègue au rang de simples accessoires. Le réalisateur propose un rapport particulier entre les protagonistes et les fusils et revolvers, tantôt fusionnel, tantôt distant, mais jamais banal. Dans le début du dénouement du récit, Ellis, qui était jusqu’alors dépeint comme faible par les personnages secondaires, y voit une façon de s’affirmer. L’arme devient le prolongement de son être, à mesure qu’un de ses amis lui intime l’ordre de ne faire qu’un avec le sinistre instrument. De personnage joyeux, il bascule à semeur de mort, au rythme des coups de feu. À l’inverse, Lorenz, qui était montré armé dans le début du film, se détache progressivement du monde de la violence. Caïn et Abel propose un montage épileptique sur ses comparses qui manipulent des munitions, avant de nous montrer l’aîné des deux frères isolé de cet environnement par un jeu de focale. Lorenz occupe le premier plan de l’image, en pleine introspection, alors que ses compagnons sont dans le flou.

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Malheureusement pour les héros, Caïn et Abel ne proposent cette salvatrice prise de conscience que bien trop tard pour endiguer le flot incessant de morts qui parsèment le long métrage. Si on fait exception de Señora Pina, les femmes apparaissent comme les premières victimes, souvent collatérales, du conflit fraternel. Lino Brocka utilise les personnages féminins et leur destin funeste pour exalter les sentiments des spectateurs. À plus d’un titre, leur trépas marque un point de non retour pour les protagonistes du récit. Tandis que les hommes connaissent des morts rapides, les compagnes de Lorenz et Ellis sont des martyrs de la lutte, condamnées à un lent calvaire sanglant. Leur intégrité d’être humain est salie par la haine jusque dans leur intimité la plus profonde : l’une connaît les outrages d’un viol difficilement soutenable, à travers lequel Lino Brocka fait un premier clin d’oeil aux Chiens de paille de Sam Peckinpah, avant de le mentionner explicitement par la suite; l’autre trouve la mort à la suite d’une fausse couche provoquée par une altercation. Sensualité et maternité : Caïn et Abel privent les femmes de ces deux notions.

Par cette volonté, Lino Brocka accentue une perte de valeurs. Dans une course à la propriété, Ellis et Lorenz ont perdu de vue le caractère sacré d’une vie humaine. La bâtisse pour laquelle ils s’affrontent se vide progressivement de tout personnage, et perd par là même tout son intérêt. Au terme de leur guerre, il ne reste qu’un amas de pierre sans importance, complètement mort. Progressivement, Caïn et Abel dépeuple la maison : il ne reste rien de l’ébullition des débuts, de la séquence où Ellis célébrait la joie de vivre à travers un morceau de piano suivi d’un spectacle de magie qu’il effectuait devant sa famille. En optant pour un plan cadré de la même façon, mais où cette fois les lieux sont vides, Lino Brocka rend son décor lugubre. Si l’ampleur de la demeure est un témoin du statut social de ses habitants, Caïn et Abel affirment que celui-ci ne vaut rien s’il est vécu en solitaire.

Sous le maquillage du film d’action, Caïn et Abel est une photographie implicite des Philippines des années 1980, servie par un maître du cinéma local.

Caïn et Abel et disponible en Blu-ray et DVD chez Carlotta Films, avec en bonus :

  • “Caïn et Abel : Une reconnaissance”, un essai vidéo de José B. Capino, auteur et professeur à l’université de l’Illinois
  • Un entretien avec Christopher De Leon
  • Un entretien avec Carmi Martin
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Nicolas Marquis

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