Grand Format : The Bikeriders
The Bikeriders affiche

2024

Réalisé par : Jeff Nichols

Avec : Austin Butler, Jodie Comer, Tom Hardy

Sur la route

Sous le bruit assourdissant du vrombissement des grosses cylindrées, l’Amérique indisciplinée des années 1960 succombe à la fièvre mécanique des clubs de moto qui apparaissent partout dans le pays. Nouveaux aventuriers de la route, les hommes en blousons noirs ou veste de jeans sillonnent l’asphalte et se réunissent dans des soirées enivrées, marquant ainsi l’émergence d’une contre-culture indomptable et transgressive. Face au dédain des puritains, les motards revendiquent une liberté absolue. En 1963, le photographe et reporter Danny Lyon suit la trajectoire de ces nouveaux rebelles qu’il accompagne durant quatre ans, pour documenter l’émergence mais aussi le rapide déclin de ce nouveau mode de vie, des aspirations de ses adeptes et de leurs contradictions. L’artiste est alors lui-même particulièrement engagé sur la scène politique contestataire, ayant fait ses premières armes au plus près des premières manifestations du mouvement pour les droits civiques. Fils d’immigrés juifs qui ont fui le vieux continent, il reconnaît la peine que cause l’ostracisation chez les noirs américains, luttant pour l’égalité. Pour documenter leur combat, il épouse alors les codes du “New Journalism”, qui invite ses adeptes à faire corps avec leurs sujets d’études, à s’immerger dans leur quotidien, et à expérimenter leur façon de vivre. Danny Lyon applique la même méthode de travail au moment de poser l’objectif de son appareil photo sur les bikers du midwest américain. Sur les engins lancés à vive allure ou lors des réunions où la bière coule à flot, il se fond parmi les routards du Outlaws Motorcycle Club de Chicago, malgré les mises en garde de Hunter S. Thompson, autre chantre du “New Journalism” qui a lui aussi tenté d’immortaliser l’idéal motorisé à la poursuite des Hell’s Angels de Californie. En 1967, alors qu’il était devenu membre à part entière, Danny Lyon quitte les Outlaws, notamment indigné de l’utilisation de symboles nazis par certains motards. Néanmoins, il compile un an plus tard ses clichés et les transcriptions des longs entretiens qu’il a eu avec ces hommes et femmes habités par leur désir de bitume, dans son ouvrage The Bikeriders, testament d’un âge béni des clubs de moto, avant leur chute inexorable.

The Bikeriders Danny Lyon
Photographie réalisée par Danny Lyon, extraite du livre The Bikeriders.

Aujourd’hui considéré comme l’un des sommets de la carrière de Danny Lyon lui ayant permis d’intégrer l’International Photography Hall Of Fame, The Bikeriders connaît en 2024 une inattendue adaptation cinématographique. Le réalisateur Jeff Nichols est depuis son plus jeune âge un amoureux du recueil de photographies et de tranches de vie de son aîné, pour qui il éprouve une profonde admiration. Sous sa houlette, les pages de The Bikeriders ressuscitent et s’animent, les vies de ces silhouettes anonymes et de ces ombres fugaces sont ressuscitées et explorées. Venus d’une époque lointaine, les désirs de cuir et de chrome se rappellent aux rêveurs de la route, le temps d’un film.

Pour moi, The Bikeriders représente ce qui a fait notre jeunesse, les belles choses qui nous rendent nostalgiques, qui ne sont plus Mais c’est aussi le point culminant de tous mes projets précédents […] J’ai pu y mettre tout ce que j’avais en tête

Jeff Nichols, scénariste et réalisateur de The Bikeriders, propos extraits de L’oeil du réalisateur : Jeff Nichols 

Le dernier long métrage à ce jour de Jeff Nichols apparaît comme l’acmé d’une démarche artistique éprise de personnages marginaux, entamée dès 2007 avec Shotgun Stories, son premier film. Les protagonistes du cinéaste sont le plus souvent des parias conspués par la bonne société américaine, des hommes et des femmes esseulés, condamnés à vivre en bordure du monde ordinaire. Michael Shannon, son acteur fétiche, dans Take Shelter, Matthew McConaughey dans Mud ou encore Joel Edgerton et Ruth Negga dans Loving : ils appartiennent tous à une grande fratrie d’êtres exclus, livrés à eux même face à un monde prédateur. The Bikeriders est un film chorale, mais il unit en son sein les mis à l’écart de sixties swingants, il met en lumière des USA de l’ombre, jetant un regard cinématographique nouveau sur les motards, à rebours de la dimension moralisatrice de L’Équipée sauvage, cité dans The Bikeriders.

Jeff Nichols se fait alors autant documentariste amoureux d’une ère de gomme et de macadam, que scénariste d’une épopée vertigineuse où l’essentiel reste parfois à inventer. Si Danny Lyon a fait offrande au cinéaste de l’intégralité des bandes d’enregistrement contenant les entretiens qu’il a pu avoir avec les membres du Outlaws Motorcycle Club, et si le travail de reconstitution historique méticuleux est un aspect essentiel de The Bikeriders, le réalisateur s’accorde la liberté de composer avec tous les leviers fictionnels possibles pour embarquer le spectateur dans une cavalcade effrénée, renommant même le club de motards au centre de l’intrigue en Vandals de Chicago. Certains personnages, comme Kathy, interprétée par Jodie Comer, sont un héritage direct du travail de photoreporter de Danny Lyon : une épouse de biker ayant réellement existée, qui selon les mots de Jeff Nichols “irradiait des pages du livre”, et pour laquelle son interprète dans le film a dû effectuer un profond travail de diction afin d’émuler son accent de femme du Midwest. D’autres protagonistes comme Johnny, le chef des Vandals joué par un exceptionnel Tom Hardy, n’étaient que des formes floues sur les clichés du photographe, des rôles pour lesquels il a fallu tout imaginer.

Kathy et Johnny partagent dans The Bikeriders un même amour et une même admiration pour le ténébreux Benny, campé par Austin Butler, faisant parfois passer le film pour un triangle amoureux d’après Jeff Nichols. Benny, le mari de Kathy, est ainsi une véritable incarnation d’un esprit fougueux de la route qui accompagne Johnny, le chef des Vandals, dans l’ascension foudroyante du club de motards. Néanmoins, sous le regard de Kathy qui sert de narratrice au film et qui se lamente de voir son époux multiplier les risques au nom de sa fidélité aux Vandals et de son appétit pour la vitesse, l’assemblée de bikers anti-conformistes sombre dans tous les excès et l’idéal utopiste des premiers jours cède la place aux spectres d’un avenir conflictuel. Réunis par une passion commune, les Vandals se déchirent, et le titre de chef de meute devient un fardeau pour Johnny.

Le refuge des égarés

Au-delà d’une passion commune, les Vandals constituent une oasis de liberté absolue au cœur du désert américain de la convenance. Si chaque engin est unique, si chaque personnalité creusée par Jeff Nichols révèle ses propres fêlures et si chaque membre du club est attiré par une promesse différente, tous sont rendus semblables par le blason qu’ils arborent. Au pays de l’individualisme, les personnages en quête d’une bannière commune sous laquelle se rallier trouvent leur terrain de jeu puéril et pourtant essentiel, sous les couleurs des Vandals. La veste est une seconde peau exhibée avec fierté, une carapace qui ne protège pas le corps, mais qui galvanise l’esprit de clan et qui renvoie chaque personnage à l’image jumelle de ses frères de moto. La route est un horizon commun qui s’appréhende à plusieurs, jusqu’à faire de la récurrence de plan de groupe sur leurs engins un artifice primordial des instants de sublimation de The Bikeriders, au même titre que la saturation sonore des multiples moteurs. Seuls et sans leurs uniformes, ils ne sont presque rien, au mieux des hommes banals, mais sous un étendard partagé, ils renversent le rapport de domination qui les ferait autrement souffrir. Benny, l’âme intransigeante du club, proclame dès l’entame du récit la transfiguration qui lui est permise sous le sigle des Vandals, en refusant d’ôter son blouson lorsqu’il se fait accoster par deux anonymes, dans une scène qui répond directement aux nombreuses séquences de bar de L’Équipée sauvage.

Tu devras me tuer pour m’enlever ma veste

Benny, interprété par Austin Butler
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Benny, interprété par Austin Butler

The Bikeriders épouse ainsi une partie de l’aura de son aîné, qui avait captivé l’Amérique des années 1950 et 1960. Pourtant, tout est cette fois voué à être nuancé dans The Bikeriders, qui utilise la déchronologie de son découpage pour répéter la séquence plus tard dans le long métrage, prolongeant cette fois la scène pour démontrer que l’obstination de Benny est source de danger suprême pour ses rêves de moto. Le protagoniste du film se démarque ici ostensiblement de ses pairs Vandals, dont la passion pour la mécanique semble parfois prétexte à un appétit vorace pour une chaleur humaine déviante, dans les chocs des bagarres bon enfant ou dans les danses avinées. Les Vandals unissent dans leur giron les doux dévoyés d’un pays convenus, les “propers fuckers” comme le déclame Funny Sonny, joué par Norman Reedus. La horde sème la terreur lorsqu’elle est rassemblée, mais seuls, ils sont ce qu’ils redoutent le plus, des hommes délaissés et ordinaires.

On veut tous faire partie d’un clan ou d’un groupe. Je veux dire, c’est rien de plus que cela. On s’est jamais sentis à notre place ailleurs, mais ensemble, on se sent bien.”

Brucie, interprété par Damon Herriman

Les Vandals apparaissent alors comme les nouveaux marginaux dans la galaxie des réprouvés que forme la filmographie de Jeff Nichols. Comme Johnny, ils ont pour beaucoup des métiers et des familles ordinaires et certains ont même des rêves de futur complètement contraires à l’idéal motard, tel Cockroach, joué par Emory Cohen, qui aspire à rejoindre les forces de l’ordre. Pourtant, avant de se placer eux même à l’écart de la société, ils semblent liés par une expérience du rejet vécue avant de s’habiller de leur nouvelle peau Vandals. Le système d’éducation ou l’armée a laissé sur le bas-côté myriade d’hommes à la dérive, qui dans la confidence d’un feu de camp, confessent leurs blessures fondatrices.

Il (ndlr : le recruteur de l’armée) me dit : “tu as réussi tous les examens, mais tu es un individu indésirable. On ne veut pas de toi” […] Je suis sorti de là, et j’ai jamais autant pleuré de ma vie. J’étais prêt à y aller

Zipco, interprété par Michael Shannon

Puisque rejetés par tous, les Vandals sont par essence apolitique. Tout du moins ils ne semblent rien comprendre aux luttes de pouvoir, comme le démontre Zipco dans un monologue tragi-comique. Néanmoins, dépassé par les enjeux propres à tout mouvement collectif, Johnny ne peut que constater la radicalisation progressive d’un groupe qu’il ne reconnaît plus et qui finit par totalement s’affranchir de l’obédience du chef de gang. The Bikeriders est une virée vers un soleil couchant, une poursuite infinie vers ses derniers rayons avant de plonger dans le crépuscule des illusions d’un mode de vie atypique qui devient interlope. Le film tend doucement vers un étalonnage de plus en plus sombre, à mesure que ses intrigues primaires et annexes s’absorbent dans la noirceur du drame. Les rassemblements perdent leur caractère festif bucolique pour s’illustrer des décors bruts de maisons désertées, vandalisées de tags. Les repas fraternels sont pervertis par les visuels inopinés de drogues dures et de violence entre frères de moto, avant que finalement, la mort ne s’invite dans le film comme une douloureuse conclusion logique, toujours annoncée par la voix de Kathy lors de ses entretiens et presque prophétisée par Johnny au présent du récit. Selon la costumière du film, Erin Benach, les vêtements de Kathy, spectatrice impuissante de la déchéance inévitable des Vandals, s’assombrissent eux aussi à mesure qu’elle s’immerge dans les ombres du club.

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Johnny, interprété par Tom Hardy

Davantage qu’un simple aperçu nostalgique du faste d’une culture désormais pervertie, The Bikeriders tutoie régulièrement la tragédie pure, notamment dans la volonté scénaristique farouche de Jeff Nichols de confondre l’organisation des Vandals avec les visions d’une famille déviante, à la tête de laquelle trône Johnny, figure paternelle virile mais désemparée pour les arpenteur du goudron. 

J’ai bâti ce club de mes propres mains, tu comprends ? J’ai mis plus d’énergie ici que dans ma propre famille. Ce club est ma famille

Johnny, interprété par Tom Hardy

Si Benny est une matérialisation du rêve motard, son aîné est la manifestation d’un sens des responsabilités matérielles desquelles se détourne son fils spirituel. L’un est fils de la route, l’autre est avant tout attiré par le folklore qui entoure les bikers, séduit par une réplique culte de Marlon Brando dans L’Équipée sauvage, et non pas par un des visuels immortels de l’acteur sur une moto. The Bikeriders s’amuse dès lors à tisser un jeu de ressemblances et de contradictions avec le long métrage de László Benedek, jusqu’à parfois sembler dénoncer l’absurdité de la vision qu’offrait le film des années 1950. Les personnages incarnés par Tom Hardy et Marlon Brando partagent un même prénom, mais leur mode de vie est opposé. Si L’Équipée sauvage se moquait des courses de motos et des pique-niques champêtres, les Vandals s’y adonnent avec un plaisir non dissimulé. Du modèle cinématographique antérieur, il ne reste plus que la fulgurance de la rencontre entre Kathy et Benny, dans un bar en pleine ébullition, et un reflet d’acier sur la pellicule. La première partie de The Bikeriders prend l’allure d’une fête rigolarde qui ne laisse pas réellement percevoir le drame qui couve avant que deux rappels à la mortalité de chacun ne sonnent le glas de la fugue libertaire. La mort de Brucie, interprété par Damon Herriman, dans un accident de la route, marque un point de bascule à la parfaite moitié du long métrage, avant que la toute fin du film et l’assassinat de Johnny ne soit assimilé dans le texte à “La fin de l’âge d’or des clubs de motos”. Dans le scénario comme dans la mise en scène, Jeff Nichols s’amuse un temps des règles, avant que leur application perverse ne cloue le tombeau des martyrs de la route. Kathy se moque des codes qui régissent la vie des Vandals, et tout le monde semble partager son désintérêt. Pourtant, c’est bien l’une de ces lois pratiquée de façon insidieuse qui scelle le sort de Johnny. D’une même manière, le long métrage s’affranchit de presque toute construction chronologique claire, naviguant entre les années dans un continuel mouvement de va-et-vient. Néanmoins, l’émergence d’un personnage, un adolescent anonyme joué par Toby Wallace, est quant à elle suivie de manière linéaire, et l’enfant démunis des rues est destiné à devenir meurtrier. Le peu de dogmes que les Vandals, comme le film, épousent, deviennent à terme des instruments macabres.

Ivresse de la vitesse

Comme un phare de beauté sauvage qui perce la fumée des pots d’échappement, Benny est autant un personnage propice à la fascination sensuelle que le symbole assumé d’un esprit indomptable de la route. Le jeune Vandals aspire aux grands espaces vers lesquels il fait régulièrement route, il est en quête de la plénitude née de l’extrême célérité et de la liberté totale. Il est l’homme vers lequel converge toutes les attentions, de sa simple présence. Kathy, Johnny, mais aussi le spectateur conquis succombe à son charme magnétique et sauvage.

Dès que les gens voient Austin Butler, ils changent d’attitude. L’air change. La température change.

Jeff Nichols, scénariste et réalisateur de The Bikeriders, propos extraits de Johnny, Benny et Kathy

Le taiseux Benny est ainsi en perpétuelle quête introspective, tiraillé entre son chef de gang qui admire son esprit libre, et son épouse qui voudrait domestiquer la bête. The Bikeriders exacerbe cette lutte interne au protagoniste en le rendant autant semblable à son chef de gang, par le costume, que profondément différent de sa femme, par le phrasé, le sytle vestimentaire et la philosophie de vie. Benny n’appartient en réalité à personne, il est une chimère du biker absolu et jusqu’au boutiste des années 1960, par nature impossible à capturer. 

Oui il fallait que ce soit bruyant et agressif, mais aussi séduisant.

Jeff Nichols, scénariste et réalisateur de The Bikeriders, propos extraits de L’oeil du réalisateur : Jeff Nichols

Il s’affranchit des feux de signalisation tout comme il menace à répétition de faire sa propre route, loin de Chicago et de son ménage chaotique. Il refuse également par deux fois le titre de meneur des Vandals que Johnny désespère de lui léguer, une première fois dans une scène sublime entre père et fils spirituels, toute de pénombre où le liseré des silhouettes prend des teintes mordorées; une deuxième fois à l’agonie des Vandals, lorsqu’il délaisse Johnny devant un bar ironiquement nommé le Stoplight avant d’enfourcher sa moto pour une virée nocturne.

Je ne demande rien à personne. Et j’attends rien de personne

Benny, interprété par Austin Butler 

Si le personnage principal de The Bikeriders réitère plusieurs fois ses menaces de départ soudain, sa distanciation avec les Vandals est progressive, comme un songe évanescent dont il ne reste plus que quelques bribes au réveil. Avant de tracer sa propre route, l’idéal motard est absent, ailleurs au moment où Kathy est sous la menace d’un viol, tout aussi lointain lors de la mort de Johnny. Le rêve n’est plus dans ce royaume infecté, il n’a laissé derrière lui qu’un parfum de gasoline et de cigarettes.

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Johnny et Benny, interprétés par Tom Hardy et Austin Butler 

Refusant de retranscrire l’extase d’une vélocité et d’une irresponsabilité enivrantes uniquement sous les traits de Benny, Jeff Nichols propage le virus du culte motard à son spectateur et à ses personnages en se détachant du cadre diégétique pur. Par une récurrence de séquences au ralenti, sous les airs d’une musique éthérée qui tranche avec les habituels standards des sixties inhérents au film, le cinéaste partage avec son public le sentiment fugace de contentement total éprouvé subrepticement par ses protagonistes. Pourtant, en faisant de Kathy la narratrice de The Bikeriders et en faisant d’elle l’ultime gardienne de Benny, le réalisateur laisse à penser que l’ultime destination de son héros est dans les bras de son épouse, lui confiant ainsi une lourde responsabilité. Longtemps le doute est permis sur l’identité de celle qui attendra le biker au bout du chemin, notamment aux vues des querelles verbales qui opposent deux personnages qui souhaitent “changer l’autre” sans avoir conscience qu’en définitive ce sont eux qui se métamorphosent en être nouveau. Benny a souffert le martyr jusqu’à manquer de peu de perdre un pied pour clamer sa fierté irraisonnée d’être un Vandals, mais c’est auprès de Kathy que le loup faussement solitaire soigne ses blessures, devant un épisode de Ma sorcière bien aimée, symbole de l’esprit télévisé des années 1960 mais aussi plus allégoriquement évocation d’une vie maritale absurdement idyllique. Avec bien plus de subtilité, Jeff Nichols mesure la route parcourue par Benny en livrant deux scènes symétriques dans lesquelles le biker attend sa bien aimée devant sa maison. Dans l’itération initiale de cette séquence, l’une des premières de The Bikeriders, le motard est de l’autre côté de la route, il patiente dans l’espoir de voir l’objet de son désir depuis le siège de sa moto, comme si c’était à elle de venir vers le fantasme motorisé. Dans la seconde résurgence de cette mise en scène jumelle, une des dernières du film, Benny est sur le perron du pavillon qu’il a jadis habité, en larme après l’annonce de la mort de Johnny et consolé par Kathy. La bête sulfureuse a été domestiquée par les coups de trique du destin, il est devenu homme de logis qui plus jamais ne sera montré sur une moto.

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Danny et Kathy, interprété par Mike Faist et Jodie Comer

La mort de Johnny apparaît alors comme le point culminant de l’agonie des mythes de goudron, le point charnière du dernier soupir de liberté qui a soufflé sur les routes du Midwest, tant la fulgurance totale et l’injustice profonde de son trépas résonnent dans le cœur de Benny. À l’heure des fauves, tandis que la plupart des Vandals de longue date n’enfourchent plus leurs engins mais se déplacent désormais en voiture, l’acte létal cathartique sonne le réveil tragique des illusionnés des années 1960. Cependant, une majeure partie de The Bikeriders avait déjà valeur de testament d’un mode de vie à contre-sens. Les chromes étaient déjà distordus, les moteurs crachaient déjà leur fumée en toussotant, les cuirs étaient déjà striés des griffes d’un destin sauvage. Chaque vrombissement du film est une note de plus jouée sur la partition d’un chant du cygne mécanique, déjà entamé au moment du décès de Brucie, bras droit de Johnny. Si c’est la route qui lui a fait perdre la vie, Jeff Nichols confond sa passion fatale pour la moto et l’évocation de sa vie loin de sa selle, en confondant le bruit du choc contre le pare-brise d’une voiture et le son des boules de billard qui s’entrechoquent dans le bar où les Vandals ont leurs habitudes. Brucie a été autant condamné par la rue que par sa philosophie de vie singulière. La mort de l’attachant motard est aussi le révélateur de la défiance de la société ordinaire, longtemps absente du film, manifestée par un crachat des parents endeuillés au visage de Johnny. Dans une Amérique fracturée, les gens raisonnables méprisent les marginaux.

Pour beaucoup de gens, les motards ont une image négative. Ils pensent que parce qu’ils font de la moto, les motards sont des êtres malsains […] Je crois que les gens ont besoin d’un bouc émissaire. Qui de mieux que nous pour remplir ce rôle ?” 

Brucie, interprété par Damon Herriman

Les Vandals ne sont plus les maîtres du feu qui dictaient le moment de l’intervention des pompiers devant un bar qu’ils avaient incendié. Ils ont été rattrapés par la faucheuse des routes américaines et par la marche d’un temps qui ne s’est arrêté que pour contraindre leurs idéaux. À la fin des espérances et des années 1960, ils sont devenus martyrs de leurs propres rêves, désormais travestis par l’évocation dans The Bikeriders des premières séances de Easy Rider, transformés en attraction de foire. Ivre d’une fête de tous les excès, les USA s’éveilleront du culte du motard au cours d’un autre événement survenu en 1969, et lui absent explicitement du film de Jeff Nichols : le concert tragique des Rolling Stones à Altamont et la mise à mort d’un jeune spectateur noir par le service de sécurité du groupe, assuré par les Hells Angels.

En bref : 

Fresque enivrante sur un âge d’or de la moto et sur son fatal déclin, The Bikeriders combine intelligence de la forme et ambition démesurée du fond, dans un nouveau petit bijou de Jeff Nichols.

The Bikeriders est disponible en DVD, Blu-ray et Blu-ray 4K, chez Universal, avec en bonus : 

  • Johnny, Benny et Kathy, une vidéo sur les personnages du film
  • L’ère de The Bikeriders, une vidéo sur la reconstitution de l’époque où prend place le long métrage
  • L’oeil du réalisateur : Jeff Nichols, une vidéo sur le cinéaste
  • Les commentaires audio de Jeff Nichols
The Bikeriders boite

Nicolas Marquis

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Cet article a 5 commentaires

  1. Papa

    Bon anniversaire 🎂

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