Article : Seul au monde
Seul au monde affiche

(Cast away)

2001

Réalisé par : Robert Zemeckis

Avec : Tom Hanks, Helen Hunt, Chris Noth

Seul au monde raconte l’histoire, cruelle, de Chuck Noland, coordinateur logistique de la société de transport international FedEx, dont l’avion s’écrase, à la veille de Noël, au milieu du Pacifique. Unique rescapé de cette catastrophe, il trouve refuge sur un îlot perdu où il survit 4 ans avant de réussir à partir sur un radeau de fortune et d’être sauvé par un bateau de marchandises. Contraint par cet exil forcé à rester éloigné de celle qu’il croit aimer, Kelly Frears, ce Robinson Crusoé des temps modernes revient de sa douloureuse expérience en solitaire, différent. À son retour, cet homme brisé décide de rompre avec son passé en rejetant sa vie amoureuse et sa vie sociale dont il ne veut plus, leur préférant un nouvel ailleurs.

Contrairement à ce qu’il paraît être, ce film n’est pas qu’une revisite moderne de l’histoire de Robinson Crusoé, une dénonciation facile de la société de consommation voire une apologie du retour à la nature. Bien sûr, ces thématiques constituent l’armature fondamentale de cette réalisation de Robert Zemeckis. À dessein, ils ne seront abordés que parcimonieusement, voire pas du tout dans cet article car ils détournent l’œil et la pensée du véritable propos du film : le basculement d’un homme fragile dans la folie. Le réalisateur aborde subrepticement ce naufrage mental sans jamais l’imposer au spectateur. Libre à ce dernier de ne voir dans les péripéties de Chuck Noland qu’un simple divertissement, mais à y regarder de près, nombreux sont les indices, les pistes où le film amène dans cette direction. Il ne faut pas s’y tromper, accepter de suivre ce chemin de traverse impose au spectateur consentant de regarder la face sombre du personnage principal de ce film. Voyage désagréable et passionnant à la fois. 

Le titre original « Cast Away » (rejeté, en français) est le premier indice proposé. Titre ambigu où chacun peut y poser sa propre interprétation, à moins d’adopter comme postulat de départ que le rejet qu’évoque le titre est dépourvu de toute ambiguïté puisque Noland vit dans le rejet de soi et des autres.

Tel un petit poucet, le réalisateur pose des jalons pour ne pas perdre le spectateur. Ce personnage Chuck Noland porte un nom de famille particulièrement signifiant : Noland, autrement dit “no land” ou “sans terre”. Cet homme n’a pas d’attache terrienne. Au fur et à mesure de la progression de l’intrigue, le spectateur s’apercevra que Chuck évoque souvent sa terre d’adoption mais la fuit sans cesse, la rejette inconsciemment.

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Tom Hanks dans le rôle de Chuck Noland

Le titre français Seul au Monde apporte une nouvelle pierre à cet édifice, où progressivement mais sûrement, Chuck s’enferme par choix pour y vivre seul loin du monde qui n’est pas le sien. Tragiquement, impossible de ne pas associer cet homme au questionnement existentiel de Hamlet, être ou ne pas être. À bien y réfléchir, être ou ne pas être n’est pas un questionnement pour Chuck, c’est une philosophie de vie qu’il a adoptée en modifiant quelque peu le postulat shakespearien. Ici, cet homme ne vit pas un tiraillement existentiel, il a choisi de vivre dans une contradiction douloureuse, être et ne pas être en même temps, qu’il gère psychiquement en faisant sien la logique de Peter Pan où l’ailleurs est tellement plus amusant que l’ici et maintenant, si ennuyeux. Même le spectateur le moins attentif aura remarqué le basculement constant de Noland jouant un personnage de théâtre qui par définition n’est pas lui-même, bien en chair, rigolard, toujours à l’affût pour emmener sur son terrain de jeu, à l’image de Peter Pan qui amène les enfants sur son Île – tiens, tiens encore une histoire d’île – , quiconque croise sa route ; et l’autre Noland, normalement l’être vrai éloigné de toute agitation artificielle, celui amoureux de celle qu’il envisage d’épouser. L’intérieur de ce couple paraît harmonieux, presque ennuyeux, sauf qu’ à y regarder de près, toutes les photos de Elle et Lui sont prises ailleurs, dans des endroits éloignés du cocon : à la montagne, sur un bateau… À l’image d’une Wendy, notre Peter Pan employé par FedEx aime amener Kelly ailleurs. Ce besoin impérieux pour le personnage principal de toujours partir, ne pas être dans la contrainte relationnelle du quotidien, même lorsque sa vie de famille devrait s’imposer à lui, lorsqu’il préfère par exemple s’en aller plutôt que célébrer les fêtes de fin d’année, l’enferme inéluctablement dans une logique destructrice. Déjà, l’homme semble naviguer en eaux troubles, et son séjour sur cet îlot perdu au milieu du Pacifique l’attire dans un monde déraisonnable. Par nécessité, plus que par envie, le voilà monologuant avec un ballon de volley. Le séjour se prolongeant, l’homme noue une relation tumultueuse, d’amour et de haine, avec ce copain d’infortune prénommé Wilson que Chuck, émotionnellement trop investi avec cette chose, refuse d’abandonner. Le ballon sera partie prenante du périple de retour sur le Pacifique et la perte de l’objet Wilson lors du voyage  est inconcevable à Chuck qui s’enferme dans le déni. Sitôt évacué sa vie amoureuse avec Kelly, le voilà reparti sur les routes avec comme compagnon un nouveau ballon flambant neuf.

Plus terrifiant encore, reste le sort qu’il réserve à celle qu’il affirmait aimer, “tu sais que je t’aime” à tout bout de champ par téléphone ou vite fait avant de prendre un avion. Kelly, son ancienne compagne de vie sociale, est vouée à être reléguée dans l’esprit perturbé de Chuck au statut peu enviable d’une icône dont le naufragé vénère l’image et pour laquelle il a construit un autel (ramassis de brics et de brocs glanés sur l’île) et dont il célèbre le culte dans sa grotte, église de circonstance. Incontestablement, la présence physique de cette femme n’est plus indispensable à cet homme. D’ailleurs, avoir un contact charnel avec cette icône devient impossible. Désormais, enfermé dans cette projection mentale de Kelly, Chuck finit logiquement par rejeter la femme à son retour. Son comportement en devient sordide et cruel. Au lieu d’accepter son état de femme mariée en la laissant tranquille, il vient la voir prétendant n’aimer qu’elle et affirmant regretter d’être parti. Toutefois incapable de passer des paroles aux actes parce qu’il est définitivement aveugle et sourd aux attentes physiques de cette femme, Chuck décide logiquement de la rejeter vers sa condition de femme mariée. Quel besoin avait-il de venir réveiller en elle cette ardeur amoureuse que Chuck refuse de donner à Kelly hormis par des mots, encore des mots, toujours des mots. Comme à son habitude, Chuck prend aux autres leur attention, leur amour : celui de Stan, son ami toujours là ou Kelly ; mais sans rien donner en retour. Cet homme est indifférent à ses congénères, devenu délirant, plus apte au monologue avec un ballon de volley. D’ailleurs, depuis son retour à Memphis, ce n’est plus cet hyperactif que chante Elvis Presley dans “All Shook Up” , 2ème chanson au début du film. L’arrogant, insupportable d’orgueil auprès de ses collègues, de ses employés, menteur à l’occasion et voleur si nécessaire se tait. Chuck Noland est devenu muet. 

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Wilson

Qu’y a-t-il de plus délirant que de voir le lapin blanc de Lewis Carroll dans Alice au Pays des Merveilles courir partout, sans raison apparente, la montre à gousset brandie en guise d’étendard, en clamant à une Alice médusée qu’il n’a pas le temps. Le personnage principal ressemble à s’y méprendre à cet animal surexcité obsédé par le temps qu’il considère comme un ami ou comme un ennemi, si on lui tourne le dos. Interprétation hautement subjective de l’objet horloge devenu à ses yeux un être quasiment surnaturel capable de vous aider ou de vous nuire. Chuck bascule lentement mais sûrement dans le monde du Lapin fou. Comment Kelly peut-elle imaginer une seule seconde qu’elle offre un cadeau empoisonné à Chuck au moment où il part de son Memphis idéalisé vers un ailleurs tout aussi idéalisé ? Ce cadeau de Noël, une montre à gousset, clin d’œil tragique au lapin fou, à l’intérieur de laquelle cette femme si amoureuse a déposé sa photo, celle que Chuck a prise, sa préférée de Kelly, ne se réduit pas à un simple cadeau. Il est offert comme un talisman à cet être qu’elle sent partir à la dérive. Cette montre résonne par anticipation comme une fin inéluctable que Kelly se refuse à accepter. Acte d’amour ultime, Kelly choisit de se sacrifier au profit de son image, parce que cet homme ne lui laisse aucun choix, jamais ;  c’est lui qui s’accapare le temps réduisant l’autre à une attente sans fin – un objet de soumission.  Elle sait, elle sent que cet homme refuse de l’aimer parce qu’il en aime, à la folie, une toute autre. Elle est monstrueuse, protéiforme, vorace mais contre laquelle la bien nommée Kelly Frears (peur) est démunie : FedEx. C’est donc naturellement que Kelly est terrifiée lorsque cet homme sans attache lui offre ou plutôt lui donne vite fait une bague de fiançailles avant de rejoindre celle qui ne peut attendre, Fédéral Express. Cette demande en mariage est atroce mais le lapin fou qui s’embarque avec hâte vers son avion est insouciant. Les apparences sociales sont sauves aux yeux du futur naufragé. D’ailleurs, paradoxe absolu de la logique vertigineuse de Chuck, il tourne le dos à celle qui l’aime (ce temps figé – ennemi- où il doit vivre avec un autre être humain) et se précipite comme un damné vers l’immatérialité de son boulot à FedEx où il se convainc de maîtriser le temps (temps en perpétuel mouvement – ami) alors que précisément, c’est cette course éperdue après le temps qui le détruit mentalement. 

La montre à gousset à une autre fonction, essentielle, nous indique Robert Zemeckis. Elle représente l’enracinement absent de la vie de “no land”. Elle a appartenu au grand-père de Kelly. Ici, la montre arrime cet homme qui la reçoit en cadeau à la lignée familiale des Frears. Kelly ne donne pas un banal cadeau de Noël, elle propose un avenir, une nouvelle vie où la fuite perpétuelle dans les avions de FedEx n’est qu’un songe destructeur, mortifère. Cette montre scelle leur union. Mais Chuck, n’est pas encore prêt à comprendre l’importance de la portée du geste de Kelly, trop attaché à ses rêves de fuite. Son douloureux séjour sur cette île aurait dû éveiller en lui une sensation, une émotion, une révélation pour celle qu’il prétend aimer. Le naufragé, nous montre Robert Zemeckis, préfère la facilité d’un monologue aussi absurde qu’inutile avec un ballon de Volley plutôt que de s’interroger sur ses motivations profondes en tant qu’homme. Alors qu’il n’a rien à faire sur son îlot, Chuck n’éprouve jamais le besoin d’une introspection. Enfermé dans sa logique de l’irréel, cet homme rejette cette montre et la restitue, en toute logique pour lui, à Kelly. Ce Peter Pan a substitué Wendy à Kelly. Il préfère l’image à la femme même si la photo est presque effacée après 4 ans parce qu’il peut amener à loisir dans son monde cette image, devenu songe d’amour et se convaincre qu’il est amoureux. Symboliquement, nous montre le réalisateur, Chuck tue l’amour qu’il croit éprouver pour elle, en gravant le nom de cette dernière sur un rocher, tel un épitaphe en hommage à un cher disparu. Cet homme, peu reconnaissant, abandonne au milieu du Pacifique celle qui l’a accompagnée pendant ces 4 années de misère morale. 

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Tom Hanks dans le rôle de Chuck Noland

Pourtant, la solitude peut aussi être vécue avec soulagement et être abordée dans la joie : à la fin du film, le rescapé de l’îlot du Pacifique arbore un visage radieux, apaisé parce qu’il vient de larguer toutes les amarres de la réalité. À la croisée des chemins, alors qu’il n’est peut-être pas encore trop tard, une ultime rencontre, inattendue, solaire, s’offre à lui comme une caresse de douceur sur une plaie purulente. Noland sur son îlot a su, sans doute sans se l’expliquer, préserver du naufrage définitif un colis FedEx marqué d’une paire d’ailes. Démarche salvatrice, geste moteur pour se sortir, au fond sans qu’il le veuille vraiment, du bourbier dans lequel il finissait par prendre ses aises, même à ses dépens. Cet homme mentalement à la dérive croise, sur cette route, la dessinatrice de ces ailes qui ressemblent à celles associées figurativement aux anges, ceux venus du ciel. Cette figure protectrice semble avoir veillée sur Chuck lui envoyant opportunément une paire d’ailes en métal, voiles de circonstance, échouées  opportunément, lui permettant ainsi d’équiper son radeau pour la navigation grâce à la force du vent et de franchir, enfin, le mur de vague entourant l’île et jusque là obstacle infranchissable. Par sa seule volonté et sa seule ingéniosité, le personnage principal ne pouvait partir. Une aide extérieure sera sa planche de salut. L’homme sans la femme est démuni semble nous suggéré ici  Robert Zemeckis. Tel le yin et le yang, le masculin et le féminin se complètent et ne font qu’un, inséparables dans l’entraide et l’amour. Noland était jusqu’à présent trop autocentré pour vivre avec l’autre, préférant la fuite hors de la vie. Une nouvelle chance d’être ici et maintenant s’offre à lui. La dessinatrice semble comprendre que “no land” est perdu dans ce monde humain parce qu’il ne peut pas s’enraciner. Cet homme a besoin d’être enfin nommé “cow boy” et de s’enraciner sur cette terre du Tennessee qu’il fuit sans cesse. Chuck doit cesser de se rejeter (Cast away) et d’être seul au monde.

En bref :

C’est un film qui mérite que l’on s’y attarde et peut-être est-il nécessaire de le visionner plusieurs fois pour bien l’appréhender. À l’image du Peter Pan de Walt Disney, dessin animé capable de captiver les petits comme les grands. Seul au Monde s’inscrit dans la même veine que cet illustre prédécesseur. Au-delà du seul divertissement se dissimule le drame perceptible mais non imposé. À chacun de choisir d’ouvrir la porte ou de la laisser fermée.

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