La dérive des continents (au sud)
La dérive des continent (au sud) affiche

2022

Réalisé par : Lionel Baier

Avec : Isabelle Carré, Théodore Pellerin, Ursina Lardi

Film fourni par Blaq Out

Cinéaste globe-trotter, Lionel Baier pose un regard poétique sur le monde au gré de ses longs métrages teintés d’humour. Sa filmographie est une invitation au voyage et le réalisateur vadrouille partout en Europe, tentant de ramener à une échelle humaine les grands problèmes de société internationaux. En fil rouge de sa carrière, l’artiste s’attèle depuis plusieurs années à la mise en image d’une tétralogie autour de notre continent, évoquant les quatre points cardinaux dans chacun des titres des œuvres qui la composent. Après Comme des Voleurs (à l’est) puis Les grandes ondes (à l’ouest), et en attendant la dernière pierre de l’édifice cinématographique qui prendra prochainement place en Écosse, Lionel Baier investit l’Italie avec La Dérive des continents (au sud). Chaque périple expose un dilemme politique et humain profond, mais chacun d’entre eux affirme un style d’écriture léger pour dédramatiser un message de fond éprouvant. Selon le cinéaste, la comédie est un outil nécessaire pour frapper le spectateur. La mise en scène et l’humour sont indispensables pour exalter les consciences et modifier durablement la perception du quotidien. Ainsi, si la genèse de La Dérive des continents (au sud) répond à un effroyable constat, son ton volontairement burlesque emprunte beaucoup à Dino Risi pour cette excursion transalpine. Ébranlé par les images de cadavres de migrants qui s’échouent sur les plages du sud de l’Europe, Lionel Baier entreprend de quitter sa Suisse natale pour se rendre sur place et se confronter à l’horreur. De son périple, le cinéaste tire ce nouveau film, dans lequel le rire n’est plus une simple impulsion primaire, mais bien la manifestation du désarroi profond du public face aux dysfonctionnements de l’Union Européenne et à la crise humanitaire. Sans cynisme et avec une profonde empathie, l’artiste transforme les sourires en témoignages d’adhésion à une lutte globale.

La Dérive des continents (au sud) prend même des allures de satire diplomatique. Son héroïne, Nathalie Adler (Isabelle Carré) est une envoyée de l’Union Européenne en Sicile, chargée de préparer la visite d’Emmanuel Macron et d’Angela Merkel dans un camp de migrants. Chaque jour, des hommes et des femmes désespérés gagnent le pays au péril de leur vie et sont rassemblés dans des bâtiments entourés d ‘oppressants grillages. Toutefois, les conditions de vie n’y sont pas aussi misérables que le pensent les émissaires de la France et de l’Allemagne, qui demandent à Nathalie d’enlaidir la réalité pour que les chefs d’États soient montrés au plus proche de la détresse dans les médias. Résignée, la protagoniste s’apprête à s’acquitter de sa tâche mais rapidement, la rencontre inopinée avec son propre fils Albert (Théodore Pellerin), bénévole dans une ONG qui vient en aide aux migrants, bouleverse son agenda. Le jeune garçon et sa mère ne se connaissent presque pas et difficilement, ils tentent de coexister, alors qu’autour d’eux le cirque politique envahit le camp de réfugiés.

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La dénonciation de l’hypocrisie des dirigeants européens est donc autant point de départ que toile de fond de La Dérive des continents (au sud). Si le film bascule rapidement dans l’épreuve sentimentale qui frappe Nathalie et Albert, le spectre des grandes puissances mondiales ne cesse jamais de se rappeler à eux. Faire de l’Allemagne et de la France, les piliers économiques de notre continent, les deux pays ouvertement incriminés par le long métrage n’a rien d’un geste innocent. Implicitement, Lionel Baier se transforme en témoin de la fracture qui existe entre population fortunée et démunie, mais aussi entre les décisionnaires démissionnaires et un tiers-monde désemparé qui se rappelle à eux. L’ombre de Bruxelles est omniprésente et ses directives dictent le rythme de vie de Nathalie, pourtant le fossé entre le personnel sur le terrain et les représentants politiques ne sera jamais comblé. Attendu pendant tout le film, parfois même aperçu, l’avion des chefs d’États n’atterrit jamais, comme un symbole d’une déconnexion totale. La Dérive des continents (au sud) place la vérité dans les mains des migrants et du personnel qui les entoure, s’opposant ainsi fermement à la représentation des émissaires diplomatiques. Le délégué français est un des principaux supports de l’humour grinçant du film et chacune de ses interventions illustre sa quête de misérabilisme, au point de le montrer profondément déçu de l’état du camp. Son homologue allemande semble légèrement plus humaine, pourtant le long métrage souligne aussi sa duplicité dans une scène où elle cherche l’endroit idéal pour un hypothétique cliché de la chancelière, au milieu des montagnes. Même la nature est pervertie par la dictature médiatique. Jamais les conditions d’accueil des migrants ne sont perçues comme idylliques, comme en témoignent les nombreuses évocations de la mort de certains naufragés, mais une recherche déraisonnée de l’image choc pousse les hommes à se corrompre. L’Europe est même parfois assimilée à un nouveau tortionnaire des âmes perdues, un véritable pourvoyeur de malheurs. La politique internationale n’occupant pas sa fonction d’aide aux plus désemparés, les ONG occupent dès lors l’espace laissé tragiquement vacant. Les bénévoles comme Albert sont totalement imparfaits, mais ils doivent néanmoins se substituer à une Union Européenne défaillante. La voiture de Nathalie métaphorise cet axe de lecture de La Dérive des continents (au sud). Frappée du drapeau européen, la véhicule sillonne la Sicile, accueille dans son habitacle représentants politiques et membres d’ONG, et pourtant les dialogues qui s’y entendent semblent creux, loin de la vérité qui s’exprime en dehors de l’automobile. Dans un geste frondeur, Lionel Baier fait s’écraser une météorite sur la voiture et explique en interview que ce ressort étrange du scénario est un moyen pour lui de “parler de politique avec un langage poétique, d’illustrer une étoile qui se décroche de la bannière à chaque fois que la démocratie est remise en cause sur le continent”. L’empire administratif doit être démoli pour se refonder sur des bases plus humaines.

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Avec cette image en tête, la relation conflictuelle entre Nathalie et Albert prend une autre dimension. Leurs différences ont pour racines un passé troublé, mais l’état désastreux de leurs rapports filiaux illustre aussi le gouffre qui s’est creusé entre nouvelle et ancienne génération. Les deux personnages partagent un même souci du bien être des migrants, mais ils le manifestent de façon radicalement différente, non sans commettre de grossières erreurs. Le dialogue entre la mère et le fils devient une tentative éperdue, presque utopique, de reconstituer un lien initialement rompu entre deux êtres altruistes œuvrant pour le bien d’autrui. Le futur radieux ne peut néanmoins s’entrevoir qu’après avoir fait face aux erreurs du passé. Nathalie a voulu s’extirper d’un foyer où elle étouffait, mais dans des séquences introspectives, elle reconnaît dans la douleur avoir presque abandonné son fils. Albert a vécu une enfance torturée, mais sa défiance exacerbée envers sa mère est également remise en cause par le récit. La Dérive des continents (au sud) offre une seconde chance inespérée à ses protagonistes, celle de pouvoir enfin s’avouer leurs regrets pour communier à nouveau. Pour signifier la précarité de cette union, Lionel Baier fait des confessions de Nathalie une parole fragile, presque un acte manqué. Dans le secret de la nuit, l’envoyée de l’Union Européenne fond en larmes en reconnaissant ses torts auprès d’Albert qu’elle pense endormi, mais qui écoute pourtant attentivement. Seule la magie de l’écriture propre au film a permis le pardon entre mère et fils. Le poids réel des mots est sans cesse réfléchi par Lionel Baier, qui dit volontiers dans les bonus du DVD édité chez Blaq Out que son film est parfois proche d’une évocation du mythe de Babel. Les langues française, allemande, anglaise, italienne et même hongroise se mélangent dans l’enceinte du camp, et chaque personnage tente de se faire comprendre dans le chaos verbal. Le vocabulaire employé n’est finalement pas aussi significatif que l’intention profonde qui l’accompagne, la manière l’emporte sur le contenu car elle traduit une vérité du cœur. Albert apparaît parfois caricatural, un léger souci du long métrage, mais son impulsivité matérialise l’ambition profonde de La Dérive des continents (au sud), faire fusionner des âmes plutôt que des discours parfois vides de sens.

Malgré sa légèreté permanente, propice à rappeler les célèbres satires italiennes, le film conserve constamment une forme de conscience supérieure de la gravité de son propos. Derrière le registre comique se cache une effroyable vérité, souvent exprimée par la mention explicite de migrants morts au cours de leur périple et dont les cadavres jonchent les plages. La Dérive des continents (au sud) évite habilement le piège du mauvais goût en faisant preuve de subtilité et en n’épargnant pas à ses personnages européens une forme de responsabilité dans une situation tragique. Ainsi, le long métrage s’ouvre sur un reportage télévisé faisant état de l’effroi de touristes ayant découvert le corps sans vie d’un exilé et arguant que cela a “gâché leurs vacances”. L’impunité et l’immoralité des occidentaux est clairement pointée du doigt, et même si Nathalie s’indigne de l’extrait vidéo, il semble clair qu’en participant activement au jeu politique, elle se corrompt elle aussi dans une instrumentalisation du sort des désemparés. Sa part de complicité s’illustre aussi lors de nombreux dialogues qui font comprendre au spectateur que l’Italie n’est qu’une étape pour elle, et qu’à terme, elle finira par rejoindre les bureaux de Bruxelles. Aussi empathique soit le film avec son héroïne, il ne lui pardonne pas ses fautes et les entorses à sa moralité. La misère humaine est devenu un spectacle, pour les dirigeants de l’Union Européenne comme pour ces étranges touristes qui viennent photographier les migrants par delà les grillages, un phénomène que Lionel Baier a constaté de ses propres yeux au cours de ses voyages. Significativement, ce ne sont pas les responsables du refuge qui chassent les odieux voyeurs, mais Albert, vêtu du T-Shirt de son ONG. Pourtant, une fois de plus, La Dérive des continents (au sud) entend démontrer que la solution idéale n’existe pas encore et que même les organisations humanitaires trahissent leurs idéaux. Le fils de Nathalie se vante d’avoir installé une application sur son smartphone qui lui permet de suivre les naufragés, mais il se lamente que le sexe et l’âge des désespérés ne soient pas disponibles, pensant que femmes et enfants sont plus à même d’émouvoir l’opinion publique. La jeunesse distord aussi la réalité selon son intention, esquissant les prémices des maux affirmés chez les adultes. Tout le monde rôde autour de la mort sans l’affronter pendant une grande partie du film, et seule la fin confronte les protagonistes à la froideur cruelle du trépas. Albert en prend d’abord conscience dans les véritables ruines de Gibellina, une ville ensevelie il y a longtemps par une éruption volcanique. Un artiste a recouvert les bâtiments de gigantesques sarcophages et en naviguant entre les stèles blanches et austères, le fils se confronte à une réalité sinistre qu’il ne vivait que par procuration. Lionel Baier filme initialement les lieux à travers une succession de plans larges, avant de se centrer sur le jeune homme, et de laisser percevoir des reliquats d’un monde humain soufflés par un vent mystique. L’ampleur de la tâche de son ONG et sa mission de préservation de la vie deviennent dès lors concrètes. Pour Nathalie, l’ouverture d’esprit intervient au cours d’obsèques dans un village de Sicile, où de vieilles femmes implorent de pleurer pour les naufragés d’une embarcation, faisant de la protagoniste une personne de plus dans une longue procession d’êtres en proie au chagrin le plus pur. Les morts ne sont plus des évocations, ils sont au plus proche des héros du récit.

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À plusieurs reprises, La Dérive des continents (au sud) se permet un rapprochement dans les dialogues entre le sort des migrants et celui des déportés de la Seconde Guerre mondiale. Constamment, les interlocuteurs du personnage qui effectue le parallèle le renvoient à la bêtise de sa comparaison, signifiant relativement judicieusement que le film refuse partiellement de tisser une trop forte ressemblance. Toutefois, dans les bonus du DVD, Lionel Baier lui-même évoque les destins de ces deux populations martyrs. L’horreur n’est peut-être pas de la même ampleur, mais pour le cinéaste, une différence fondamentale se manifeste déjà. Si dans les années 1930 et 1940, l’essentiel de la population mondiale ignorait les horreurs de la déportation, personne ne peut prétendre aujourd’hui ne pas savoir quel est le destin funeste de milliers de migrants, retrouvés sans vie et face contre terre sur les plages de Méditerranée. Quiconque se lave les mains de l’actualité devra faire face à la même culpabilité que celle qui frappe Nathalie. Conservant son optimiste, et dans des élans très felliniens qu’il revendique, le metteur en scène tient toutefois à tracer une nouvelle voie, celle de l’honnêteté du cœur et de l’âme. En reconstruisant la relation entre Nathalie et Albert, malgré les embûches, le film invite l’ancienne garde à retrouver la flamme des plus jeunes, et la nouvelle école à faire face à la globalité de la situation. Le plus formidable plan du long métrage matérialise cette union, dans la tendre étreinte qui réunit mère et fils. Après avoir assimilé que l’Union Européenne, et dans une moindre mesure les ONG, ne considère les migrants que comme des chiffres, les deux protagonistes font voler les fiches de recensement des expatriés et se caline dans un tourbillon de feuilles qui envahit l’écran, en s’avouant leur amour filial. La complicité retrouvée a permis l’essor d’une nouvelle sensibilité, plus humaine. À une problématique concrète, le film répond par une solution poétique, bien qu’un peu utopique. Sans cesse, une forme d’autorité divine plane sur La Dérive des continents (au sud), manifestée par des évocations de la Torah, par la chute d’une météorite ou par un rêve prémonitoire. Cependant, au terme de l’aventure, la responsabilité est confiée aux hommes. Une ligne de conduite morale les guide, mais leur élévation spirituelle vers un meilleur avenir doit émaner de leurs propres actes.

À tant s’attacher à des personnages proches des drames humains mais indirectement concernés, le long métrage aurait pu perdre de vue l’essentiel de son message en survolant son sujet. Dans une scène incendiaire, La Dérive des continents (au sud) rétablit la balance et donne enfin la parole aux migrants, comme une sorte de retour salutaire sur Terre. La mise en image de Lionel Baier épouse d’ailleurs pleinement cette image. Le cinéaste filme des manifestants qui se massent aux abords du camp dans un plan aérien mais retourne à hauteur d’homme pour mettre en lumière une femme exilée qui apostrophe l’audience en la confrontant à ses tourments et à la duplicité de ceux qui sont venus instrumentaliser sa peine. Le film est une mise en scène de la réalité assumée, pourtant durant ces quelques secondes, le réalisateur fait presque l’autocritique de son propre long métrage. La douleur est réelle, le spectacle qui prend place autour totalement artificiel. Les revendications de la jeune femme semblent si fondamentalement légitimes, et pourtant ostensiblement refusées, que le spectateur est directement frappé par son monologue et renvoyé face à ses propres convictions. Au coeur de sa tirade s’exprime le simple désir d’être considérée pour ce qu’elle est, une femme, tout simplement. Le “flux migratoire” dépeint dans les journaux télévisés n’est plus un concept abstrait, il devient habilement concret et exige des réponses nécessaires, loin des discours creux. D’une comédie légère, Lionel Baier fait un plaidoyer furieux et indispensable à entendre, quittant un temps sa grammaire légère. Néanmoins, cet instant clé du film est presque prophétisé par le réalisateur dans son introduction. Même si elle fait régulièrement fausse route, Nathalie voit le monde tel qu’il est. Au cours d’une séquence en bus où un concours de circonstances amène la protagoniste à faire la guide touristique, elle démontre sa connaissance aiguisée de la Sicile, laissant à penser au spectateur qu’elle n’est pas touriste éphémère en Italie mais qu’elle s’imprègne de son environnement et de son Histoire. Lorsque la voiture tombe en panne, c’est également le personnage principal qui trouve le chemin jusqu’à Gibellina, en toute conscience de l’itinéraire. Sortie de l’automobile, ses pieds foulent le sol de la campagne transalpine, renouant avec la terre rurale. Lionel Baier ne réussit assurément pas tout ce qu’il entreprend, mais si La Dérive des continents (au sud) a pour vocation d’éclairer les invisibles, il y parvient parfaitement.

Plus acide que ne le laisse penser sa grammaire légère, La Dérive des continents (au sud) est une comédie maîtrisée, apte à évoquer des problèmes de société profonds, sans fautes de goût.

La Dérive des continents (au sud) est disponible en DVD chez Blaq Out, avec en bonus : 

  • Un entretien avec Lionel Baier
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Nicolas Marquis

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