
(2024)
Réalisé par : Alex Garland
Avec : Kirsten Dunst, Cailee Spaeny, Wagner Moura
Autres réalités
Devenu un artiste phare du cinéma fantastique en seulement quelques réalisations, le scénariste mué en metteur en scène Alex Garland crée la sensation à chaque nouveau film, proposant au public un parfait mariage de ludisme intellectuel et de complexité dans ses longs métrages détonnants. Celui qui a fait ses premières armes auprès de son compatriote anglais Danny Boyle, en œuvrant à l’écriture de La Plage, 28 Jours plus tard et Sunshine, s’est progressivement imposé sur la scène internationale, autant comme penseur fascinant que comme esthète de l’image. Le passage derrière la caméra d’Alex Garland ne se doit pourtant qu’à un accident du destin. En 2012, le britannique signe le script de la dernière itération en date de Dredd, confiée alors à Pete Travis. La première version du film est fermement rejetée par les studios Lionsgate qui exigent d’importants reshoots et une refonte complète de l’identité du long métrage. Alex Garland n’attend pas meilleure augure pour changer de casquette et s’occuper lui-même de la métamorphose de l’œuvre. Son implication absolue dans les nouvelles prises de vue de la version finale du film, et dans son rendu plastique, n’est aujourd’hui plus qu’un secret de polichinelle, éventé par une grande partie de l’équipe présente sur le plateau. Un réalisateur nouveau s’est hissé hors du chaos d’un long métrage qui semblait condamné.
Dès lors, Alex Garland s’affirme en valeur montante de l’industrie, qui n’a presque jamais de cesse de répondre positivement aux attentes placées en lui. Ses réalisations abordent des thèmes parfois radicalement différents, de l’émergence de l’IA dans l’inoubliable Ex_Machina au supplice de la toxicité masculine dans le déstabilisant Men. Ils prennent place dans des univers connexes mais tout de même distincts, du complexe techno-industriel de sa géniale série télévisée Devs à la nature viciée de l’oppressant Annihilation. Pourtant, cette carrière polymorphe tend à démontrer l’appétence du cinéaste pour l’expérimentation d’un regard intime, vécu par des personnages aux fissures évidentes, sur une diégèse hors du commun, parfois à-même de bouleverser le monde. Pour Alex Garland, l’humain est un vecteur par lequel s’éprouve les espoirs et les affres d’une société sur le point de basculer à tout jamais.
Pour son dernier film à ce jour, Civil War, l’auteur revêt le costume d’oracle et confronte les USA au spectre d’une potentielle scission menant au conflit armé, au sein même du territoire américain. Imaginé pendant la première mandature de Donald Trump, bien que la crise du COVID n’ait pu permettre la mise en chantier et la sortie du long métrage avant son revers électoral de 2020, le film pose un regard sur un pays fracturé, agonisant sous l’horreur absolue d’une guerre sanglante. Civil War en possèderait presque un caractère prophétique tant chaque jour, notre monde semble se radicaliser et polariser à l’extrême les opinions, parfois jusqu’aux plus détestables élans politiciens populistes d’un Occident en chute libre. Jusqu’où se tendra l’élastique social avant l’inévitable cassure mortifère que le penseur illustre dans son œuvre, sous les coups de feu et les corps agonisants ?
“Ce qu’il faut retenir des guerres civiles, c’est qu’elles peuvent arriver. Ce n’est pas de la fiction, c’est possible. Si on a les bons ingrédients, des voisins qui s’entendaient bien vont s’entre-tuer”
Alex Garland, réalisateur et scénariste de Civil War, propos tirés du Making-of du film
En livrant sous la forme d’un road-movie l’épopée de quatre reporters en route vers Washington DC sur le point de tomber entre les mains des sécessionnistes venus du Texas et de Californie, Alex Garland offre avec Civil War un récit à la confluence de deux axes de son histoire personnelle. Lui-même a pris la route de par le globe dans ses jeunes années, et comme dans La Plage, 28 Jours plus tard ou Annihilation, le périple se fait voyage initiatique pour la plupart des occupants de la voiture de son dernier film, à la recherche de leurs émotions enfouies. Toutefois, au-delà de la teneur politique de son long métrage souvent reléguée au second plan, le réalisateur compose son œuvre comme un véritable hommage aux quelques journalistes encore soucieux des règles de la rigueur professionnelle et de la déontologie. Fils de dessinateur de presse, filleul de correspondant de guerre, Alex Garland convoque les souvenirs encore vifs de son enfance, lorsque dans l’intimité de son cercle familial, il entendait les récits de conflits lointains, pour mieux les importer aux USA dans son œuvre. Civil War est peut-être le moins exubérant des films d’Alex Garland, et pourtant le plus personnel. L’auteur veut capturer sur le vif les sentiments profonds des observateurs des lignes de front, et bien qu’il jouisse d’un budget conséquent, le plus gros jamais alloué par A24 pour un long métrage au moment de sa sortie, le cinéaste opte pour des techniques de tournage qui lui permettent de saisir instantanément les expressions de ses protagonistes. Outre l’utilisation de caméras très compactes et particulièrement aisées à manier, il fait construire une vaste structure métallique supportant plusieurs lourds équipements de tournage autour de la voiture qui réunit ses personnages, pour ne jamais casser l’unité dramatique d’une séquence ou pour maintenir intacte l’alchimie entre ses comédiens.
Ils sont quatre à prendre la route, dans l’espoir d’obtenir une dernière interview du président américain, sur le point de perdre la guerre civile. Lee (Kirsten Dunst) est une photoreporter experte des zones de conflit, mondialement connue, endurcie par les horreurs dont elle a été spectatrice. En compagnie du journaliste tête brûlée Joel (Wagner Moura) et du vieux correspondant de guerre Sammy (Stephen McKinley Henderson), elle noue le pacte de mener l’aventure à son terme, consciente des risques. Une quatrième passagère invitée en dernière minute bouleverse sa détermination. Jessie (Cailee Spaeny) est une toute jeune photographe aspirante, admiratrice de Lee, qui espère vivre pleinement son rêve malgré le dédain apparent de son modèle. Au gré des routes et des rencontres, le quatuor plonge dans une Amérique en pleine décrépitude, où chaque coin de rue abrite un danger potentiellement mortel et les liens qui unissent les journalistes s’intensifient.
Brouillard de guerre
Sur la toile de fond d’États-Unis jadis abondants, Alex Garland griffe une nation de ses coups de pinceau rageurs, orchestrant savamment la démolition d’une terre familière à tous les spectateurs. L’importation d’un conflit armé et de ses dégâts humains et matériels cohabitent avec l’extase usuelle de l’Amérique, créant une dissonance cognitive entre les derniers reliquats encore érigés d’un monde agonisant et les carcasses de fer et de pierre, témoignage des luttes acharnées. Civil War crée une unité spatio-temporelle nouvelle, semblable aux limbes d’une société perdue, déconstruite par la folie d’hommes de pouvoir dont le spectateur ne sait en définitive rien d’autre que leur mesquinerie et leur bassesse.
“Ce qu’il se passe, en un sens, c’est que les journalistes avancent à travers l’effrayante singularité d’une Amérique en guerre”
Alex Garland, réalisateur et scénariste de Civil War, propos tirés du Making-of du film

Au cœur d’une perpétuelle corruption des décors par le poison de la guerre, seuls subsistent quelques vestiges d’une prospérité passée. Devant un centre commercial JCPenney, le squelette d’un hélicoptère de combat force les spectateurs à prendre conscience que le mal touche l’Amérique consumériste dans sa chair. Alex Garland, qui considère que chacun de ses films possède une dimension tragicomique, ironise même à l’écran, en exposant clairement les mots “Building America” sur un des rares bâtiments intacts du film, alors que tout autour des quatre journalistes, toute une déstructuration architecturale s’impose aux yeux de tous, allant jusqu’à éventrer les pavillons de banlieue. Le pays est malade, gangréné, et les murs semblent voués au même sort que celui des hommes d’influence, destinés à tomber de leur piédestal.
“Sammy, le 4 juillet, le 10 juillet, les Forces de l’Ouest, les foutus maoïstes de Portland. C’est la même chose. Washington D.C. va chuter et le président sera tué d’ici un mois. S’entretenir avec lui est la seule histoire qui compte.”
Joel, incarné par Wagner Moura
Dans les ténèbres instituées par la folie des puissants qui ont abusé de leur pouvoir, seuls subsistent quelques symboles que les belligérants s’arrachent. La drapeau américain est ainsi repris trois fois dans le film, toujours accompagné par des témoignages visuels ou textuels de l’effondrement d’un mode de vie déjà dépassé. Il sert une première fois à une femme désespérée qui se fait exploser au cœur de la foule, il est ensuite évoqué par le président totalitaire qui lui prête allégeance, avant qu’il n’apparaisse sous une ultime forme, simplement orné de deux étoiles, symbole ostensible des nouveaux États-désunis. Civil War est une tornade de tous les excès, l’expérience d’une nation balayée par la rage guerrière, comme si un vent de fureur avait soufflé sur le pays, jusqu’à son centre névralgique politique, Washington D.C., reconstruit lors du tournage sur un parking et agrémenté d’effets numériques. La capitale est reconstituée pour mieux être pulvérisée par Alex Garland. Cohabitent dans les abîmes de l’Occident des êtres pleinement conscients de l’horreur ambiante, qu’ils soient simples silhouettes désœuvrées sur le bord de la route ou travailleurs humanitaires; et les ignorants volontaires, les hommes et les femmes d’inaction, ceux qui se tiennent à l’écart laissant proliférer la contamination par leur passivité. Dans l’œil du cyclone, une étrange séquence prenant place dans une ville rutilante, que la guerre semble avoir oubliée, offre une parenthèse joyeuse dans la descente aux enfers. Pourtant, même dans ce paradis perdu, des miliciens patrouillent sur les toits et se révèlent aux yeux du sage Sammy. Une scène qui précède une autre illustration ostensible d’une allégresse défunte, un duel de tireurs d’élite dans un parc d’amusement réduit à néant par les tirs.

La force principale de Civil War réside dans la volonté de ne pas faire de la ligne de front un endroit clairement délimité, mais plutôt de décrire un espace flou où il est impossible de prédire le danger imminent. D’une même manière, les combattants ne sont presque jamais ouvertement identifiés dans le long métrage, avant le dénouement final. Le treillis est aussi bien porté par les forces gouvernementales que par les insurgés, dans deux séquences au cours desquelles il est impossible de distinguer le camp pour lequel se battent les soldats.
“Le film traite de fracture mais il ne permet pas aux gens de déterminer de quel côté de la fracture ils se trouvent.”
Alex Garland, réalisateur et scénariste de Civil War, propos tirés du Making-of du film
Le réalisateur entretient la confusion subtilement volontaire par l’utilisation de musiques extradiégétiques généralement réservées aux instantanés lancinants de la longue route que parcourent les journalistes, mais offre ça et là une résurgence de chansons au pinacle de l’effroi des conflits armés. Il n’existe aucun espace sûr dans Civil War, ni dans le déroulé de l’intrigue, ni dans la grammaire cinématographique employée, puisqu’à terme, tout est voué à être vicié. La mort est une fulgurance prise sur le vif dans l’accélération du rythme des prises de vue. Elle est injuste et aveugle, elle répond dans le sang et la froideur à la décrépitude des murs. Seul compte de tuer avant d’être soit même tué pour des combattants qui n’exposent jamais réellement les valeurs pour lesquelles ils luttent. Il n’appartient néanmoins pas aux journalistes de poser un jugement moral sur l’enfer qui les entoure. Leur rôle est de documenter, d’immortaliser l’abject pour espérer éveiller la conscience de ceux qui choisissent de faire comme si de rien n’était. Alors que Jessie panique quant au sort de deux captifs qu’elle imagine morts, et face aux mots rassurants de Joel, la mère spirituelle autoritaire Lee rappelle personnages et spectateurs à la réalité de la mission journalistique.
“Écoute, il ne sait pas, mais ça n’a pas d’importance. Une fois qu’on commence à se poser toutes ces questions, on n’arrête pas, alors on évite de le faire, on prend des photos pour que les autres se posent ces questions. Tu veux être journaliste, c’est ça le job.”
Lee, incarnée par Kirsten Dunst

Finalement, les jeux de pouvoir et les dynamiques des forces militaires en présence importent peu dans Civil War, seule compte la seconde tragique au cours de laquelle survivre ou périr se décide. Le film en appelle aux valeurs fondamentales humaines profondes et primaires avant toute autre considération. Durant le bref interstice sonore du déclencheur d’un appareil photo, une âme quitte un corps, une vie s’éteint à jamais, terminée pour celui qui l’a vécue, immortelle pour celui qui l’a photographiée. Un seul rare moment, selon l’aveu du réalisateur et scénariste, entend livrer les bribes des raisons de la scission politique dans le pays, sans pour autant qu’il soit possible d’identifier le camp pour lequel se bat le soldat incarné par Jesse Plemons. Véritable monstre de racisme, ce personnage exécute arbitrairement les amis des protagonistes qui le supplient de les laisser en vie, au bord de l’immondice d’un charnier de civils. Acmé dramatique du film, cette scène d’une tension incommensurable se termine par la mort des derniers vestiges de la sagesse, sous les traits d’un Sammy condamné pour son héroïsme et dont le martyr sonne le glas de toute illusion de dénouement heureux. Ici s’exprime le point de rupture absolu, le moment de bascule où le pouvoir de la presse semble vain face à l’horreur d’un monde qui se réfugie à nouveau dans la haine désespérément ordinaire. La déshumanisation totale triomphe alors que chaque coup de feu est semblable au dernier battement d’un cœur éperdu de vivre.
“Je me souviens que vers la fin de la journée de tournage, après avoir supplié pour qu’on épargne nos vies et après avoir vu l’incarnation du racisme dans la performance de Jesse, je me souviens m’être allongé dans l’herbe et avoir pleuré pendant une demi-heure après cette scène […] Ça nous a complètement détruits. Je ne sais pas comment j’arrivais à avancer.”
Wagner Moura, interprète de Joel
Principalement sous les traits de Jessie, Civil War en appelle à la capacité de chacun à rester sourd à l’agonie ambiante et renvoie le spectateur à son propre compas moral, semblant toutefois condamner les hommes capables de se désintéresser à la détresse, dans notre monde réel qui semble aujourd’hui hanté par la mort. Alex Garland considère ainsi, dans une intervention au festival SXSW, que chacun de ses films est une conversation avec son public. Pour souligner la valeur de toute vie humaine, le film incarne progressivement les défunts qui ponctuent le long métrage, pour tendre vers le chant du cygne des figures paternelles. Si les disparus sont de plus en plus nombreux, jusqu’au visuel étouffant d’un charnier, ils sont aussi de plus en plus familiers au spectateur, frappant en définitive les ultimes sacrifiés Sammy et Lee, véritables symboles du déclin d’un mode de vie métaphoriquement familial, désuet en tant de guerre.
“Le sujet, c’est qu’on est en train de se déchirer et qu’on doit arrêter. C’est tout.”
Alex Garland, réalisateur et scénariste de Civil War, propos tirés du Making-of du film
Pour capturer tragiquement le moment du dernier souffle, Jessie, en quête d’un apprentissage nouveau, doit éprouver l’histoire d’une vie qui s’éteint devant elle. Ses clichés sont ainsi signifiants, travaillés, montrés en noir et blanc à l’écran, ils recèlent une douloureuse esthétique de la mort, pour celle qui comprend désormais que chaque cliché est une histoire. Civil War épouse ainsi une représentation du trépas et une personnification de l’ultime repos jusqu’à atteindre un point de rupture concret, au moment du décès de Sammy, lors duquel même Alex Garland ne peut se résoudre à employer l’esthétique froide qui caractérise son film. Le long métrage devient alors étrangement onirique lors de cette séquence unique de l’agonie des anciens, il emploie un montage planant, une musique folk en désaccord avec les sonorités électriques habituelles, il berce dans la dernière nuit la route des protagonistes de mille étincelles, comme un lent périple vers une ultime destination physique et morale, avant l’effondrement total des survivants au petit matin.

Dans l’objectif de l’appareil photo
Au-delà d’une représentation décrépie de l’Amérique, et bien plus omniprésent qu’une sphère politique reléguée au second plan, Civil War s’affirme comme un brillant essai sur le devoir journalistique et sur la vie marginale des observateurs de l’infamie. Déroutant pour certains, le long métrage ne traite finalement pas tellement d’une guerre civile, mais plutôt de la documentation de celle-ci et sur le poids moral qui pèse sur les premiers spectateurs des conflits.
“C’est une sorte de lettre d’amour au journalisme et à son importance. Ils ont longtemps été critiqués et je voulais en faire des héros.”
Alex Garland, réalisateur et scénariste de Civil War, propos tirés d’une intervention de l’équipe du film au festival SXSW.
Dans un monde où la voix des reporters est perturbée par celle des polémistes, Civil War redonne toute sa splendeur aux êtres capables de sacrifier le confort des plateaux télévisés pour investir le terrain, au péril de leur vie. Ils embrassent le leg des grands journalistes, ils sont peut-être les derniers dans une société dépeinte dans le film comme profondément radicalisée. Ils sont les dépositaires d’un contre-pouvoir, celui de la vérité face au mensonge du président présent à l’écran. À deux reprises dans Civil War, Lee est même décrite comme l’héritière d’une grande tradition de la photographie en temps de guerre. Son prénom tout d’abord, est le même que celui de Lee Miller, mentionnée dans le film, l’ancienne mannequin devenue photographe des lignes de front de la Seconde Guerre mondiale, première spectatrice de la folie des hommes lors de la libération du camp de Dachau. En sus de leur métier, les deux Lee partagent une plastique avantageuse et une sensualité certaine. Dans le fracas d’un pays immonde d’abjection, elles sont une incongruité de beauté. Plus lointainement, Alex Garland semble soucieux d’évoquer le célèbre cliché Exécution à Saïgon d’Eddie Adams, lors d’une séquence de cauchemar éveillé de Lee, qui se remémore, au ralenti, tous les instants funestes où elle a capturé le moment précis où une vie s’éteint des mains de bourreaux anonymes. Les fantômes de son passé lui soufflent à l’oreille un tragique “Memento Mori” qui devient douloureusement prophétique. Les journalistes au cœur de Civil War sont investis d’une sainte mission, mais ils en sont également maudits, condamnés à n’être que des voix lointaines dans le brouhaha des drames innombrables. Leur parole est essentielle, mais perpétuellement, la crainte de la vacuité de leur voyage se réaffirme dans le texte.

“Chaque fois que j’ai survécu à une zone de guerre, et que j’avais la photo, je croyais envoyer un message fort chez nous. “Ne faites pas cette erreur”. Pourtant nous y voilà.”
Lee, incarnée par Kirsten Dunst
Réduits aux plus primaires considérations, survivre ou périr, ils anesthésient leur peine lors de brefs moments de répit, comme Joel, régulièrement montré consommant de l’alcool ou des drogues douces. À l’instar d’Alex Garland, Wagner Moura, lui-même diplômé en journalisme, puise dans le récit de ses connaissances pour livrer un portrait crédible et cohérent d’un homme excité par l’action, mais meurtri par ses conséquences. Dans la cellule familiale de fortune reconstituée dans l’habitacle de la voiture, il est un père compatissant pour Jessie, initialement opposé à la mère dédaigneuse Lee. Pourtant, le mépris n’est qu’une carapace, une façade d’apparence destinée à s’effriter pour laisser poindre la compassion de la photographe. Le détachement est une arme pour survivre à l’horreur, mais aussi un instrument pour tenter d’épargner à Jessie les épouvantes de la guerre, une attitude finalement inutile face à la détermination d’une nouvelle génération d’investigateurs de la déliquescence d’une nation.
“J’ai dit à Cailee : “Et si j’étais ta mère et que tu étais ma fille perdue.” On jouait les scènes normalement mais avec ça à l’esprit. De cette manière, elles ont une connexion d’âme qui reste dans toutes les scènes”
Kirsten Dunst, interprète de Lee
L’adoucissement lent des dialogues entre Lee et Jessie met en évidence le passage de flambeau générationnel qui se joue constamment à l’écran. Plus que tout autre personnage, l’ancien Sammy incarne une voix de la sagesse constamment réaffirmée à l’écran. Le vétéran de toutes les guerres se fait même prescient dans toutes les répliques qui lui sont offertes. Il voit avant tout le monde où mène le sillon creusé par la démence ambiante. Il est le premier observateur d’une exécution arbitraire ou de tireurs embusqués, lui qui est rompu au quotidien d’une zone de conflit. Les autres passagers imaginent que leurs gilets estampillés “Press” les protègent, Sammy à l’inverse ne se dépareille jamais de ses vêtements de civil. Le savant sait avant tout le monde où finira le chemin, il connaît la vacuité des hommes de pouvoir et il a conscience que les victimes de la guerre sont les pions d’hommes détestablement vides de sens, lorsqu’il prophétise les derniers mots du président, dès le début du film.
“Il va bafouiller… Ceux qui se font arrêter… Kadhafi, Mussolini, Ceausescu, ce sont souvent des hommes médiocres dans le fond. Au final, Joel, il va te décevoir.”
Sammy, incarné par Stephen McKinley Henderson

Le patriarche allégorique est pour Lee, ce que la photographe représente pour Jessie, une figure tutélaire qui invite ainsi trois générations dans une même odyssée de l’infâme. Sammy est un dernier reliquat de raison sacrifié sur l’autel de la bêtise humaine, tout comme l’est Lee au terme du voyage, elle qui se fait également divinatrice au moment de débusquer l’ultime cachette du président. Les deux journalistes sont si résignés et rompus à l’exercice de leur profession que plus rien ne les surprend sur le champ de bataille, une acuité extrême les métamorphose en clairvoyants macabres. La structure narrative de Civil War rend néanmoins cyclique le renouveau journalistique et la transmission du savoir, notamment lorsque Jessie confie des astuces pratiques à Lee, mais surtout en donnant à la plus jeune un appareil argentique et à la plus âgée un dispositif numérique. Les reporters se nourrissent des anciens, écoutent leur parole, transmettent leurs connaissances à une génération émergente, avant de s’éteindre tragiquement, mais satisfaits de l’incarnation de leur succession et de leur héritage.
“Puis on arrive à la fin, où Jessie s’avance trop loin, et on nous ramène au moment où Jessie demande si elle (ndlr : Lee) la prendrait en photo se faisant tirer dessus. Et Jessie finit par photographier Lee en train de se faire tirer dessus. C’est un bel échange de rôle entre les deux. Elles éveillent quelque chose de spécial en l’autre.”
Cailee Spaeny, interprète de Jessie, propos tirés du Making-of du film
Civil War joue en réalité d’un échange absolu de rôle entre Lee et Jessie, tout au long du film, au gré de quelques symboles cinématographiques parfois ostensibles, parfois plus subtils. À mesure que la destination finale approche, les deux femmes se confondent, la mère devenant la fille et la jeune idéaliste prenant la place de son aïeule. Jessie est gagnée par la fièvre de la guerre, elle s’extasie de la montée d’adrénaline ultime dans un échange de regards transis avec Joel, tandis qu’immédiatement après, Lee est montrée effondrée, perdant tout sang froid, dans un rapide plan légèrement flou, surexposé en lumière, comme si Alex Garland excluait désormais son héroïne de sa représentation concrète du conflit. À la plus jeune photographe désormais habitée par sa mission après avoir été effondrée au début du voyage, répond à l’image de son modèle qui ne peut plus se draper dans sa froideur et qui cède à ses sentiments enfouis.
“Il y a, en un sens, deux guerres civiles : celle du contexte global que Lee couvre, et il y a sa propre guerre civile qui se passe en elle.”
Alex Garland, réalisateur et scénariste de Civil War, propos tirés du Making-of du film

Lee ne peut plus immortaliser la mort comme le fait brillamment sa protégée, et elle ne peut ainsi pas conserver un cliché de Sammy agonisant. Elle a craqué face aux coups de semonces d’un monde devenu ivre de violence. À elle désormais d’être trainée par le col de son kevlar par un Joel imperturbable, exactement comme l’était préalablement Jessie. Le sacrifice final de la mère spirituelle confère à Civil War un air de tragédie, un parfum de rituel mortifère, pourtant c’est vers la vie qu’est revenue la vétéran des zones de guerre, elle qui ne regardait plus les soldats mais qui s’allongeait quelques minutes auparavant dans l’herbe, contemplant des fleurs au milieu des coups de feu. L’être insensible est devenu pourvu d’émotion, et son regard n’est plus celui posé sur un monde en flammes, c’est désormais à sa disciple d’accomplir cette mission : donner à tous une vision de l’enfer, pour faire chuter les tyrans.

En bref :
Davantage qu’une œuvre politique, Civil War est un brillant hommage à la mission journalistique et aux hommes et femmes qui l’accomplissent. Alex Garland travaille brillamment son sujet pour susciter l’effroi total et la compassion ponctuelle. Un grand film.
Civil War est disponible dans une édition limitée Steelbook comprenant le disque 4K et le Blu-ray du film, en Blu-ray simple et en DVD, chez Metropolitan, avec en bonus :
- un Making-of en six parties
- Une entrevue avec l’équipe du film
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