Grand Format: À tombeau ouvert

(Bringing Out The Dead)

1999

Réalisé par: Martin Scorsese

Avec: Nicolas Cage, Patricia Arquette, John Goodman

Deux hommes montent les escaliers d’un immeuble misérable, guidés par les cris de désespoir d’une femme. Ils sont ambulanciers, et ils vont essayer de sauver la vie d’un homme. Ainsi commence A tombeau ouvert réalisé par Martin Scorsese 23 ans après Taxi Driver, et comme dans Taxi Driver, l’homme dont on suit le parcours est un « driver », un conducteur d’âmes. Le générique s’ouvre sur un montage plus tonique que celui de Taxi Driver, mais on y retrouve des plans similaires, en particulier, ces gros plans sur les yeux du héros et cette lumière rouge qui les éclaire. Rien d’étonnant dans cette parenté puisque le réalisateur Martin Scorsese et le scénariste Paul Schrader sont derrière les deux œuvres.

« D’abord il y a l’Amour, ensuite la Miséricorde » (43’14)

Frank Pierce est un ambulancier qui sillonne les rues de New York la nuit, volant au secours des blessés, des accidentés, des laissés-pour-compte. L’homme s’est donné pour mission de sauver tous ceux qui passent entre ses mains mais depuis quelques temps, il a perdu son « don ». Très précisément depuis la mort de Rose, une jeune sansabri qu’il n’a pas réussi à sauver d’une crise d’asthme fatale. Le fantôme de la jeune femme le hante et s’incarne dans les passants qu’il croise lors de ses déambulations nocturnes.

Parmi les patients que Frank transporte, il y a des « habitués », M. Oh, un vieillard alcoolique qui pue, surnommé ainsi à cause des gémissements qu’il pousse, et Noel, un homme qui souffre d’un mal étrange, celui d’être en permanence assoiffé. Sur la brèche, les yeux cernés, Frank sombre dans l’excès et la folie, face à la violence de son travail. Son épuisement est partagé par le docteur qui accueille les blessés aux urgences. Face à un toxicomane, puis un alcoolique, elle demande pour quelle raison devrait-on leur venir en aide puisque demain ce sera pareil, et conclut « Allez crever ailleurs ». Et le film se compose comme un éternel recommencement.

Les allers-retours permanents entre les missions de Frank et les pauses à l’hôpital scandent le film. La cadence est effrénée, le montage extraordinaire de Thelma Schoonmaker – associée de longue date de Scorsese – amplifie cette course hallucinatoire avec un sens du tempo minutieux, jouant sur les accélérations, les ralentis, les inversions de plans et une structure en va-et-vient, qu’on retrouve dans l’utilisation de panoramiques filés, passant d’un personnage à un autre.

L’hôpital est un endroit saturé, où les soignants se désespèrent de voir toujours plus de patients arriver. Mais Frank se penche sur ceux qu’il vient secourir avec compassion. Ainsi, même le dernier des hommes, celui que plus personne ne regarde, incarné par M. Oh ou Noel, a le droit d’être secouru, autant de fois que nécessaire. L’idée est prononcée par le personnage de Marcus, un des partenaires de Frank : « The first step is Love, the second is Mercy » (« D’abord il y a l’Amour, ensuite la Miséricorde »), jeu de mots sur le nom de la régulatrice, Love, et celui de l’hôpital, Our Lady of Perpetual Mercy (Notre-Dame de la Miséricorde). Il faut entendre le nom de Love, la femme qui passe les appels radio, de façon littérale. C’est l’amour qui appelle, l’Amour au sens platonicien, gratuit, charitable. Au milieu du film, lorsque Frank refuse de répondre à l’appel de Love, un accident se produit et il est à son tour plongé dans une errance mortifère.

« The dead are rising » (1:29’32)

Frank vit son métier comme un sacerdoce, quelque chose de sacré, qu’il ne maîtrise pas totalement : « Mes mains agissaient au-delà de moi » dit-il, comme s’il était l’intermédiaire pour un projet supérieur. Cette mission le gouverne jusqu’à l’obsession, jusqu’à l’addiction, jusqu’à l’orgueil. La voix-off de Frank nous raconte : « Dieu agit à travers vous, pourquoi le nier ? (…) Pourquoi nier que l’espace d’un instant, Dieu, c’était vous ? »

Au début du film, Frank s’occupe de M. Burke, un homme qui ne manifeste plus de signes de vie. Alors qu’il essaie de le réanimer, la scène est filmée dans ce qu’elle a de plus brutal. Les sons du défibrillateur sont amplifiés et font sursauter la famille ; la fille, Mary, en larmes, supplie qu’on arrête l’intervention. L’homme est mort, et pourtant, les deux infirmiers pratiquent les protocoles de réanimation à coup de massage cardiaque, et d’injection d’adrénaline. L’homme semble s’accrocher à la vie, il est maintenu dans un état végétatif, entre la vie et la mort pendant tout le film. Son coeur s’arrête constamment (17 fois précise un médecin) et on le ramène à chaque fois.

A plusieurs reprises, Frank entend la voix de M. Burke l’interpeler et le supplier de l’aider à mourir. L’idée est insupportable pour Frank qui voit les patients lui claquer entre les doigts les uns après les autres : un blessé par balle, un nouveau-né, et le fantôme errant de Rose. Ceux qui survivent sont sauvés par son équipier Marcus qui semble possédé par une force divine.

Le symbole des ambulanciers et des médecins, la Star of Life, visible en permanence dans le film, est le bâton d’Asclépios, un héros de la mythologie grecque, qui ressuscite les morts à l’aide du sang de Méduse. Craignant qu’il bouleverse l’ordre naturel, Zeus le punit en le foudroyant à mort. L’insigne visible des ambulanciers prend alors la forme d’un avertissement.

« Assurez-vous qu’il respire » (48’49)

Accompagné de ses partenaires, Frank croise la route de personnages paumés dans Hell’s Kitchen, quartier à l’époque pauvre de New York, au rythme de morceaux de musique choisis avec précision pour donner un sens à ce qui se passe à l’image. Le morceau associé à Frank est un longue lamentation de Van Morrison, T.B. Sheets. Elle intervient à des moments très explicites du film, ponctuant les phrases et les émotions du protagoniste. Il s’agit de la complainte d’un homme qui ne supporte pas d’assister à l’agonie de son amante, atteinte de la tuberculose. La chanson exprime l’absence totale de beauté dans la mort, la souffrance d’assister à la dégénérescence d’un corps qu’on a aimé, et le courage qui manque à celui qui chante devant ce spectacle affreux. Dans la chanson, on entend Van Morrison haleter, à la recherche d’air : « Open up the window and let me breathe » (« Ouvre la fenêtre et laisse-moi respirer »).

Or, le film réunit plusieurs conversations à ce propos. Tout d’abord, la réanimation sur M. Burke qui est par la suite maintenu par un dispositif respiratoire pendant tout le film. Puis, Frank évoque la jeune Rose, atteinte d’asthme, une maladie respiratoire. Lors d’un appel radio, les ambulanciers sont envoyés prendre en charge un arrêt respiratoire, mais n’y arrivent jamais puisqu’un accident grave rend leur véhicule inutilisable. Puis, dans un moment d’hystérie lors d’une tournée en ambulance, Frank s’injecte des produits dopants et pose sur son visage un masque respiratoire. Lors d’une conversation, les ambulanciers discutent des moments où ils ont pratiqué une réanimation par bouche-à-bouche, Frank raconte qu’il l’a fait une fois, sur un bébé. Plus tard, il fait à nouveau du bouche-à-bouche pour tenter de sauver un nouveau-né qui meurt d’un arrêt respiratoire. Enfin, il sauve un patient, Noel en lui faisant du bouche-à-bouche. A cet instant du film, Frank a réussi à arracher quelqu’un à la mort, il est maintenant prêt à laisser M. Burke partir. Décrochant le tuyau respiratoire de Burke, il le place sur sa propre bouche. Le bruit de sa respiration remplace tout autre bruit, et c’est comme si il aspirait l’air du corps du mourant. Frank est alors lui aussi sauvé, il trouve sa rédemption, confirmée dans la scène finale lors d’une conversation avec Mary qui se confond avec Rose dans un champ-contrechamp à moitié rêvé.

« The God of Hellfire » (35’32)

Le film s’articule sur trois nuits bien précises, du jeudi soir au dimanche matin. Le réalisateur Scorsese et le scénariste Schrader sont deux chrétiens, l’un catholique l’autre protestant, il n’y a donc aucun hasard dans le choix de cette temporalité. Il s’agit d’une référence au triduum pascal, la période de trois jours durant laquelle les Chrétiens commémorent la Passion et la mort du Christ et célèbrent sa résurrection. Le film n’est pas avare en imagerie religieuse : Larry, le premier partenaire de Frank, est obsédé par le fait de trouver à manger. Puis, lorsqu’il a enfin mangé, les deux hommes vont garer l’ambulance dans un endroit calme, et Larry s’endort tandis que Frank ne parvient pas à trouver le repos. Les célébrations de Pâques commencent par le dernier repas de Jésus, suivi de son agonie au jardin des Oliviers, où ses disciples s’endorment tandis que lui reste éveillé dans l’attente de sa Passion. La nuit suivante, Marcus, le partenaire prédicateur de Frank effectue une résurrection dans une mascarade comique, puis un couple de jeunes gens donne naissance à des jumeaux, prétendant être vierges. La mort d’un des nouveaux-nés et un accident conclut cette nuit, Frank s’enfonce dans la nuit. Commence alors la seconde partie du film, plus infernale. Pour marquer cette rupture, la caméra pivote à 90 degrés lorsque Frank s’extirpe de l’ambulance. Cet épisode se conclura plus tard par un autre plan à 90 degré, dans l’autre sens.

La ville est clairement assimilée à l’enfer, à commencer par le nom du quartier, Hell’s Kitchen, la cuisine de l’enfer, et par la façon de la filmer. Fumante, luisante, tantôt parfaitement sombre, tantôt rougeoyante sous les néons et les phares de l’ambulance et les créatures qui la peuplent sont en souffrance.

L’évocation du feu est récurrente dans le film, au travers des appels radio, et dans les expressions utilisées par les personnages : « La ville est en feu », « Tu es cramé », « Je brûle encore », « Le dieu des feux de l’enfer ».

Frank se voit comme un ange et c’est ainsi qu’il est filmé. Une particularité du film est d’utiliser des sources de lumière très crue, blanche, presque comme un projecteur qui éclaire une scène ou qui semble émaner du corps de Frank. Un scintillement entoure parfois les personnages, insistant sur l’aspect surnaturel de ce monde. Dans les méandres de la ville errent des âmes damnées et hagardes : un homme qui marche nu, des prostituées, des hommes qui se battent, des corps endormis à même le trottoir comme s’ils étaient déjà morts.

L’ambulance de Frank fait le lien entre la vie et la mort, transporte les âmes jusqu’aux portes de l’au-delà. A la porte de l’hôpital, un gardien intransigeant du nom de Griss affublé de lunettes de soleil, se charge d’autoriser ou de barrer l’entrée. Il prononce deux fois une phrase énigmatique : « Don’t make me take off my glasses » (« Ne m’obligez pas à retirer mes lunettes »). Il rappelle Charon, le nautonier des Enfers dans la mythologie greco-romaine, dont le nom signifie « au regard ardent ». Dans la deuxième partie du film, Frank est introduit chez un dealer de drogue et de sommeil, Cy. Son appartement est rouge, un volcan fume au mur, l’homme prospère sur la détresse des autres. Le sommeil qu’il offre s’avère être un délire mystique angoissant lors duquel Frank a une vision infernale, se voit ressusciter les morts et enchaîne sur le souvenir de Rose rendant l’âme. Frank est alors au plus bas, la nuit suivante, il fait équipe avec Tom Wolls, un ambulancier agressif qui a une idée brutale de la justice. Il entraîne et encourage les faiblesses de Frank, il est une incarnation diabolique de ce que ce dernier risque de devenir s’il le suit.

« Si tu en trouves un seul qui n’ait jamais péché » (38’26)

Frank s’extirpe de cette débâcle intérieure grâce à deux scènes particulièrement fortes symboliquement. La première est une scène de crucifixion, où Frank vient soutenir la tête du blessé au-dessus du vide, risquant sa vie pour un criminel. L’image évoque une Pietà, étonnant puisque celui qui prend la place du Christ est le fameux Cy, que personne ne regrettera s’il venait à mourir, disent les policiers et les passants. Derrière cette représentation, il y a l’idée que tout le monde peut prendre le visage de la grâce.

Un autre personnage est associé à Cy, et c’est de lui que Frank doit maintenant prendre soin. Afin de distinguer cette séquence de toutes les autres, à 20 minutes de la conclusion du film, il n’y a plus aucune musique jusqu’à la fin du dernier plan. Alors que Tom essaie d’entraîner Frank une dernière fois dans ses pulsions destructrices, ils partent en chasse de Noel, cet homme qui demande de l’eau en permanence, car, proclame-t-il, il a été abandonné dans le désert. Au-delà du prénom de Noel, c’est encore une image christique qui est invoquée, Jésus a lui-même été au désert, et plusieurs fois dans la Bible il demande de l’eau, comme lors du récit de la Samaritaine, rejoué ici par Mary qui apporte de l’eau à Noel quand tous les autres refusent. Comme Jésus au moment de mourir, Noel dit « J’ai soif », cri dont on entend l’écho dans la chanson de Van Morrison, « I want a drink of water ». Il y a là le caractère insolent de Scorsese qui fait s’incarner une image de Jésus en la personne d’un fou que personne n’écoute dans un univers apocalyptique. Frank descend dans un souterrain pour retrouver Noel, l’arracher aux coups de Tom et le maintenir en vie.

Dans ses dialogues intérieurs, Frank finit par penser que son rôle n’est pas de faire revenir les morts, mais de les accompagner, être un « témoin », terme répété tout au long du film. Le mot témoin est tiré du grec qui a donné le mot « martyr ». Or, lors de la dernière conversation qu’il a avec Rose, celle-ci lui affirme que personne ne lui a demandé de souffrir : « C’était ton idée. » Cet homme plein de culpabilité prend conscience que ce qu’il a cru être sa mission l’a conduit à se détruire. Frank ne dort plus, ne mange plus, il boit un mélange de café et de whisky et risque sa vie par des comportements dangereux. Rose lui rappelle alors une phrase qu’il a prononcée : « Il faut faire fonctionner le corps jusqu’à ce que le cerveau et le coeur récupèrent. » Comme les patients qu’il a passé ses nuits à conduire à l’hôpital, son dernier geste est de s’allonger. Après avoir reçu l’absolution de Rose, il peut se reposer dans les bras de Mary. Une fois qu’il est littéralement descendu plus bas que terre, il peut enfin chercher le repos et retrouver le jour. Alors que dans son appartement il bouchait ses fenêtres avec de l’aluminium, la lumière finale inonde l’écran dans un dernier plan allégorique

« À tombeau ouvert » est disponible en import du coté de Potemkine et à la location chez Canal VOD et Orange.

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