(Comizi d’amore)
1965
Réalisé par : Pier Paolo Pasolini
Avec : Pier Paolo Pasolini, Lello Bersani, Alberto Moravia
Film fourni par Carlotta Films
En 1964, Pier Paolo Pasolini est sur le point d’assouvir un de ses fantasmes de cinéaste en mettant en image L’Évangile selon saint Matthieu. Bien que profondément et publiquement athée, le réalisateur éprouve une fascination totale pour la Bible, à laquelle il a souvent fait référence implicitement et explicitement dans ses divers écrits et longs métrages, tandis que sa vision personnelle de l’histoire de Jésus est en pleine élaboration. Néanmoins, l’auteur fait face à une déconvenue majeure dans la mise sur pied du projet : après avoir envisagé un temps de filmer son œuvre en Palestine et en Israël, il se ravise après plusieurs semaines de recherche, déçu par les panoramas locaux désormais trop marqués par la modernité. Pour pallier à cette complication, le metteur en scène se tourne vers son Italie natale et vers les paysages sauvages qu’il connaît si bien. Avec une pointe de malice, il transforme cette mésaventure en opportunité. Profitant des préparatifs de L’Évangile selon saint Matthieu, il s’attèle en parallèle à la réalisation d’un documentaire sur le rapport au plaisir de la chair de la société transalpine : Enquête sur la sexualité. Alors qu’il s’apprête à transposer à l’écran le livre saint catholique, Pier Paolo Pasolini, artiste sulfureux par excellence, s’accorde une légère transgression qui n’a cependant rien de gratuit ou d’affriolant visuellement. Le réalisateur se présente en réalité davantage en sociologue qu’en auteur, dans cette parenthèse assurément loin d’être anodine : étant lui-même homosexuel, il a souvent éprouvé les blessures morales infligées par les austères conformistes italiens.
Épouser le registre documentaire n’est pas incongru dans la filmographie du maître transalpin, même si ces films ne sont pas parmi ses plus célèbres. À plusieurs reprises dans la suite de sa carrière, il illustrera ses carnets de voyages, ponctués de ses envolées lyriques de linguiste fabuleux. Selon cette forme, son escapade infructueuse en Palestine deviendra Repérages en Palestine pour L’Évangile selon saint Matthieu, son périple en Inde se métamorphose en Notes pour un film sur l’Inde, et peut-être le plus célèbre de ces exemples, Carnet de notes pour une Orestie africaine, relate ses pérégrinations en Tanzanie et en Ouganda. Enquête sur la sexualité n’est même pas le premier documentaire de Pier Paolo Pasolini, puisqu’il avait déjà proposé une étude de l’influence occidentale sur le monde dans La Rage, dès 1963. Ce nouveau film se démarque néanmoins de tous ces autres longs métrages en optant pour un point de vue profondément neutre, se contentant de montrer la diversité de l’identité italienne.
À travers une série d’entretiens pris sur le vif, souvent en pleine rue, le réalisateur lui-même confronte les habitants de son pays à une succession de questions relatives à la vie sexuelle, à sa place dans l’épanouissement sentimental, et à son rôle dans la vie maritale. Sillonnant les routes pendant des semaines, et sans aucune esthétisation de son image, Pier Paolo Pasolini photographie son époque et ses contradictions.
Le réalisateur est cependant presque toujours absent du cadre, et on ne distingue le plus souvent que son bras qui tend le micro vers son interlocuteur. Enquête sur la sexualité n’accorde aucune importance à l’opinion du cinéaste, et la voix off qui l’accompagne ne fait qu’annoncer le contenu des prochaines minutes, sans prendre parti sur les questions de société. Une profonde envie de neutralité plane sur le film, qui ne théorise jamais et cherche humblement à n’être que le témoignage le plus exhaustif possible des mentalités diverses des années 1960 en Italie. Tout ce que le spectateur peut ressentir comme émotion n’est que le résultat naturel d’une démarche sans point de vue prédéterminé. En guise de preuve de son objectivité souhaitée, Pier Paolo Pasolini établit ses questions au préalable, et pose rigoureusement les mêmes aux pourtant très différents intervenants qu’il interpelle. Enquête sur la sexualité choisit toutefois de capter la parole des citoyens lorsqu’ils sont en groupe, comme pour saisir un esprit collectif avant une opinion personnelle. En refusant complètement l’intimité d’un entretien privé, le film propose de mettre à jour la psyché italienne lorsqu’elle est inscrite dans la société, et non dans un espace personnel.
Néanmoins, avec un tel procédé, le documentariste se heurte rapidement au spectre des tabous. Une forme d’autorité morale invisible se dessine au fil des minutes, et certaines phrases qui s’interrompent subrepticement ou certains revirements d’opinion face à l’avis contraire d’un autre interlocuteur interrogent sur le bien fondé de la démarche. Pier Paolo Pasolini formule lui-même ses doutes à l’écran : s’il ne peut obtenir la vérité absolue de ses participants, mais pourtant véritablement capturer la réalité de leur quotidien, à quelle logique répondent les diktats de leurs existences ? En confrontant cette interrogation à des intellectuels dans des séquences très courtes, Enquête sur la sexualité prend le recul nécessaire pour ne pas juste offrir des témoignages, mais réfléchir un instant la nature profonde de ceux-ci. Le film réussit à filmer l’indicible : il existe une influence sans forme et sans corps, qui fait peser ses règles sur de nombreux italiens, les incitant à trahir leurs émotions pour se conformer aux codes d’une époque, voués à évoluer. La sexualité est une chose tout à fait naturelle et normale, pourtant la répression de sa simple reconnaissance marque la majorité des intervenants : certaines jeunes filles n’osent pas en parler sans rougir, quelques footballeurs du club de Bologne se déclarent abstinents, et un vieil homme dans un train se cache derrière l’image ancestrale et dépassée de la famille pour éluder les questions gênantes.
Si quelques voix discordantes nuancent un portrait de l’Italie parfaitement complexe, une forme de prédominance tragique est donnée à une pensée unique rétrograde, qui bien souvent prive certains êtres de l’expression personnelle. Souvent, un intervenant s’affirme en vecteur de progrès social nécessaire, avant qu’un autre venu ne lui coupe la parole pour faire valoir une prétendue bienséance propice aux malheurs. Ainsi, en 1965, le divorce est encore illégal en Italie, mais cette nouvelle idée pour les transalpins est au centre de débats qui aboutiront à sa légalisation en 1970. Au moment où se tourne Enquête sur la sexualité, l’opinion publique est encore très partagée, et le poids du conformisme oppresse les progressistes. Ainsi, un homme se montre à l’écran en partisan du divorce, avant qu’un second ne vienne le contredire, arguant que le mariage est une institution et qu’il est plus apte à juger car marié. Tristement, le défenseur de la modernité finit par se raviser, comme sous le coup d’une sinistre censure sociétale. Si Pier Paolo Pasolini ne souhaite pas casser sa volonté de rester neutre, il peut au moins donner la parole aux exclus habituels des échanges. Il ménage par exemple du temps de parole privilégié pour de véritables prostituées, après les avoir fictionnalisées par le passé dans ses longs métrages, et leur offre l’occasion de s’exprimer après que certains participants les aient caricaturées. Plus largement, tendre le micro aux femmes et aux plus démunis, au cœur des années 1960, avant la révolution sexuelle, revêt un aspect précurseur.
À l’inverse de ce que pourrait se représenter le spectateur avant le film, et contrairement à ce que pensent les italiens de l’époque eux-mêmes, le camp de la bienpensance néfaste n’est pas délimité par de quelconques castes. La jeunesse, tout comme la population plus âgée, accueille autant de rétrogrades que de progressistes en son sein. Les mentalités étriquées ou les partisans de l’évolution des mœurs ne sont pas l’apanage des citadins ou des ruraux. Les soumis aux tabous et les libres penseurs sont tout aussi présents chez les plus fortunés que chez les plus pauvres. L’Italie n’est pas polarisée selon des racines claires, son visage est mouvant et complexe, plus insaisissable qu’il n’y paraît. Pier Paolo Pasolini, fidèle à lui-même, dénonce néanmoins la grande défiance qui règne entre les classes, et la force des préjugés. Lorsqu’une bourgeoise romaine est interrogée sur la façon dont elle conçoit l’approche de la sexualité chez les sous-prolétaires, elle se fend d’un cinglant “C’est un autre monde”.
Par un simple jeu de rhétorique, le réalisateur et intervieweur accule néanmoins ses interlocuteurs à leurs propres contradictions. Outre la question du divorce, Enquête sur la sexualité dénonce l’hypocrisie ambiante de ceux qui ne veulent tout simplement pas s’exprimer sur des questions aussi vastes que l’éducation sexuelle, ou l’homosexualité encore tristement perçue par beaucoup comme une déviance. Ironiquement, l’Italie ne semble trouver de terrain d’entente que sur une question : en 1965, les maisons closes viennent tout juste d’être interdites par la loi, et l’ensemble des transalpins s’en lamente. Personne ne veut parler de sexe sans rougir, mais tout le monde a un avis. Le long métrage s’ouvre sur les mensonges que l’on raconte aux enfants pour ne pas évoquer les relations sexuelles, et se conclut sur ceux que les italiens se racontent à eux-mêmes.
Enquête sur la sexualité offre une vision cohérente des contradictions sociales italiennes des années 1960 quant aux multiples questions relatives à la sexualité. Dans une démarche de cinéma-vérité, Pier Paolo Pasolini laisse un document intéressant derrière lui.
Enquête sur la sexualité est disponible dans le coffret collector limité Pasolini 100 ans, disponible chez Carlotta Films, reprenant 9 films du cinéaste, avec en bonus:
- 2 documentaires : “Cinéastes, de notre temps : Pasolini l’enragé” et “Médée Passion : Souvenirs d’un tournage”
- 4 documents ou analyses et 7 entretiens
- des scènes coupées de “Des oiseaux, petits et gros” et “Médée”
- 7 bandes-annonces originales
- 2 bandes-annonces “Pasolini 100 ans !”