L’Ascension

(Восхождение)

L'ascension affiche

1977

Réalisé par: Larisa Shepitko

Avec: Boris Plotnikov, Vladimir Gostyukhin, Sergey Yakovlev

Film fourni par Potemkine

Les horreurs de la Seconde Guerre mondiale et l’effroyable nombre de vies fauchées par la barbarie n’ont jamais eu de cesse d’influencer la vision des artistes, des débuts du conflit jusqu’à aujourd’hui encore. Lorsque le douloureux rappel à l’ordre se fait nécessaire, le cinéma lui aussi assume son devoir de mémoire et nous confronte aux démons qui guettent nos sociétés modernes, dans notre sinistre et récurrente logique belligérante. Le monde de la culture se doit de briser le cercle vicieux de la violence et les récents événements qui endeuillent le globe le prouvent. Pourtant, il existe de nombreuses façons d’aborder la problématique: alors que le septième art occidental fait régulièrement la part belle à l’héroïsme exacerbé, le cinéma soviétique s’attache traditionnellement davantage à l’individu plongé dans un monde où il se révèle bien souvent impuissant. En 1977, c’est ce chemin qu’emprunte la réalisatrice russe Larisa Shepitko dans L’ascension, une œuvre à la portée philosophique titanesque, pour laquelle elle remporte l’Ours d’or du festival de Berlin.

En guise de décors à son film, la cinéaste nous propose les plaines enneigées du front de l’Est, et l’affrontement entre les armées soviétiques et nazies. Alors que leur bataillon est en pleine déroute, forcé de fuir, deux partisans, Sotnikov (Boris Plotnikov) et Rybak (Vladimir Gostyukhin), sont envoyés dans les villages environnants, en quête de vivres. D’abord confrontés à la misère de la population civile, les deux soldats sont rapidement capturés par les forces d’occupation allemandes et subissent de plein fouet le terrible jugement de l’envahisseur.

L'ascension illu 1

Si L’ascension répond pleinement aux diktats de l’influence politique soviétique sur le cinéma de son époque, Larisa Shepitko réussit pourtant la prouesse de s’extirper totalement des codes du film de propagande. Certes, son œuvre reste un morceau de bravoure qui fait la part belle à l’héroïsme russe, mais en offrant une forme de fantasme assumé dans la représentation de Sotnikov, la réalisatrice souligne implicitement l’impossibilité de rester droit moralement dans le contexte infâme de la Seconde Guerre mondiale. Son personnage principal est presque déifié dans la philosophie qui est la sienne, et la caméra de Larisa Shepitko accentue cet élan du scénario: alors qu’il est allongé sur un traîneau, le cadrage offre un plan serré sur le visage de Sotnikov qui semble dès lors léviter au dessus du sol.

L’environnement offert par le long métrage abonde dans ce sens et offre à L’ascension un symbolisme fort. Dans les premiers instants du film, les plaines enneigées invitent à un sentiment de pureté, principalement lorsque Sotnikov et Rybak conversent seuls. Ils quittent la forêt et la vie en groupe pour arpenter un désert de glace où leur solitude est contrebalancée par les anecdotes de leurs vies personnelles. Le long métrage crée une union absolue entre eux. Mais le blanc immaculé de la nature est rapidement envahi par les hommes, qui souillent ce jardin d’Eden. D’abord une offensive allemande contre le duo souille la neige, puis ce sont les villages dans lesquels s’aventurent les deux personnages principaux qui se veulent mortifères. Les hommes en âge de combattre ont déserté les lieux, seuls restent les vieillards, les femmes et les enfants, comme des spectres torturés, sous le regard des barbares nazis. Au point culminant de l’atrocité du récit, un jeune garçon laisse échapper un traineau dans une allée: la vie continue tant bien que mal, mais toujours entre les déambulations des tyrans sanguinaires.

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Si L’ascension puise autant de force d’interprétation, cela tient également indéniablement au fait que Larisa Shepitko s’appuie de manière extrêmement prononcée sur l’imagerie du catholicisme, omniprésente dans le fond comme dans la forme. Outre l’analogie avec le jardin d’Eden évoqué plus tôt, la première rencontre de Sotnikov et Rybak les confronte à un vieil homme, tenant fermement une bible démesurée dans ses bras. De son habitat, les deux personnages principaux ressortiront avec un agneau, voué à être sacrifié, autre symbole religieux fort. À plus fortes raisons, les protagonistes qui s’agglomèrent autour du tandem qui mènent le long métrage confirment l’inspiration religieuse de Larisa Shepitko, à l’instar de cette femme qui accueille Sotnikov et Rybak, tantôt assimilée à la vierge Marie, tantôt à Marie-Madeleine.

Mais là où la dimension mystique devient la plus profonde, c’est bel et bien dans la trajectoire de Sotnikov,progressivement confondu avec Jésus. Point de miracle pour ce personnage, mais un chemin de croix moral et physique ouvertement exposé. La scène clé pour le comprendre semble être sa confrontation avec un interrogateur à la solde des nazis, véritable Ponce Pilate. Dans les premiers temps, c’est la vertue de Sotnikov, pourtant indéniable, que cet antagoniste remet en cause: il se doit de parler, de vendre ses camarades, de renier ses convictions. Pour le bourreau, il n’est qu’un parmi tant d’autres, sa souffrance n’a rien d’extraordinaire. Devant le refus de Sotnikov, c’est à la douleur physique que son vis à vis a recours: on le marque au fer rouge, avant de le condamner à mort comme le martyr sur la croix. Dans cette séquence, Larisa Shepitko confond visuelement l’interrogateur et un autre personnage, l’instigateur de la torture. À quelques secondes d’écart à peine, tous deux sont montrés debout, au côté de Sotnikov assis: le cadrage offre une domination visuelle forte, comme si le héros du film était face à la fatalité.

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Si Sotnikov devient Jésus, alors Rybak est lui Judas, que L’ascension mentionne d’ailleurs explicitement. Ce frères d’arme hésite longuement, mais finit bien par trahir son camarade, au prix des tourments infinis de son âme. C’est lui qui lui passe la corde au cou, au terme du chemin qui emmène Sotnikov à la potence, et même lui qui lui retire la bûche sur laquelle repose ses pieds. Larisa Shepitko, sans être complaisante, lui impose une lourde charge morale au terme de son acte funeste. Grâce notamment à un jeu sonore, on comprend que Rybak sera condamné au remord éternel. 


Dès lors, il convient de s’interroger sur le sacrifice du héros de L’ascension. Quelle vertu lègue-t-il à ceux qui survivent ? Quelle valeur fondamentale en ressort ? Si on a coutume de dire que le message qui découle crucifixion de Jésus invite à l’amour fraternel entre les hommes, Sotnikov lui porte une autre idée tout aussi importante: la résistance face à l’infamie, le refus de plier, l’obstination à faire front contre les horreurs de notre monde, et cela dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale comme dans toutes autres formes d’injustice. Sotnikov est mort, les idéaux survivent.

Le tissu analytique offert par L’ascension est d’une densité démesurée, et Larisa Shepitko réussit la prouesse de ramener des enjeux internationaux à l’échelle humaine, pour interpeller l’âme de tous les spectateurs.

L’Ascension est disponible du coté de Potemkine dans une édition regroupant:
– Le film en version restaurée, y compris en 4K
– « Le Chant du partisan » : analyse du film par Elias Hérody, critique à la revue « Répliques », élève à l’École Normale Supérieure
– « Larissa » : court métrage documentaire de Elem Klimov en hommage à Larissa Chepitko
– « A Talk with Larissa » : interview de Larissa Chepitko, avec une présentation d’Elem Klimov et Irina Rubanova de 1999

Nicolas Marquis

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