Le Torrent
Le Torrent affiche

2022

Réalisé par : Anne Le Ny

Avec : José Garcia, André Dussollier, Capucine Valmary

Film fourni par Dark Star Presse pour M6 Vidéo

Rarement tête d’affiche des films où elle apparaît, le visage d’Anne Le Ny est néanmoins bien connu. Le plus souvent spécialisée dans la comédie, l’actrice séduit au fil de ses prestations remarquées et remporte l’adhésion des spectateurs. Après une prolifique carrière sur les planches, elle effectue ses premier pas devant la caméra à la fin des années 1990, notamment sous la direction de Francis Girod ou encore Pierre Jolivet. Progressivement, l’attachante comédienne gagne le cœur du public grâce à son naturel enjoué et son sourire communicatif. De la romance triste Se souvenir des belles choses en 2001 au thriller Stillwater en 2021, en passant par l’immense succès de la comédie Intouchables en 2011, Anne Le Ny s’adapte à tous les registres, parfois clown malicieusement potache, d’autres fois femme fragile. Depuis 2007, l’interprète se métamorphose en scénariste et réalisatrice. Désireuse de livrer sa propre vision du cinéma, elle effectue cette transition avec brio, avec le très remarqué Ceux qui restent, nommé aux Césars dans la catégorie “Meilleur premier film”. D’actrice confirmée, elle devient autrice reconnue et adoubée par ses pairs. Toutefois, depuis plus de quatre ans et la comédie La Monnaie de leur pièce, l’artiste s’était détournée de la mise en scène. Le Torrent marque donc un retour attendu, mais aussi une rupture formelle avec le registre habituel de l’artiste. Si le film conserve une part de sensibilité inhérente à Anne Le Ny, cette caméléon du septième art livre cette fois un polar aux accents de drame familial, parfois cruel et oppressant.

Jeune adulte vosgienne, Lison (Capucine Valmary) vit dans un petit appartement de Gérardmer, en compagnie de sa mère célibataire. Si elle ne le fréquente que lors de quelques rares week-end, la lycéenne voue une admiration particulière à son père Alexandre (José Garcia), chef d’entreprise au train de vie aisé, à la demeure luxueuse et au second mariage idyllique. Toutefois, un soir où Lison se retrouve seule dans la maison paternelle, elle découvre une collection de photographies érotiques qui prouvent l’infidélité de sa belle-mère Juliette (Ophélia Kolb). Surprise par le retour impromptue de son père et de sa femme, Lison a tout juste le temps de se réfugier dans sa chambre, abandonnant les clichés à la vue de tous et déclenchant malgré elle une violente dispute entre les deux époux. Après avoir chassé sa partenaire de la maison, Alexandre se ravise et se lance à sa poursuite sur les chemins de montagnes avoisinants, mais au moment où il la convainc de monter dans sa voiture, Juliette fait une chute mortelle dans le précipice qui borde la route. Conscient que toutes les preuves l’accablent et que la police ne croira jamais la vérité, Alexandre se résout à tromper les forces de l’ordre, évoquant une simple disparition alors que les fortes inondations qui ont frappé la région ont emporté le cadavre. Progressivement plongé dans la spirale du mensonge, Alexandre entraîne Lison dans ses affabulations, mais la découverte de la dépouille, la venue des parents de la défunte et l’avancée de l’investigation lèvent progressivement le voile sur la supercherie.

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À la frontière entre mensonge et vérité, Le Torrent place son intrigue dans un espace flou où les récits qu’y s’inventent deviennent émotionnellement plus importants qu’une restitution froide des faits. La mort de Juliette est un crime sans coupable, pourtant un obscur châtiment menace deux protagonistes lancés dans une course contre l’inévitable fatalité, condamnés à escamoter la réalité pour gagner un peu de temps avant l’inextricable punition vouée à s’abattre sur eux. Anne Le Ny refuse la construction usuelle du polar en unissant le spectateur et Alexandre dans le secret de l’accident. Le public est seul dépositaire de l’innocence et de l’honnêteté affective du père de famille, désormais plongé dans une épreuve de résilience face aux doutes de Lison et surtout contre l’investigation des gendarmes, toujours en marge du récit. L’homme n’est coupable que de circonstances, les preuves d’un supposé forfait ne sont qu’hasardeuses, pourtant la certitude d’une condamnation est sans cesse affirmée. Le Torrent n’est qu’un frêle instant de répit avant l’accomplissement d’une sentence injuste. En incarnant l’inspectrice chargée de l’enquête, Anne Le Ny devient metteure en scène démiurge. De sa plume, la réalisatrice et scénariste accable Alexandre, sous les traits d’une gendarme qui s’érige face à lui, elle est un point final certain qui s’impose sans nul doute possible au terme du film. Aux yeux de tous, les secrets d’une vie s’étalent, l’intimité et la fragilité de l’homme fort est exposée, faisant vaciller la figure tutélaire. Comme un virus, la découverte de l’infidélité de Juliette est à la fois déclencheur du drame, élément de corruption des rapports humains et composante essentielle du dénouement de l’intrigue. La transgression est Alpha et Oméga. La conscience du péché de chair d’une défunte révérée par l’ensemble des autres personnages unit tacitement le père et la fille, coupables d’avoir mis à nue la victime et ses démons et d’avoir voulu voir au-delà des apparences. Un pacte filial décadent né de leur secret, fait s’effondrer leur complicité pour que se refonde une nouvelle relation marquée par la toxicité et par l’incitation aux mensonges du patriarche, apôtre idéalisé devenu Machiavel. À l’instar du cours d’eau en cru qui emporte le cadavre, les fantômes d’une vie faussement idyllique recouvrent le quotidien d’une famille noyée sous le fleuve de la tragédie.

Les sentiments et la moralité de Lison écartèlent la jeune femme contraint de choisir entre devoir affectif et droiture d’esprit. Entre loyauté envers le père et respect de ses convictions, la protagoniste découvre les impasses ténébreuses du destin et quitte le jardin de l’enfance pour faire l’expérience d’une douleur adulte. La fille n’est plus choyée par le père, elle devient responsable du sort de son aïeul, dans une inversion subite des rapports de forces. Secrets et mensonges partagés sont manifestations d’un amour désormais gangréné par le sang versé, par le vice, et par l’ombre des disparus. La maison d’Alexandre où se passe presque l’intégralité du Torrent se métamorphose. Initialement perçue comme chaleureuse et tel un paradis qui contraste avec la légère précarité du foyer maternel, la demeure se transforme progressivement en prison de l’âme, aux lignes glaciales et sévères, filmées avec autant de froideur que la dépouille de Juliette. Le Jardin d’Eden devient purgatoire, les environs boisés se recouvrent de neige et le temps se suspend dans les vestiges corrompus d’une vie à jamais perdue. Derrière le masque du fantasme d’un mariage heureux, le mal-être d’une femme modèle ne se dessine que par bribes, au rythme des rencontres. À l’image parfaite dépeinte par son mari et son fils, Darius (Zéphyr Elis), répond désormais le portrait qu’en fait Antoine (Victor Pontecorvo), son amant. La vérité a plusieurs visages, les illusions se complètent pour esquisser la réalité, Juliette se découvre autant dans le chagrin de sa famille légitime que dans les larmes de son partenaire tabou. Elle est autant femme dévouée à son ménage que maitresse passionée. Lors de son enterrement, ses deux faces se côtoient, entre les roses blanches que déposent son époux et son enfant sur son cercueil, et celles rouges passion que jettent Antoine. Le Torrent semble néanmoins placer la véritable sincérité affective dans les rapports filiaux désormais anéantis qui se devinent à travers les interventions du père de la disparue, Patrick (André Dussollier). Face à l’expérience de cette autre forme de paternité, dépourvue de tout mensonge, Lison vacille et laisse choir sa carapace. L’affection et le devoir qui unissent un père et une fille ne sont plus gangrénés par le vice, ils apparaissent dans toute leur pureté, et transpercent l’âme. Patrick dédie altruistement mais vaillamment sa vie au souvenir de son enfant, alors que Alexandre réclame l’aide de sa fille.

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Le film prend alors l’allure d’un funeste rituel de passage à l’âge adulte pour une héroïne qui perd les illusions de l’enfance. Lison, symboliquement âgée de dix-huit ans et tout juste détentrice du permis de conduire, s’émancipe du carcan de l’adolescence pour découvrir la liberté de son avenir de femme, mais elle se heurte violement à la réalité des turpitudes de ses aînés. L’oisiveté et l’insouciance agonisent, mises à mort sur l’autel des vices des figures d’autorité. La découverte de la clé USB où figurent les photographies érotiques de Juliette intervient à la suite d’une ultime manifestation de la candeur de la protagoniste. Seule éveillée dans la maison, Lison s’amuse à essayer les luxueuses robes de sa belle-mère et à s’admirer dans le miroir, avant de découvrir l’objet de la transgression dans une des chaussures à talon de Juliette. L’accessoire iconique de Cendrillon renferme l’élément déclencheur de la tragédie, les contes de fées sont corrompus par la réalité mortifère. Lison n’est plus Darius, elle a quitté le giron de l’enfance, elle ne peut plus se bercer d’illusion, comme le fait son petit frère en se convaincant même après les funérailles que sa mère pourrait passer un coup de téléphone depuis l’au-delà. La fille d’Alexandre a été chassée du monde de l’innocence, propulsée dans celui de la culpabilité qui marque pour toute une vie. Sa place dans le logis est ainsi changée métaphoriquement et concrètement. Sa chambre est désormais octroyée aux parents de Juliette, assurément émotionnellement plus fragiles que Lison, mais la grande sœur doit également devenir mère de substitution pour son petit frère, remplacer la défunte, endosser son habit, cette fois allégoriquement. La protagoniste a franchi le miroir, les faux semblants se sont révélés à elle, les mirages se sont évanouis.

Évoqués comme symboles de réussite sociale au début du film, la maison et le métier d’Alexandre sont un temps perçus comme une preuve de son bonheur, avant que ce refuge ne soit refusé au spectateur. Les biens matériels ne sont pas garants de plénitude et il semble même qu’au milieu du luxe, la duplicité se soit invitée dans le logis. Métaphoriquement, l’élément qui incrimine irrémédiablement Alexandre se trouve être son imposante voiture, marquée par un choc avec la rambarde de la route de montagne. Le confort financier condamne étrangement le personnage, malgré son innocence formelle. Une forme de noblesse de l’âme est même conférée aux plus démunis, avec un brin de naïveté. La mère de Lison vit humblement mais est entièrement dévouée à sa fille, alors qu’on devine qu’Alexandre a partiellement démissionné de son rôle de père. Au pic de la culpabilité, l’enfant cherche ainsi refuge chez sa mère, comme une vaine tentative de renouer avec la pureté de son affection. La dichotomie entre deux conceptions de l’amour filial se transpose également à Patrick et à son épouse Brigitte (Christiane Millet). Si la mère se console de la mort de son enfant en évoquant “une belle vie au cours de laquelle Juliette a eu tout ce qu’elle voulait”, le père est à la recherche d’une forme de spiritualité, de vérité qui transcende toute considération financière, une quête d’un essentiel qui le mène vers le chemin de la justice. Conscient d’avoir tout perdu, Patrick livre une bataille vertueuse, complètement contraire à celle d’Alexandre qui lutte pour préserver son statut social avantageux, évoquant régulièrement la perte potentielle de son entreprise comme un outrage plus cinglant que l’éventuelle rupture de ses liens avec Darius. Avec une once de simplicité dommageable, Le Torrent oppose les hommes dévoués prêts au sacrifice à ceux qui ne considèrent que leurs acquis.

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Le mensonge, proféré ou subi, devient élément corrupteur des liens familiaux. Alexandre n’est en réalité coupable que d’une duperie qui a profondément dissout l’unité des siens. Les aînés se sont repliés sur eux, et ont imposé leur irrévérence à leurs enfants. Lison n’a d’autre choix que de se tourner vers une autre incarnation du modèle paternel en se liant avec Patrick. D’ordinaire taiseux, le vieil homme s’ouvre à la jeune fille. Il voit en elle une émanation de la défunte, elle voit en lui une incarnation d’un idéal disparu. Les deux personnages sont liés par une connivence inattendue, mais sincère et efficace. De Juliette il ne reste presque rien, mais le peu qui lui a survécu doit mener à une reconstruction solide de la cellule familiale. Pour Darius avant tout, Patrick doit guerroyer, mais surtout, Lison est appelée à devenir le “pilier”, celle autour de qui peut s’ériger un nouveau modèle vertueux. Alexandre doit expier son péché de mensonge, mais sa fille peut devenir la nouvelle incarnation de la bonté et de la tendresse. Le Torrent place en ce sens une confiance démesurée envers la nouvelle génération, faisant de l’espoir pour les jours futurs le cœur de sa résolution. Sagesse et noblesse ont été héritées de Patrick, repentance d’Alexandre, et ces trois idées se marient dans la refonte d’un foyer nouveau.

Parfois un peu classique et naïf, Le Torrent se révèle plus dense qu’il n’y paraît aux premier abord. Sous les flots impétueux se querellent les hommes et se devine le poids de leur péché.

Le Torrent est disponible en Blu-ray et DVD chez M6 Vidéo

Nicolas Marquis

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