Annie Colère
Annie Colère affiche

2022

Réalisé par : Blandine Lenoir

Avec : Laure Calamy, Zita Hanrot, India Hair

Film fourni par Dark Star Presse pour Diaphana Édition

En 1974, de nombreuses femmes françaises luttent collectivement pour la reconnaissance de leur droit à disposer de leur corps. Pratiquée en secret depuis des siècles, illégale depuis 1920, l’Interruption Volontaire de Grossesse n’est plus un sujet tabou, elle est au centre des débats qui agitent le pays. Au cœur de cette guerre sociétale fondamentale, le Mouvement pour la Liberté à l’Avortement et à la Contraception est en première ligne. Dix-huit mois avant la promulgation de la loi Veil, le MLAC se forme à la suite de la publication d’un manifeste médiatisé de dizaines de médecins reconnaissant publiquement avoir pratiqué des IVG. Un réseau d’entraide se tisse partout en France, fédérant professionnels du corps médical mais aussi des gens simples, pour pratiquer ouvertement l’avortement en suivant la novatrice méthode Karman, presque indolore. L’action du MLAC est condamnée par la loi, mais ses bénévoles n’agissent pas dans la clandestinité. Aux yeux de tous, ils brisent l’omerta pour permettre aux femmes de ne plus risquer leur vie en recourant à des pratiques dangereuses. Si aujourd’hui la loi Veil est reconnue à juste titre comme une avancée majeure pour les droits des citoyennes françaises, l’influence du MLAC dans l’évolution du cadre législatif n’est que peu enseignée. Le combat des ces précurseurs s’est évanoui dans les limbes de l’Histoire, le réseau de cohésion féminine qui s’était formé a été oublié de presque tous et le récit de leur révolte n’a pas été transmis à une nouvelle génération qui ignore souvent l’existence du mouvement. 

Initialement actrice, Blandine Lenoir a fait du destin de femmes qui revendiquent leur liberté de corps un fil rouge de sa filmographie. Avec Zouzou en 2014, ou Aurore en 2017, elle a imposé des personnages féminins forts, frondeurs contre l’ordre patriarcal établi. Afin de ressusciter l’esprit d’un combat essentiel pour des droits fondamentaux, la réalisatrice pose son regard sur les quelques mois qui ont changé tout un pays, dans son long métrage Annie Colère. Par le prisme du cinéma, l’artiste entend “inscrire le MLAC dans la mémoire collective”, et rendre un hommage mérité à ses membres, en s’appuyant notamment sur le travail de Lucile Ruault, jeune historienne spécialisée dans les luttes féministes des années 1970. Pour incarner sa nouvelle héroïne téméraire, prise dans les méandres de l’Histoire, la cinéaste collabore pour la troisième fois avec Laure Calamy. Admirative devant l’énergie et la sensualité propre à l’actrice, Blandine Lenoir fusionne l’âme de son personnage et celle de sa comédienne, pleinement consciente de l’importance d’Annie Colère à l’heure où le droit à l’IVG est remis en cause dans de nombreux pays.

Annie Colère illu 1

Ouvrière et mère de famille dévouée, Annie (Laure Calamy) fait face à une grossesse non désirée à laquelle elle souhaite mettre un terme. En entrant en contact avec la MLAC, elle découvre un univers fait de dialogue et de bienveillance, au sein duquel l’IVG n’est plus vécue comme un acte honteux. Le partage du savoir, la pédagogie de chaque geste médical, la douceur et l’entraide soudent les membres du collectif. Bouleversée par ces nouvelles rencontres, Annie trouve un nouveau sens à sa vie et se dévoue corps et âme au bénévolat, au sein du MLAC, alors qu’autour d’elle, la France est en pleine mutation.

Figure téméraire face à l’obscurantisme d’une partie du pays, Annie affronte les bouleversements de son époque. Son destin unique est inscrit dans une large émulsion collective, une métamorphose lente et progressive de la pensée française sur le sujet, néanmoins non exempte de conflits. En s’attachant à son parcours, le long métrage fait de l’évocation de l’intime un témoignage significatif d’une vaste révolution. Autour d’Annie, les trajectoires de femmes se multiplient, les chemins qui conduisent vers l’avortement sont tous différents, tous légitimes, tous compréhensibles. Des mères de familles nombreuses incapables d’assumer financièrement la charge d’un nouvel enfant aux jeunes femmes qui refusent d’hypothéquer leur avenir en devenant maman trop tôt, un multitude de vies cohabitent et se rencontrent dans les salons de la MLAC, où se confient des douleurs tristement banalisées. La parole accompagne le choix et le verbe esquisse une galerie de portraits fragiles, unis par la revendication d’un droit nouveau. Une société oppressante impose ses diktats aux femmes et les accablent d’une pression souvent perçue comme inhumaine. Face à la fatalité d’un quotidien éprouvant, l’avortement est parfois une nécessité pour se sauver d’un naufrage aussi bien physique qu’émotionelle. L’IVG n’est d’ailleurs pas une nouveauté propre aux années 1970, mais trouve ses racines dans des temps immémoriaux. L’évocation des “faiseuses d’anges”, ces femmes qui pratiquent l’avortement dans des conditions particulièrement dangereuses, atteste de traditions solidement ancrées dans la part obscure et secrète de l’humanité. Le MLAC entend alors faire la lumière sur un choix légitime qui n’appartient qu’aux femmes. Son combat est une lutte pour la fin des tabous et pour offrir un cadre légal à l’avortement, afin de garantir la santé de celles qui souhaitent disposer de leur corps en toute liberté. S’ils ne sont pas absents du récit et s’ils ne sont pas toujours autoritaires, à l’image du mari d’Annie plutôt progressiste, les personnages masculins sont en conséquence en marge d’Annie Colère. Le choix et l’acte appartiennent aux femmes, elles sont les seules dépositaires d’un droit qui leur revient. Quelques médecins hommes collaborent avec le MLAC, mais jamais ils ne posent aucun jugement moral sur la décision de leurs patientes, ils ne font qu’expliquer leurs gestes, pour démystifier l’avortement.

Annie Colère illu 2

Au-delà de la pratique de l’IVG, le MLAC fédère les femmes, les réunis dans ses permanences ou dans le partage d’un repas convivial au terme de l’acte médical. Le mouvement se défait de l’ombre mortifère que jettent les esprits rétrogrades sur l’avortement pour humaniser cet instant crucial et parfois traumatique dans le parcours d’une vie, afin de faire du soutien psychologique une vertue qui s’est malheureusement perdue depuis. Jamais les femmes ne sont seules face à leur choix, elles sont accompagnées, et plus que tout écoutées. Le dialogue encadre l’avortement, il le précède et le suit, le MLAC est aussi bien un réseau de libération du droit du corps qu’un forum où se confient les expériences douloureuses et les parcours semés d’embuches. Le maillage humain compte tout autant, voire davantage, que le geste médical. Sur la table de fortune où se pratiquent l’IVG, les femmes ne sont d’ailleurs pas solitaires face à celui qui pratique l’avoterment. Par l’intermédiaire d’une ou deux accompagnatrices, main dans la main avec la patiente, un même souffle se partage, les respirations se calquent et l’instant solitaire se métamorphose en épreuve commune, traversée à plusieurs. Le fardeau s’allège, la froideur cède sa place à la chaleur d’une parole, d’un geste, ou même d’un chant angélique. La pédagogie qui invite à la découverte des organes génitaux féminins est une autre mission du MLAC. Le collectif ne prodigue pas qu’un acte, il enseigne également aux femmes les mystères de leurs corps, des années avant que l’éducation sexuelle ne soit rendue obligatoire dans les salles de classes. Consciente de ses mécanismes biologiques, la femme peut disposer légitimement de son être sans que nul ne lui impose sa pensée, les énigmes de la médecine sont percées à jour pour faire du savoir un bien commun qui n’est plus réservé à une élite. 

Le droit à l’IVG n’est pas une finalité, Annie Colère ne cesse jamais de faire étalage d’un plus large éventail de revendications qui illustrent la volonté d’une vaste émancipation féminine omniprésente dans les années 1970. La quête d’une élévation spirituelle accompagne les personnages du film. À l’entraide entre femmes montrée dans les premières minutes s’additionne rapidement l’ébauche d’une lutte pour une égalité entre les sexes, pour l’équité de l’instruction, et pour une plus grande parité dans la société française. En 1974, les débats télévisés, les coups d’éclat médiatiques, et les banderoles qui s’affichent dans les rues et en unes des journaux montrent l’évolution conflictuelle de tout un pays. Dans des tribunes parfois ordurières, les anti-avortement laissent éclater leur haine alors qu’au quotidien, les protagonistes du film font l’expérience d’une autre réalité, celle de la détresse. Les mensonges obscurantistes se camouflent derrière des bons mots, tandis que la vérité du secours nécessaire prodigué par Annie et ses camarades s’affiche à l’écran dans tout son altruisme, à travers des gestes de réconfort vitaux et une attention de chaque seconde. La loi du silence qui entoure l’IVG n’est plus qu’un secret de polichinelle, des dizaines de destins affluent à l’écran dans les bureaux du MLAC et trouvent la bienveillance chez des bénévoles qui ne luttent pas pour améliorer le présent, mais davantage pour assurer le futur à tout jamais. L’encadrement législatif est ainsi perçu avec méfiance. Les gouvernements qui se succèdent peuvent modifier les textes, Annie et ses semblables combattent pour que les mentalités évoluent pour toujours, empêchant le repli conservateur qui s’exprime aujourd’hui. Une défiance envers la médecine est même manifestée dans le dialogue, alors qu’une membre du MLAC se lamente de la perte de pouvoir que fera naître la loi Veil en faisant de l’avortement un acte uniquement prodigué par un médecin alors que les instances ont jadis condmamné la pratique de l’IVG. Le mouvement a combattu pour désacraliser la pratique et démontrer que de simples infirmières étaient à même d’appliquer la méthode Karman mais les votes parlementaires ont fait fi de cette part importante de la mission du MLAC. Annie Colère est le récit d’une guerre toujours d’actualité, l’épopée d’une victoire significative mais aussi la mise en perspective d’un chemin qu’il reste à parcourir. 

Annie Colère illu 3

Annie, vaillante et insoumise, figure téméraire sur sa bicyclette où elle transporte parfois d’autres femmes au destin vacillant, continue de tracer son sillon. L’être s’abandonne à une cause supérieure, renonce à ses maigres privilèges pour vouer son destin à l’accomplissement d’une noble mission au service de celles qui sont dans le besoin. La tête haute, le visage fier, l’âme habitée, Laure Calamy offre somptueusement ses traits à cette incarnation de la rébellion légitime. Contre les diktats, les idées reçues, les esprits étriqués, la protagoniste pédale, contraint son corps pour que les mentalités évoluent. Consciente que son ménage se désagrège, elle poursuit néanmoins sa route, car le bien-être d’un individu ne vaut rien en comparaison de l’évolution collective. Une vie en touche des dizaines d’autres, le geste de bonté se répercute à l’ensemble d’une communauté. Seule Annie peut secourir cette adolescente perdue, esclave d’un premier amour, cette mère de famille dans le désarroi, ou cette collaboratrice prisonnière d’un mariage toxique. Une voix s’affranchit des baillons patriarcaux pour laisser retentir un hurlement de douleur qui trouve écho dans le cœur de mille autres femmes, galvanisées par l’insurrection de ce modèle. Renoncer à soi, c’est se sacrifier pour tous. Annie s’abandonne dans un mouvement animé d’un esprit de progrès, elle n’est plus une entité claire mais devient une émanation de chaque personne qui pousse les portes du MLAC. Il y a un peu d’elle chez chacune des femmes à qui elle a prêté l’oreille, une part d’elle vit dans l’âme de celles qu’elle a secouru. Renoncer devient impossible dès lors que la fatalité d’une mort qui guette ses proches, peut-être même sa propre fille, l’étreint. Le décès d’une de ses voisines lors d’un avortement clandestin est le catalyseur de son altruisme, l’ombre de la faucheuse rôde, prête à s’abattre sur les destins de celles qui n’ont pas eu la même chance que la protagoniste, celle de trouver une aide désintéressée, médicalement sure et humainement vertueuse. Pour le médecin qui aide l’antenne locale du MLAC, la mort d’une patiente est une même source d’abnégation. La lutte pour le droit à l’avortement est un combat pour la vie des femmes.

Annie Colère se place à un moment de bascule de l’Histoire, et le récit intime de sa protagoniste s’efface face à l’hommage clair que Blandine Lenoir adresse à tous les bénévoles qui ont œuvré pour la liberté des femmes à disposer de leur corps, et implicitement à tout ceux qui continuent de lutter au quotidien pour que le droit à l’avortement soit garanti. Au cours d’une des dernières scènes du film, la cinéaste semble quitter la fresque historique pour lancer un cinglant et nécessaire avertissement nécessaire au spectateur d’aujourd’hui. Transformant son film en morceau de bravoure, la réalisatrice interroge implicitement sur le recul des États-Unis concernant le droit à l’IVG, ou sur la défiance de la présidente du parlement européen Roberta Metsola, farouche opposante au droit à l’avortement. Les lois peuvent être manipulées, transformées, abolies, seuls l’entretien de la flamme de révolte des progressistes assure une forme de pérennité des bienfaits de leurs sacrifices. Si depuis vingt ans, environ 180 centres d’IVG ont fermé en France, le combat du MLAC n’a pas été vain. Annie est précurseur en 1974, en parlant de contraception avec sa fille,  mais l’écho de ce dialogue se vit désormais dans de nombreuses familles, la sexualité n’est plus taboue, elle fait partie intégrante d’une éducation équilibrée. La protagoniste d’Annie Colère a dédié sa rage aux esprits étriqués, pour faire la lumière sur les zones d’ombres néfastes de notre monde, son parcours est une incitation à la libération des femmes, son récit est aussi bien historique que politique, un plaidoyer pour l’affranchissement des opprimées ordinaires.

Inspirant et capital, Annie Colère adresse un message d’espoir capital à une époque où le repli conservateur nous guette. Blandine Lenoir fait œuvre utile dans son portrait de femme insoumise.

Annie Colère est disponible en DVD et Blu-ray chez Diaphana Édition, avec en bonus : 
• Scènes coupées (15 mn)
• Entretien avec Blandine Lenoir et deux anciennes militantes du MLAC, Irène Jouannet et Brigitte Daudu (14 mn)• Le film commenté par Blandine Lenoir (réalisatrice) et Lucile Ruault (conseillère historique sur le film)

Nicolas Marquis

Retrouvez moi sur Twitter: @RefracteursSpik

Laisser un commentaire