La vie à l’envers
La vie à l'envers affiche

1964

Réalisé par : Alain Jessua

Avec : Charles Denner, Anna Gaylor, Jean Yanne

Film vu par nos propres moyens

Pour le cinéaste Alain Jessua, le destin vers l’accomplissement artistique s’esquisse dans la fougue des années juvéniles, alors qu’il n’est encore qu’un jeune adulte. Avant de s’adonner lui-même à la réalisation, cet enfant du septième art français fait ses gammes à l’ombre des plus grands, entamant son périple filmique dès ses 19 ans. Le métier de metteur en scène n’est pas d’emblée une évidence pour lui mais, il le devient au contact des géants de son temps. En 1952, Alain Jessua voit ainsi pour la première fois son nom s’afficher sur grand écran, à la faveur de sa collaboration avec Jacques Becker, sur Casque d’or, pour lequel il occupe le poste d’assistant réalisateur. Dans les coursives du cinéma, le garçon fougueux trace sa route, affûte son regard unique sur le monde, et se prépare à l’émancipation. Après deux films en tant que second de Max Ophüls, il prend son envol en 1956 avec sa première réalisation propre, le court métrage Léon la lune. Le succès est immédiat et international pour une œuvre originale, caractérisée par une douce poésie ancrée dans le quotidien d’un Paris bouillonnant de vie. Récompensé du prestigieux prix Jean-Vigo, le cinéaste devient légitime, et sa transition vers la forme longue apparaît naturelle. Huit longues années sont néanmoins nécessaires à Alain Jessua pour élaborer La vie à l’envers, qu’il scénarise et dirige. Même si le metteur en scène affirme un peu plus son âme rêveuse et sa vision décalée de la capitale avec cette nouvelle œuvre, il tient à se détacher de ses travaux précédents pour offrir une critique implicite du monde moderne. Les observateurs aguerris n’ont cependant pas oublié l’artiste durant la période de gestation de son film. Avant même sa sortie, La vie à l’envers est primé aux festivals de Cannes et de Venise, annonçant l’émergence d’un réalisateur qui marquera durablement le XXème siècle. Aujourd’hui encore, son long métrage est reconnu et évoqué avec tendresse par les amateurs de cinéma. Martin Scorsese lui-même cite passionnément La vie à l’envers parmi ses influences notables.

Le film dresse le portrait de Jacques (Charles Denner), un employé d’une agence immobilière de Montmartre qui mène une existence monotone dans son modeste appartement, en compagnie de sa petite amie Viviane (Anna Gaylor). Parce qu’il s’y sent obligé davantage que par amour, le jeune homme épouse cette mannequin de publicité, plongeant ainsi dans une routine encore plus exacerbée. Mais face à l’emprise d’un quotidien oppressant, Jacques entreprend de s’affranchir des diktats sociaux. Ne répondant plus aux exigences liées à son travail, qu’il finit par perdre, ou aux doléances de Viviane dont il se détache progressivement, il déambule dans la capitale, explorant sa propre psyché au gré de ses ballades, faisant de l’errance une odyssée introspective. Le protagoniste s’enferme dans une solitude absolue, dans laquelle il est néanmoins parfaitement heureux et épanoui.

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Avec La vie à l’envers, Alain Jessua offre la vision d’une véritable dégringolade sociale, non seulement assumée et volontaire de la part du personnage principal, mais également porteuse d’une forme d’extase, avec un certain cynisme. Prenant le chemin inverse d’une histoire d’accomplissement personnel traditionnelle, qui exposerait bêtement la vie d’un héros de ses origines humbles jusqu’à un idéal professionnel et amoureux, le film octroie à Jacques la vie fantasmée par ses contemporain dès l’entame du récit, pour mieux l’en déposséder. Face aux dogmes oppressant d’une société qui dicte la recette du bonheur, le protagoniste fait consciemment le choix de renoncer à des rêves qui ne sont pas les siens. Le long métrage trouve un parfait équilibre entre un fond frondeur envers un empire du consumérisme qu’incarne partiellement Viviane, cover-girl, et la douce poésie lunaire propre à Jacques. Pour marquer la scission entre les deux personnages, le réalisateur les confronte face aux vitrines des grands magasins. Bien qu’ils soient main dans la main, le regard de la jeune femme se tourne vers les déventures, alors que celui de son époux porte vers l’horizon.

En accord avec le titre du film, et avec une grande maestria scénaristique, l’existence de Jacques se perçoit à rebours des carcans usuels : Jacques n’obtient pas un emploi, il se fait renvoyer du sien dans l’allégresse; il ne s’ouvre pas aux autres et à l’amour comme un enfant qui découvre le monde qui l’entoure, mais se renferme toujours davantage sur lui même, se coupant des hommes dans la joie. La romance au centre du long métrage témoigne avec malice de cette volonté narrative de remonter artificiellement le temps. Alors que dans un film conventionnel deux amants se rencontreraient et se côtoiraient de plus en plus jusqu’à des fiançailles, La vie à l’envers utilise le mariage comme point de départ, pour ensuite montrer une séparation progressive, et enfin aboutir à une rupture attendue. Le film pousse même ostensiblement Jacques à redevenir petit garçon. Dans les premières minutes de l’œuvre, le héros émancipé refuse obstinément d’établir le contact avec sa mère, pourtant, au terme de sa trajectoire régressive, il est amené à renouer avec celle qui l’a mis au monde et qui est son ultime interlocutrice privée. Toutefois, même s’il est permis de voir dans le destin de Jacques un retour vers l’enfance, la réunion avec le père n’aura jamais lieu. Si à l’évidence, le décès de ce personnage absent interdit le renouement, Alain Jessua adjoint également à cet aïeul l’amour de l’automobile, symbole de possession matérielle ultime à cette époque, dans un bref flash-back. Puisque Jacques se détourne de cette société, la réconciliation est impossible.

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Le cinéaste manipule le décor pour accentuer le chemin irrévocable vers la solitude propre à son héros. L’environnement du film se fait de plus en plus claustrophobique au fil des minutes. Tandis que dans les premières instants, Paris dans son entièreté est le terrain de jeu de Jacques, notamment au moment où il fait visiter des appartements à ses clients, le cadre se resserre progressivement, pour ne cibler que des quartiers précis de la capitale, toujours plus proche du domicile du protagoniste. Des méandres de la métropole et de ses faubourgs animés, La vie à l’envers passe à l’espace exiguë de la rue de l’appartement de Jacques et Viviane, avant de basculer dans un huis-clos au coeur logis, et enfin de s’enfermer totalement dans la chambre conjugale. Seules quelques scènes dans la nature cassent cette règle établie par Alain Jessua, mais suivent toutefois une même forme de logique, alors que le héros effectue une transition de la grandeur de la campagne aux parcs plus modestes de Paris. À mesure que le personnage principal devient solitaire, son environnement s’étrique laissant planer le doute sur le bien fondé de sa démarche d’isolement. Durant les dernières secondes du film, alors que Jacques devenu seul peut être vu comme un enfant, la blancheur clinique de sa chambre et le vide presque total assimilent son espace au ventre d’une mère. Non seulement Alain Jessua joue de la mise en scène visuelle et de la perception des sons pour maintenir une barrière sensorielle entre Jacques et ceux qui lui rendent visite, mais de plus, le fil du téléphone peut être interprété comme métaphore d’un cordon ombilical. En faisant de mère et médecins les derniers intervenants aptes à percer la bulle que le protagoniste s’est créé, l’image d’une gestation reconstituée est décuplée.

Pourtant, si la solitude est l’ultime but du récit, Jacques nourrit un temps l’espoir de trouver la plénitude spirituelle en compagnie de Viviane. Sa première fuite se fait en compagnie de la jeune femme, juste après leur mariage. Néanmoins, l’épouse ne peut pas caresser la vérité de son mari. La vie à l’envers ne cesse de lui adjoindre les stigmates du monde que veut quitter le héros, notamment en faisant d’elle une mannequin de publicité. De plus, même si le vrai visage de Viviane se révèle par instants, une scène tirée en longueur au cours de laquelle elle finit par se maquiller à nouveau démontre que contrairement à son mari, elle est incapable de faire le sacrifice ultime qu’il espère d’elle. La déconnexion entre mari et femme est actée au moment où Jacques confie à son épouse qu’il ne “la voit plus”, tout comme il ne voit plus les gens qui prennent les transports en commun. Puisque Viviane est une manifestation de la société de consommation, le protagoniste ne peut plus la considérer comme réelle. Toutefois, cette attitude du héros est dénoncée comme égoiste par le film puisqu’une grande souffrance morale injuste frappe cette femme en perdition. Toujours est-il que La vie à l’envers prend alors des allures d’odyssée solitaire, appuyée par l’utilisation exacerbée de la voix en off de Jacques, omniprésente durant tout le récit. La parole du personnage principal est toujours parfaitement audible pour le spectateur, alors qu’à l’inverse, celle des autres intervenants est souvent étouffée. Public comme protagoniste perdent pied avec le réel, ne font plus qu’acquiescer sans écouter, entretenant provisoirement la mascarade du quotidien qui pousse Charles Denner jusqu’aux larmes dans une séquence bouleversante. Au-delà de sa poésie saugrenue, le film porte une douleur latente.

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L’identification au héros, souhaitée par le réalisateur, se manifeste à travers un jeu de distorsion du temps, que le spectateur perçoit davantage comme le protagoniste que comme les gens normaux. À l’entame du récit, la vie est effroyablement minutée, le quotidien de Jacques suit une routine millimétrée et se découvre répétitif à l’excès. La vie à l’envers accentue l’emprise de l’horloge sur la vie des personnages en les faisant se plier à des horaires précis, pour une séance de cinéma, ou pour son mariage. Puis, progressivement et avec ruse, Alain Jessua malmène la temporalité. Certaines secondes deviennent des heures, et certains jours passent en un battement de cils. De plus, Jacques semble avoir une maîtrise du temps qui s’écoule, pouvant à loisir l’étirer. En même temps qu’il quitte la société des hommes, le protagoniste s’affranchit de la dictature des aiguilles, et trouve une sagesse mystique dans la lente contemplation de simples objets, cédant à une forme de transcendance. Les lois de la physique et celles de la société n’ont plus aucune emprise sur lui, au point que les besoins physiologiques du corps sont eux aussi relégués au rang de coquetteries. Jacques est devenu si marginal par rapport aux autres qu’il n’a même plus besoin de s’alimenter, il est devenu un être nouveau. Il vit dans une bulle dont il exclut toute distraction, en maître du royaume de l’oisiveté. Ainsi, lorsque le héros contemple un arbre dans un parc et qu’un garde champêtre entreprend de lui faire une description pointilleuse de l’historique du végétal, le protagoniste l’envoi paître. Jacques s’est coupé du monde en créant un nouveau domaine solitaire.

Cependant, malgré la scission ostensible entre le héros et la société moderne, une forme d’aspiration à la vérité artistique lui est constamment associée. Jacques n’en a pas conscience, mais son âme rêveuse aspire à tutoyer celle des muses. Lorsqu’il se rend au cinéma en compagnie de Viviane pour voir sa dernière publicité, le jeune homme souhaiterait rester voir le film qui suit, mais est contraint de quitter la salle sous l’impulsion de son épouse. Suivant une même idée, le protagoniste aime à passer un disque dans son appartement, mais sa femme se moque ouvertement de la chanson pour laquelle il se passionne. D’une manière encore plus appuyée, La vie à l’envers fait du meilleur ami de son personnage principal un artiste de cirque, mais qui se détourne du héros. Le trapéziste ne peut pas être son témoin de mariage, ni l’accompagner dans son odyssée solitaire, il reste à l’écart. Symboliquement, il est toutefois l’un des derniers personnages présents au chevet de Jacques. Durant quelques brèves secondes, le film entretient l’espoir que l’écrit sera la bouée de secours du solitaire en perdition, mais la scène se conclut par un constat d’échec. La feuille sur laquelle à griffonner Jacques n’est en définitive qu’un vulgaire gribouillage. Le protagoniste est marginal, même de ses propres rêves.

La vie à l’envers manipule poésie et malice pour livrer le portrait attachant d’une homme solitaire, mais pourtant incroyablement humain.

La vie à l’envers est disponible en DVD chez Studio Canal.

Nicolas Marquis

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