Eyes Wide Shut
Eyes Wide Shut affiche

1999

Réalisé par: Stanley Kubrick

Avec: Tom Cruise, Nicole Kidman, Sydney Pollack

Film vu par nos propres moyens

 De La Nouvelle rêvée à Eyes Wide shut

 L’onirisme du livre porté à l’écran

Introduction

Arthur Schnitzler a écrit Traumnovelle qui paraît tout d’abord de décembre 1925 à mars 1926 dans la revue de Ullstein intitulée Die Dame. L’auteur met en récit la psychanalyse de Freud. Ce dernier, bien que respectueux de l’écrivain, n’a jamais souhaité le rencontrer. Il s’est exprimé ainsi dans une lettre ouverte : “Je pense que si je vous ai évité, c’est par une sorte de crainte de rencontrer mon double ». Cela pourrait signifier que malgré la reconnaissance qu’il porte à l’œuvre littéraire, il signifie que l’on peut s’en passer. ll ajoute d’ailleurs : « c’est l’analyste en vous qui fait le grand écrivain ». En revanche, Schnitzler reproche « à la psychanalyse de trop vite se précipiter vers l’inconscient ». La littérature permettrait selon lui de s’attarder davantage sur un entre-deux, un champ de l’esprit toujours disponible et constamment en mouvement.

En France, la traduction du titre a posé problème. La première traduction, Rien qu’un rêve, est un contresens car elle semble indiquer que le statut onirique est déprécié au sein de l’œuvre alors que c’est le contraire. Le choix suivant de traduction, La Nouvelle rêvée, permet d’éviter ce problème et d’ouvrir l’interprétation des associations thématiques et sémantiques entre la réalité et le rêve, ce qui est la topique principale de l’ouvrage. Stanley Kubrick a choisi pour son adaptation cinématographique le titre de Eyes Wide Shut, signifiant littéralement « Les Yeux grand fermés ». Il effectue ainsi un jeu de mot avec la citation « Les yeux grand ouverts » tout en faisant une référence au rêve, mais également à l’illusion de masse, que le public s’impose volontairement ou non. En effet, ce choix est audacieux pour une œuvre de cinéma car elle signifie que le public va voir un film avec les paupières closes. Il s’agirait donc d’un film que l’on ne peut voir que par le rêve. Le réalisateur inclurait alors directement la thématique du songe dans sa création, d’une façon extradiégétique puisqu’elle touche ceux qui viennent la regarder.

Eyes Wide Shut est son treizième et dernier film. Il aborde « Comme nul autre film dans l’œuvre de Kubrick […] une problématique qui est au cœur même du cinéma : le regard ». Ce thème est omniprésent dans le film, au-travers des images des rêves, des fantasmes, de l’illusion et de la façon dont la femme et son mari se considèrent. Toutefois, la thématique du regard va également au-delà du simple cadre de la fiction, puisqu’au cinéma, elle implique directement les spectateurs qui font alors vivre l’œuvre, la rendent réelle par leur vision. Nous verrons donc de quelle façon Kubrick représente cette multiplicité du regard, à la fois révélateur et trompeur, afin de confondre la réalité et la fiction, et de quelle façon il permet de voir, ou au contraire d’occulter ce qui est narré dans Traumnovelle.

Artifices

Tout d’abord, la mise en scène du film de Kubrick marque par une esthétique particulière, ou tout paraît amplifié, non naturel. Les critiques ont d’ailleurs été divisés sur le jeu des protagonistes, qui a été parfois vivement critiqué. Cependant, si le jeu des acteurs, en particulier celui de Nicole Kidman, est excessif, cela participe de l’ambiance que le réalisateur désirait pour Eyes Wide Shut. Tout dans la représentation du film est en effet excessif. Les décors intérieurs sont toujours surchargés de décoration et de lumière, afin de procurer un aspect irréel aux scènes quotidiennes et mondaines, mettant en évidence la vacuité de la réception ou le vide qui ronge la vie d’un couple à la fois trop intime et trop distant, à tel point qu’ils paraissent transparents l’un à l’autre. C’est ce qu’illustre la scène d’ouverture du film. En effet, Bill n’éprouve aucune gêne à terminer sa préparation devant sa femme alors aux toilettes, mais ne pense pas à la regarder lorsqu’elle le lui demande, préférant observer son propre reflet. Il s’agit de « l’un des thèmes majeurs du film, la dualité proximité/étrangeté. Les deux personnages sont très proches, très intimes, et pourtant séparés l’un de l’autre : ils se connaissent si bien qu’ils ne se regardent plus »1. Cette scène illustre dès le début du film le caractère artificiel du quotidien du couple. Cet aspect est accentué par le langage corporel des acteurs. En outre, au-delà de marquer l’aspect artificiel du couple, c’est celui de l’institution sociale du mariage qui est critiquée, comme dans la nouvelle de Schnitzler. C’est d’ailleurs un thème cher à l’auteur, que les lecteurs peuvent retrouver dans ses autres œuvres comme le recueil La Pénombre des âmes. Cependant, le cinéaste, ainsi que l’écrivain, ne semblent pas vouloir dénigrer le mariage en tant que tel, mais plutôt son inadaptation au sein de la société contemporaine, dans laquelle la valeur de fidélité paraît désuète.

1 Diane Morel, Eyes wide shut ou l’étrange labyrinthe, édition PUF, Vendöme, 2002, 128 pages, page 82.

L’éclairage est aussi capital dans l’esthétique du film. Les scènes d’intérieur sont toutes extrêmement chargées en sources lumineuses à la fois hors champ et intradiégétiques. Nous retrouvons par exemple la présence de guirlandes électriques et de sapins de noël décorés dans la majorité des plans. Ces sources de lumière participent à l’ambiance irréelle du flou, effaçant pour toutes ces scènes de la vie ordinaire la nette frontière entre le réel et le rêve. La lumière jaune dominante de ces moments possède un aspect rassurant, car il s’agirait dans ces rituels banals d’entretenir une illusion au sein du couple, dans les rapports quotidiens, qui permet à chacun de se sentir protégé. Toutefois, la lumière provenant de l’extérieur, d’un bleu sombre et menaçant, est également perceptible, intrusive, à cause des fenêtres : ouvertures sur le monde de la nuit, des fantasmes et cauchemars, de l’inconscient. Cela constitue peut-être le véritable réel. A deux reprises, le bleu de l’extérieur envahit les scènes d’intérieur habituellement enveloppées de la lumière jaune protectrice. Ce sont les moments où Bill rentre chez lui au cours de son périple nocturne. Durant ces moments de sommeil, de rêve, l’illusion de la superficialité n’est plus là pour les protéger, les retenir. C’est d’ailleurs dans une chambre à coucher nimbée de ce bleu menaçant qu’Alice raconte son rêve à Bill, se révélant à lui, puis qu’il découvrira le masque de l’orgie posé sur son oreiller par sa femme. Elle donne ainsi l’image de le démasquer, de le forcer à se révéler à son tour. Baignés dans cette lumière inquiétante, les protagonistes ne semblent plus avoir d’autre choix que de se révéler à eux-mêmes et aux autres.

Eyes Wide Shut illu 1

La thématique du regard, omniprésente dans le film, acquiert alors toute son importance. Les yeux sont trompés par les artifices de la lumière jaune, qui aveugle par une vaine accumulation de sources lumineuses dans laquelle les personnages se complaisent afin de se protéger. Une fois dans l’obscurité, ils sont comme nus, sans protection, et c’est dans ces scènes symbolisant à la fois le sommeil et la vérité qu’ils se retrouvent vulnérables.

En effet, le film octroie plus d’impact et de réalité à ce qui relève du rêve et du fantasme, plutôt qu’à ce qui paraît appartenir à la vie et aux actes. Ainsi Stanley Kubrick insiste particulièrement sur les discours prononcés par Nicole Kidman, celui de son fantasme sur l’étranger, ainsi que sur son rêve dans lequel Bill se retrouve crucifié, tandis que l’odyssée de celui-ci paraît manquée et imaginaire. Cela est dû notamment au choix de ne pas représenter à l’écran le songe orgiaque d’Alice. Le spectateur, à l’instar du mari, doit donc laisser son propre esprit, ses propres fantasmes le réaliser. Le jeu d’acteur participe aussi à cette contradiction. Celui de Nicole Kidman est volontairement surjoué, presque hystérique, tandis qu’en opposition, celui de Tom Cruise est abstrait, rendant à l’écran un personnage en retrait et effacé. Bill est également en retrait vis à vis du spectateur, puisque le réalisateur a choisi de ne pas nous laisser accès à ses pensées, alors que Schnitzler nous racontait toute sa nouvelle du point de vue de Fridolin. Le personnage incarné par Tom Cruise est donc très hermétique. En outre, une autre caractéristique de son périple nocturne qui peut rapprocher ce dernier de l’état de rêve, est son échec constant. Finalement, il n’aboutit à rien. Alice l’appelle alors qu’il s’apprêtait à avoir une relation sexuelle avec Domino, l’interrompant. Puis, lors de l’orgie ritualisée, il se fait exclure avant d’obtenir les réponses espérées. Ce qui semble être sa quête de vengeance face au fantasme adultérin de sa femme est donc ponctué et rythmé par l’échec, ou plutôt par des actes manqués, interrompus constamment juste avant leur réalisation, à l’image des rêves. Lors des songes, il est en effet courant de se réveiller juste avant la réalisation d’un fantasme, ou au contraire lorsqu’on est sur le point de se voir mourir.

Un aspect du film de Kubrick qui rejoint cette problématique est la non-présence de scènes sexuelles et de nu montrées à l’écran. En effet, une des polémiques essuyées par le film lors de sa sortie est le nu de Nicole Kidman. Beaucoup de spectateurs s’attendaient à voir une scène de nu, voire de sexe plutôt explicite avec l’actrice. Le réalisateur a intentionnellement frustré les attentes de son public, comme en coupant court à un besoin sexuel, en ouvrant son film sur un nu de dos de l’actrice, en train de s’habiller. Il signifie ainsi qu’il a montré ce qui était attendu, tout en se jouant des attentes du public. Le corps de l’actrice dévêtue ne sera d’ailleurs plus visible. De plus, les scènes d’actes sexuels sont toujours partiellement occultées, comme si elles n’étaient pas complètement réelles, que cela soit la représentation que se fait Bill du fantasme adultère de sa femme, ou les rapports des individus masqués. A cela viennent s’ajouter l’acte qui n’a jamais lieu, celui entre Domino et Bill et celui caché et interrompu de la fille du loueur de costumes. Il est probable que par ces choix, le cinéaste cherche à positionner le spectateur dans une position similaire à celle de Bill, en en frustrant les attentes, le faisant approcher de ce qu’il pourrait chercher tout en lui ravissant subtilement.

Cette quête peut donc être perçue par le spectateur comme une longue introspection, illustrée par le fantasme et le doute au sein de son inconscient, le tout motivé par l’apparition de l’inconnu dans son couple : les fantasmes auparavant inavoués d‘Alice. Cet évènement rompt l’illusion du mariage enveloppé de la lumière jaune, pour plonger l’homme dans ce qui semble être soit une sombre réalité dénuée de superficialité trompeuse, ou au contraire dans un long fantasme imaginé où « Le monde se met alors à lui apparaître comme pervers, tordu, anormal [dans lequel] la frontière entre le rêve et la réalité, le fantasme et l’acte s’estompe de plus en plus »2.

2 Ibid., page 48-49.

Stanley Kubrick, grâce à l’esthétique qu’il a procuré à son film, plonge non seulement les personnages, mais aussi les spectateurs dans une sorte de rêve éveillé, en réduisant considérablement la distance entre la réalité et le rêve, en mêlant les deux pour finalement inverser les deux entités et perdre les spectateurs.

Dopplegangers

Il ne s’agit toutefois pas là de l’unique élément du film destiné à relever l’un des obstacles les plus délicats de cette adaptation cinématographique, qui est la transposition de l’onirisme de la nouvelle à l’écran. Kubrick a aussi réalisé ceci en travaillant sur la thématique du double. Le doppleganger est un personnage de l’inconscient, pouvant être la visualisation que nous avons de nous-mêmes au sein d’un rêve, mais aussi celui que l’on projette dans nos fantasmes, dans nos actes irréalisés. Afin de porter au mieux la thématique de Schnitzler à l’écran, le réalisateur a paradoxalement pris ses distances avec l’œuvre originale pour concevoir des doubles du personnage de Bill. Ces derniers se retrouvent dans les hommes qu’il rencontre au cours de l’histoire : Nightingale, Carl, puis finalement lui-même, une projection révélée grâce au masque. Enfin, un ultime double de Bill pourrait bien être le spectateur lui-même, puisque la réalisation tend à le placer dans une position similaire de doute et d’errance. De plus, il est notable de remarquer qu’Alice n’a jamais aucune interaction avec ces jumeaux de Bill, comme pour insister sur leur caractère imaginaire, ou intérieur au mari.

Nightingale est le premier double potentiel que Bill rencontre, au cours de la réception. Il se présente comme une image de ce qu’il aurait pu devenir s’il avait arrêté la médecine, et peut-être de ce dont il aurait envie d’être. Lors de leur seconde rencontre, leur « discussion très méphistophélique qui a lieu au Sonata Café les place en miroir l’un par rapport à l’autre, avec l’éclairage particulier, par en dessous »3. Il est présenté dans Traumnovelle comme un juif polonais et un personnage exubérant. En effet, il est écrit que lorsque le directeur d’une banque lui reprocha d’avoir joué « un cancan déchaîné et d’ajouter un couplet ambigu de sa puissante voix de basse […] Nachtigall, comme empli d’une sérénité bienheureuse, se leva et embrassa le directeur »4, ce qui lui valut une gifle et lui coûta nombre de clients fortunés. Stanley Kubrick a choisi d’éluder ces traits de caractère afin de mieux le faire correspondre à Bill. Nightingale peut alors devenir un Bill qui aurait cédé à ses fantasmes, l’incarnation de ses tentations et de ses désirs. Le nom du personnage, signifiant « rossignol » permet aussi d’interpréter le musicien en ce sens. En plus d’être une référence directe au métier, le rossignol est également un oiseau qui peut supposément ensorceler par son chant. Or, c’est bien Nightingale qui va tenter Bill et le mettre sur la voie de l’orgie ritualisée. Il lui raconte ce qu’il a entendu et ce qu’il a pu percevoir avec ses yeux bandés et il lui communique en outre le mot de passe afin d’accéder à cette soirée.

3 Ibid., page 53.

4 Arthur Schnitzler, La Nouvelle rêvée, édition Le livre de poche, 2008, Paris, 192 pages, page 89.

Eyes Wide Shut illu 2

Un autre double de Bill, sans doute moins subversif, est le personnage de Carl, le professeur d’histoire et fiancé de Marion. Le cinéaste prend une nouvelle fois des distances avec le récit original afin d’introduire la thématique du double qui lui tient à cœur. En effet, rien dans l’œuvre de Schnitzler n’indique une quelconque ressemblance entre les deux hommes. Le réalisateur ajoute cette fois-ci des éléments afin de créer ce rapprochement. Cela relève tout d’abord du choix de l’acteur, qui ressemble beaucoup à Tom Cruise. Le choix de la focalisation assiste aussi cette thématique. Lors de l’entrée de Carl dans la chambre du mort, « Nous quittons le point de vue de Bill pour voir quelque chose qu’il ne voit pas : l’entrée de Carl. Celle-ci s’effectue exactement de la même manière que celle de Bill quelques minutes plus tôt, à l’exception notable que les plans sont inversés, comme dans un miroir »5. Cependant le rôle de Carl est bien différent de celui de Nightingale. Carl représente plutôt la résistance face à la tentation. Il apparaît en effet alors que Marion vient d’avouer son inclination envers Bill. Ce dernier la repousse, mais c’est véritablement lors de l’arrivée du fiancé que la distance entre le médecin et la jeune femme est définitivement installée.

5 Diane Morel, Eyes wide shut ou l’étrange labyrinthe, édition PUF, page 53.

Toutefois, les doubles de Bill ne sont pas incarnés à l’écran uniquement par des humains. Le dernier est le plus révélateur est le masque qu’il loue à la boutique de Milich. Dans un premier temps, nous pouvons penser qu’il devient autre lorsqu’il porte son masque, lors de l’orgie. Il prendrait alors l’identité d’un voyeur silencieux, pouvant se fondre parmi ses fantasmes tout en se préservant d’eux. Nous pouvons estimer qu’il devient un de ses fantasmes, mais il ne participe à aucun acte sexuel. Il se contente d’errer en observant. Cependant, il se retrouve repéré et contraint de se mettre à nu devant tous les masques, comme s’il devait finalement avouer qu’il s’agissait bien de lui et pas d’un autre face à ces désirs, mais également qu’il ne parvient pas, ou se refuse, à les consommer. C’est vers la fin de l’histoire que le masque prend tout son rôle de double, lorsque Bill rentre chez lui et le retrouve déposé sur son oreiller par sa femme. Il est précisé dans la nouvelle qu’il comprend alors qu’elle a du le trouver dans ses affaires et l’a déposé ici afin de lui montrer qu’elle ne le connaît plus. Le masque représenterait alors l’inconnu dans le couple perçu par Albertine, comme il était perçu auparavant par Fridolin après la révélation du rêve. Le mari ne connaissait plus son épouse, et c’est à présent elle qui se retrouve dans cette position.

Enfin, l’ultime double de Bill ne se situerait pas au sein de l’œuvre, mais finalement en-dehors puisqu’il s’agirait du spectateur, auquel Kubrick s’adresse à-travers chacun de ses travaux. Le film est construit de façon à ce que le spectateur puisse se projeter dans le personnage comme ce dernier se projette certainement en Nightingale en se demandant ce que serait devenu sa vie s’il avait suivi ses pas. Le choix de ne jamais traduire à l’écran ou par un monologue intérieur les pensées de Bill abonde en ce sens. Schnitzler décrivait dans le détail les réflexions de ses deux protagonistes, plaçant ainsi le lecteur dans une position de voyeur. Celle du spectateur du film est ici plus proche de l’aliéné, qui se voit autre en Bill. Le titre du film peut soutenir cette idée, car avec les « Yeux grands fermés » on ne peut voir qu’en soi-même, ce qui signifie que le film dans son entièreté est une vision de notre subconscient, de l’intériorité de chacun d’entre-nous, de nos rêves, désirs et fantasmes refoulés. Ainsi, Alice et Bill ne sont pas les seuls à errer parmi les dangers de leurs tentations, mais cette lumière obscure s’étend également à la salle de cinéma, et à l’esprit de tout le monde. La projection s’effectue donc par gradation, puisque le spectateur se projette en Bill qui possède lui-même ses propres doubles.

Eros et Thanatos

Un dernier élément dont se sert Kubrick pour représenter l’onirisme dont est empreint la nouvelle de Schnitzler est la façon dont il met en scène l’omniprésence de la mort ainsi que la menace qu’elle émet sur le héros. La mort est une thématique intrinsèque au rêve et à l’inconscient dans le travail de Freud, ainsi que dans l’œuvre littéraire de Schnitzler. Le réalisateur accorde donc logiquement une place importante à cette entité dans son film. Les pulsions d’Eros et de Thanatos, de plaisir et de mort, sont liées dans l’inconscient. Nous retrouvons donc ces rapprochements dans Eyes Wide Shut. Alice dans son rêve, voyait son mari crucifié tandis qu’elle se livrait à une orgie onirique. Le personnage de Bill est donc celui qui est le plus lié à la mort. Dès le début du film, il se retrouve en présence d’un cadavre puisqu’il est appelé par Marion suite au décès de son père. En outre, l’intégralité de la scène où il se retrouve en tête avec elle se déroule en présence du corps de l’homme mort, y compris et surtout lorsqu’elle tente de le séduire. Le plaisir sexuel se retrouve donc déjà rapproché de la thématique mortifère. La mort sera par la suite toujours liée au plaisir sexuel, se retrouvant principalement dans la quête nocturne de Bill. La recherche du plaisir interdit peut également être celle de la mort. L’orgie ritualisée mêle les deux atmosphères. Les participants masqués se livrent en effet à des actes sexuels décomplexés mais sont représentés comme déshumanisés, possédant davantage de la machine, de l’automate que de l’être humain vivant. L’impression donnée au spectateur est oppressante, dérangeante. Ensuite, Bill est intrigué par la mystérieuse femme masquée qui choisit de se sacrifier pour lui. Il cherchera à la retrouver. A partir de cet instant, l’ambiance du film change, l’esthétique des scènes ainsi que la musique font ressortir une sensation de danger constant sur le protagoniste. Cette quête de l‘Eros est alors transformée, ou révélée, en quête de Thanatos, puisque c’est à la morgue que Bill la retrouvera. Cette femme représente donc le lien étroit et immuable entre le désir sexuel et le désir de mort, puisqu’elle n’est présente dans le film que dans les deux lieus représentant de ces aspects : Le manoir où à lieu l’orgie, puis la morgue. Toutefois, Stanley Kubrick renverse les codes et relie de ce fait encore davantage les deux pulsions à la fois contraires et indissociables. En effet, le lieu de l’Eros devient funèbre comme nous l’avons vu par la déshumanisation de ses participants mais aussi par le sacrifice de la mystérieuse femme. Puis le lieu de la mort, la morgue, révèle la manifestation d’un désir ambigu lorsque Bill se retrouve tenté d’embrasser le cadavre de la femme.

Eyes Wide Shut illu 3

Stanley Kubrick utilise donc un parti pris et une esthétique audacieuse afin de contourner les obstacles de la représentation du rêve au cinéma. Au lieu de se livrer à une simple imagerie du songe, il choisit de rendre la réalité moins réelle, plus creuse et superficielle pour mieux faire ressurgir l’inquiétante profondeur de l’âme dont les protagonistes cherchent à se protéger. Il se livre à un processus de dualité et d’inversion qui lui permet d’établir ce qui serait réel en tant qu’illusion et de faire des fantasmes ce qui est véritable. Il prend ainsi le contre-pied de toutes les attentes des spectateurs en se jouant de son public. D’une certaine façon, il fait alors sortir le film du simple support cinématographique afin d’interpeller chacun dans son intimité. Les premières et dernières scènes avec Nicole Kidman vont d’ailleurs en ce sens. Le film s’ouvre et se referme avec elle, or, lorsque l’histoire débute elle s’habille, tandis qu’elle réclame une relation sexuelle à son mari à la fin. Cette scène, qui était peut-être attendue par le public, d’autant que le couple à l’écran était aussi un couple dans la vie à ce moment, le spectateur ne la verra jamais. Les attentes ont aussi été renversées par l’emploi d’acteurs célèbres dans des positions dans lesquelles on n’était pas habitué à les voir, une intimité de la vie quotidienne que chacun connaît mais qui déstabilise à l’écran. Nous pouvons alors nous demander si Kubrick n’a pas procédé de cette façon pour rompre une certaine illusion cinématographique. Le public peut souhaiter voir du rêve au cinéma, d’autant plus avec un film traitant d’un couple dont les acteurs sont également ensemble dans la vie réelle. Cependant, le réalisateur s’est chargé de démystifier cela, de rompre le rêve, ou plus exactement de justement le révéler en tant que rêve aux yeux des spectateurs. En effet, cette idée pourrait être l’aboutissement de la thématique du regard qui est traitée dans cette adaptation, puisque le premier regard au cinéma, n’est autre que celle de l’individu sur le film.

Eyes Wide Shut est disponible en Blu-ray chez Warner, dans une édition comprenant:

– La bande-annonce

– Les commentaires audio de Sydney Pollack

– L’interview de Tom Cruise, Nicole Kidman et Steven Spielberg

– Lost Kubrick : The films that never were

– Le dernier film : Kubrick et Eyes Wide Shut

– Les séquences inédites

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