(女のいない男たち)
2014
De Haruki Murakami
La naissance d’un talent brut émerge souvent de l’introspection profonde et du regard sur soi. Alors qu’il n’est encore qu’un jeune enfant, le futur écrivain Haruki Murakami n’est pas de nature démonstrative. Enfermé chez lui, naviguant dans des lectures qui seront le socle de son art et se satisfaisant de la seule compagnie de ses chats, l’artiste forge un regard sur un monde qu’il vit par procuration, en même temps qu’il tombe profondément amoureux du royaume de l’imaginaire. “J’ai tout de suite senti que la fiction était plus belle que la vie” confie ainsi le romancier, affirmant ainsi une idée qui allait marquer durablement ses écrits. Dans les lignes virtuoses du maître japonais, le domaine de la pensée l’emporte souvent sur les actes et les dialogues. Ses personnages sont confrontés à leur nature profonde, à leur contradiction idéologique, et aux affres de l’âme humaine. Aujourd’hui, Haruki Murakami est l’un des auteurs nippons les plus lus dans le monde, un homme célèbré et adulé à travers toutes les sphères artistiques. Entre autres adaptations cinématographiques marquantes, la transposition de son livre Les granges brûlées, intitulée Burning pour le grand écran et vue par le regard du génial Lee Chang-dong, fait sensation en 2018. Une nouvelle étape cruciale dans l’union entre Haruki Murakami et le septième art émerge en 2021, alors que Ryusuke Hamaguchi propulse à l’écran deux nouvelles de l’écrivain, fondues en un seul long métrage : Drive My Car, dont le cinéaste emprunte le titre, et Shéhérazade, toutes deux présentes dans le recueil Des hommes sans femmes.
Agrémenté de 5 autres courts essais, l’ouvrage de Haruki Murakami forme un corpus profond et complexe, véritable maillage de la psychée masculine et de son rapport aux femmes. Tous les héros mélancoliques de son œuvre sont unis par l’idée simple qu’ils ont été touchés profondément, à un instant clé, par une rencontre féminine qui a bouleversé leur existence au point de les plonger dans une profonde remise en cause de leur être. Le plus souvent laissés seuls, chacun tente de se reconstruire et d’avancer sur leur chemin de vie, désormais invariablement bouleversé.
Véritable caméléon de la littérature, Haruki Murakami prouve à nouveau avec Des hommes sans femmes qu’il sait s’adapter et faire sien tous les styles d’écriture. Impossible de classer l’auteur dans un genre particulier, lui qui s’épanouit pleinement sous toutes les grammaires. Tour à tour profondément réaliste comme dans Drive My Car, semi-fantastique à travers Un organe interne, voire dans une forme d’horreur avec Le bar de Kino, l’auteur démontre son savoir-faire pluridisciplinaire à chaque nouvelle. Maître d’une écriture légère et digeste, mais profondément précise, dans laquelle chaque mot apparaît réfléchi et d’une justesse absolue pour foudroyer le lecteur, Haruki Murakami se fait également prince de la métaphore filée. L’essai Des hommes sans femmes, qui donne son titre au recueil, apporte ainsi une nouvelle image à chaque paragraphe, que l’auteur tisse continuellement, jusqu’à la dernière ligne. L’écrivain insuffle aussi son lot de références artistiques savoureuses, dans un jeu de citations qui trouve écho chez son public. Outre le fait que deux des nouvelles portent volontairement le nom de chansons des Beatles, dont Haruki Murakami est passionné, l’auteur emprunte même entièrement à Franz Kafka, l’une des sources d’inspiration les plus vives de sa carrière, le personnage de Gregor Samsa, héros de La métamorphose, dans la nouvelle Samsa amoureux. Le véritable trait d’union stylistique de son ouvrage provient finalement d’un ton désemparé et d’un champ lexical désabusé qui habite chaque proposition.
Au coeur de son oeuvre, Haruki Murakami aborde la femme comme une source de fascination inépuisable, sans jamais en faire un objet. Au fil des lignes se dessinent les contours de protagonistes féminins davantage traités comme des divinités, dont l’auteur avoue ouvertement et judicieusement ne pas en saisir toutes les facettes. Leur philosophie est régulièrement insaisissable, leur logique complexe et leurs actions parfois contradictoires, mais pourtant l’ensemble ne cesse pourtant jamais de former un tout cohérent. Chaque rencontre est un événement fondateur pour les personnages, un instantané qui définit le reste de l’existence, quitte à plonger les héros dans l’impasse. L’écriture est assurément masculine, mais Des hommes sans femmes ne prétend pas comprendre, et préfère avouer sa faiblesse dans un élan de sincérité salvateur.
En conséquence, les hommes du recueil sont plongés dans une profonde solitude, une forme de destruction idéologique née d’un bouleversement total. Presque tous apparaissent meurtris de leur périple, renvoyés à une impuissance latente face à des femmes qu’ils ont aimé du plus profond de leur âme, sans pour autant en saisir la complexité. Pour certains, la résignation est de mise, comme dans la nouvelle Yesterday, dont le fantasque personnage principal choisit sciemment de mettre un terme à sa relation fusionnelle, presque par altruisme. Pour d’autres, la fin d’une idylle est synonyme de mise entre parenthèses du quotidien, une forme de résignation impossible au terme de ce qu’ils doivent accepter comme la plus belle époque de leur vie, désormais révolue.
Haruki Murakami insuffle d’ailleurs à presque chaque nouvelle proposition une notion de deuil latent, plus ou moins explicite. Si la fusion amoureuse est apparentée à la vie, sa conclusion est alors une forme de mort. L’auteur choisit ainsi d’employer régulièrement un vocabulaire funeste où plane la sombre image de la faucheuse. Tout le dilemme de l’ouvrage découle de cette acceptation impossible d’une perte significative des certitudes, mais peut-être avant tout de ce qui définissait ses protagonistes jusqu’alors. L’écrivain nous plonge dans le plus profond de l’âme, ce recoin sombre dans lequel naissent les regrets de l’être, là où se nichent les démons de la psychée. Toute la substance de cette macabre littérature trouve son paroxysme dans Un organe interne, alors que le héros de la nouvelle, ayant vécu toute sa vie comme un insatiable homme à femmes, choisit de se laisser mourir lentement après avoir été foudroyé, contre toute attente, par la passion des sentiments.
Une telle introspection perpétuelle bouleverse le cadre de l’espace-temps. Haruki Murakami se joue de la perception de son lectorat en variant d’abord les points de vue. Tantôt à travers un narrateur extérieur, tantôt dans la psyché du personnage principal, l’auteur nous fait éprouver les tourments de l’homme dans leur entièreté en changeant de positionnement au gré des nouvelles. Au-delà de l’exercice littéraire, un bouleversement de la continuité temporelle ponctue chacune de ses propositions, alors que Haruki Murakami impose de larges ellipses, comme dans la conclusion de Yesterday, ou bien un récit complètement au passé, à l’instar Des hommes sans femmes. Une notion de vide profond émerge aussi des endroits qu’ont habités les âmes transies d’amour, désormais en jachère. Impossible pour les hommes du récit de combler le gouffre désormais béant de leur habitat, faisant écho à la solitude de leur cœur. Ainsi, dans Le bar de Kino, le personnage principal est condamné à une errance à travers le Japon, dans le simple but de survivre à des manifestations paranormales découlant de son passé. Une chose est sûre : pour Haruki Murakami, les rencontres ont eu lieu. À un instant précis, dans un lieu parfaitement déterminé, hommes et femmes se sont aimés, ont existé, et son ouvrage en décrit parfaitement les ruines.
L’écriture précise de Haruki Murakami tutoie des récits de vie à la sincérité bouleversante dans Des hommes sans femmes. En variant perpétuellement son style, l’auteur délimite toutes les facettes du sentiment amoureux et de son terme, pourtant d’apparence insaisissable de prime abord.
Des hommes sans femmes est disponible en édition de poche, chez 10/18