1995
Réalisé par: Christophe Gans
Avec: Mark Dacascos, Julie Condra, Byron Mann
Film vu par nos propres moyens
Kazuo Koike restera à jamais l’un des scénaristes de manga les plus influents qu’ait connu le 9ème art, et pourtant, le monde a bien failli être privé de ses propositions historiques. Le destin se joue parfois à bien peu de choses, et c’est suite à de nombreux échecs à l’examen du barreau japonais que tout son talent artistique finit par éclore. D’abord discret, dans les coulisses de la création de Golgo 13 notamment, son nom s’impose comme incontournable dans les années 1970, grâce à deux véritables pépites de la culture nippone: Lone Wolf and Cub, en compagnie de Goseki Kojima aux dessins, et Lady Snowblood, illustré par Kazuo Kamimura. La même décennie, Kazuo Koike entame également un autre aspect de sa carrière, tout à l’honneur de ce passeur de savoir: la transmission de ses connaissances, qui l’animera jusqu’à son décès en 2019. Il ouvre ainsi en 1977 une école pour jeunes créateurs de manga, où étudie un temps Tetsuo Hara, pour ne citer qu’un des plus célèbres.
Les années 1980 marquent toutefois un tournant pour le scénariste: fini les œuvres ancrées dans le Japon féodal qui l’ont rendu célèbre, l’artiste cherche à se réinventer, et de cette introspection naît Crying Freeman, en 1986. C’est ici accompagné d’une autre sommité du milieu, le génial Ryoichi Ikegami, dessinateur de Sanctuary et Heat, que se livre l’écrivain. Kazuo Koike inscrit cette fois son récit dans le présent, et y tisse les aventures sanguinaires d’un tueur légendaire, le Freeman, bras armé d’une triade chinoise et assassin aussi secret que discret. Mysticisme et banditisme se mélangent dans le périple de cet homme, japonais de naissance, dépossédé de toute volonté propre par ses commanditaires. Tout change le jour où il croise la route de Emu, une jeune femme témoin d’un de ses meurtres, que le Freeman refuse pourtant d’abattre. L’amour naissant entre les deux êtres plonge dès lors le tueur dans une remise en cause de ses principes, et l’oppose aussi bien à ceux qui le dirigent qu’à des yakuzas entendant prendre l’ascendant sur les triades.
À l’instar de Lone Wolf and Cub et de Lady Snowblood, et selon un schéma bien connu dans le monde du manga, les déclinaisons de Crying Freeman sont multiples, et le succès de la série la propulse naturellement vers le cinéma. Une adaptation qui s’est pourtant fait attendre, puisqu’elle ne voit le jour qu’en 1995, dans une coproduction internationale, bien que le film n’ait pu être commercialisé aux États-Unis suite à des déboires juridiques. Si l’œuvre peut compter sur quelques célébrités, avec notamment Roger Avary parmi les scénaristes, c’est une relative surprise de voir la réalisation confiée à un cinéaste français, dont c’est ici le premier long métrage: Christophe Gans. Si ce nom deviendra par la suite synonyme de noble divertissement, Crying Freeman est un coup d’essai, réussi, dans lequel ce cinéphile invétéré insuffle son style radical naissant.
L’internationalité des coulisses de Crying Freeman est transposée à l’écran: USA, Canada, Chine et Japon se dévoilent, dans un long métrage où l’itinérance est au centre de l’intrigue. Ainsi, le Freeman, ou Yo de son véritable nom et joué ici par Mark Dacascos, est énoncé par le dialogue comme un avatar ancestral, qui peut prendre n’importe quelle nationalité. Au-delà du concept, les notions d’origine ethnique et essentiellement d’habitat propre sont presque dérobées au héros nippon de naissance, et retourner sur ses terres est synonyme de danger à moyen terme, d’autant plus lorsque les antagonistes affirmés du film sont également japonais. Il n’existe aucun refuge sûr dans Crying Freeman, ce qui permet d’accentuer sa tension continue. Conscient de cet axe de lecture capital pour le récit, Christophe Gans multiplie les citations cinématographiques, dans une certaine forme d’hommage aux films qui l’ont vu grandir, principalement ceux de gangsters. La grammaire du thriller américain est initialement posée, avant que le film ne bascule dans une lutte d’influence entre truands japonais, proche du style d’un Kinji Fukasaku dans son organisation labyrinthique. Un jeu perpétuel entre le spectateur et un réalisateur caméléon se tisse, et une jouissance primaire s’éprouve lorsque le cinéaste adopte la patte hongkongaise dans son action effrénée, convoque l’esprit des films mystiques chinois, où fait un clin d’oeil rapide aux oeuvres relative à la mafia américano-italienne.
De là, les éléments scénaristique s’emboîtent parfaitement, et c’est sur un socle solide, propice avant tout à l’action, que Crying Freeman construit un tissu interprétatif insoupçonné de prime abord. Si le Freeman n’a plus d’origine, alors sa quête devient un combat pour retrouver son identité. Une chape de plomb fataliste pèse sur l’entame du récit, alors que le héros, condamné à tuer, se voit privé de toute volonté propre et n’est finalement qu’un funeste instrument, dont la vie a été dérobée par un pouvoir occulte. En conséquence, l’assassin apparaît masqué au début de l’intrigue, avant que ses déguisements ne soient de plus en plus légers, jusqu’au final qui laisse sa tête totalement à découvert, suggérant que le Freeman est redevenu Yo. Dès lors, l’union avec Emu, interprétée par Julie Condra, semble moins fragile qu’au premier regard. La femme a vu son vrai visage, s’en est imprégné au point de le peindre, et à perçu l’homme au delà de ses crimes. Leur relation fait écho à la poursuite d’une personnalité que Yo pensait perdue à jamais, et l’amour devient un but allégorique.
Un instrument semble essentiel dans cette reconstruction de l’être: le geste artistique. Christophe Gans invite dans son film différentes disciplines, qui deviennent de véritables catharsis pour ses personnages. En s’éprenant de Emu, le Freeman se heurte à une peintre, et c’est d’ailleurs en plein travail qu’il la rencontre. Un long plan sur Yo face à son portrait en larmes suggère que l’homme froid a recouvré de son humanité face à l’œuvre qui lui est confronté. Lui-même, avant de devenir un assassin, était un potier plein d’avenir. Crying Freeman souligne la perte de la muse artistique en proposant initialement l’argile comme une simple cachette aux armes du Freeman en début de film, avant que Yo ne confectionne des vases dans le dernier tiers, selon le chemin vers la reconnexion qu’il emprunte. À plus forte raison, le dragon que les triades lui ont tatoué sur le dos en le capturant est lui aussi un geste graphique fort, accentuant cette fois la solitude d’un homme dont on s’est approprié le corps et le destin. Si les tueries frénétiques sont le cœur du film, l’art en est à la fois une extension et une contrepartie, voire une réponse.
Pour brouiller les pistes dans le jeu de reconstruction personnelle qui anime le Freeman, Christophe Gans crée une effroyable symétrie entre Yo et l’antagoniste du film, Ryuji, joué par Masaya Kato. Tous deux ont du sang sur les mains, mais le héros épouse une forme de précision chirurgicale, là où son alter-ego répand la mort dans des explosions de violence totale. Ce que l’action montre, Crying Freeman le suggère dans sa construction visuelle et scénaristique: d’une part, le Freeman est marqué d’un tatouage de dragon, d’autre part, Ryuji est frappé de celui d’un démon. Tous deux sont également accompagnés de femmes diamétralement opposées: Emu incarne indéniablement la pureté, là où Hanada, campée par Yoko Shimada transpire le vice, la perversion et la manipulation. Le long métrage dépeint le monde du crime, mais offre deux facettes de cette même pièce.
Il convient toutefois de concéder que les scènes d’action les plus expressives, exceptée la fin, ne sont pas que l’apanage de Ryuji, mais s’incarnent aussi à travers Koh, l’assistant du Freeman interprété par Byron Mann. Si Mark Dacascos deviendra par la suite le complice privilégié de Christophe Gans, le personnage qu’il incarne est dans une forme d’épure, ses meurtres sont le fruit de gestes simples, froids et efficaces. Il suffit en général d’une seule balle pour qu’il accomplisse son forfait. Charge dès lors à son complice de porter toute la générosité de l’action que le réalisateur veut insuffler à son œuvre. Le Freeman est caressé de la caméra, dans des mouvements voluptueux, ponctués de ralentis évocateurs, mais Koh est le garant de l’explosivité, accompagné d’un montage plus sec. Ainsi, dans la première réelle scène de fusillade, Yo se révèle perfectionniste, tandis que son aide fait retentir les explosions dans les rues canadiennes.
Crying Freeman est un film d’action généreux, sans oublier de caresser une certaine noblesse de propos, qui lui permet de traverser les âges. Christophe Gans y démontre une forme de générosité, sincère, en même temps qu’une profondeur de fond appréciable pour une production du genre.
Crying Freeman est disponible du côté de Metropolitan Filmexport.