Queen & Slim

2019

de: Melina Matsoukas

avec: Daniel KaluuyaJodie Turner-SmithBokeem Woodbine

26 février 2012, Sanford, Floride: Trayvon Martin, 17 ans, rentre de l’épicerie. Sur le chemin, il est aperçu par George Zimmerman, un membre du comité de surveillance du voisinage. Suite à une altercation entre les deux hommes, George Zimmerman dégaine une arme à feu et abat l’adolescent. Il ne sera jamais condamné.

17 juillet 2014, New York: Eric Gardner, 44 ans, est contrôlé par deux policiers en civil. Déclarant ne rien avoir à se reprocher, et devant son refus d’obtempérer, des renforts arrivent. L’un des agents va le maintenir au sol grâce à une technique d’étranglement interdite par le NYPD depuis 1993. Après avoir crié plusieurs fois “I can’t breathe !” Eric Gardner finira par perdre connaissance. À son arrivée à l’hôpital, il est immédiatement déclaré mort. Il était le père de 6 enfants.

9 août 2014, Ferguson, Missouri: Michael Brown est interpellé par la police pour un simple rappel à l’ordre (il marchait sur la route au lieu du trottoir). Quand le policier dégaine finalement son arme, Michael Brown panique et tente de prendre la fuite. Après avoir été frappé par une première balle, le jeune homme de 18 ans lève les mains en l’air et s’immobilise. L’agent de police continue pourtant de faire feu et 5 autres balles finiront par toucher Michael Brown, lui ôtant la vie. Son casier judiciaire était vierge.

Avec ces 3 tristement célèbres exemples, c’est une liste loin d’être exhaustive des violences subies par la communauté noire aux USA, et infligées par des figures censées protéger le peuple, que nous restituons. 3 faits divers avérés et prouvés, qui témoignent du climat de tension raciale qui subsiste encore aujourd’hui outre-atlantique. Si on prend la peine d’évoquer ces affaires, c’est parce qu’au moment d’entamer le visionnage de “Queen & Slim” il faut être conscient de cette réalité: la ségrégation n’est pas finie partout aux États-Unis, et on meurt encore sous les balles de la police pour le simple tort d’être noir. Ce contexte, ne l’oublions pas.

« Queen & Slim” commence simplement: une cafétéria banale, un repas assez maigre disposé sur une table et assis de chaque côté, un homme et une femme, tous deux afro-américains. Ce rendez-vous, on nous explique rapidement qu’il n’est que le fruit d’une rencontre sur Tinder, et à mesure que le repas se poursuit, on comprend que le courant passe difficilement entre ces deux personnages. La suite semble vouée à l’échec. Alors que l’homme (Daniel Kaluuya) raccompagne en voiture la femme (Jodie Turner-Smith) à son domicile, subitement, une voiture de police leur signale de s’arrêter: un simple contrôle, mais qui va rapidement dégénérer devant l’antipathie de l’agent. Celui-ci dégaine son arme, tire une balle dans la jambe de la femme, avant d’être désarmé par l’homme. Sous le coup de l’adrénaline, mais aussi pour se défendre, Daniel Kaluuya abat le fonctionnaire de police. La suite est un road-movie, à travers l’Amérique, dans lequel on suit ces deux personnages que tout semble opposer mais que le destin a réunis.

Un homme et une femme aux antipodes l’un de l’autre, dont seul la carnation semble être un point commun: Queen est une avocate spécialisée dans la défense des condamnés à mort. Elle est une idéaliste, instruite, et légèrement prétentieuse. En face, Slim: un homme à l’existence simple. Vendeur dans une grande enseigne, il semble soucieux de la cause des noirs, mais déborde surtout d’une foi religieuse exacerbée. Par la force des choses, ils vont apprendre à se connaître, à voir au-delà de leurs différences pour progressivement se rapprocher. Eux que les barrières sociales cloisonnaient chacun de leur côté vont comprendre qu’il suffit parfois d’apprendre à se connaître, de s’intéresser, de passer du temps ensemble pour s’aimer.

Pour réaliser ce film, la cinéaste Melina Matsoukas va officier derrière la caméra avec beaucoup de retenue. On pourrait même parler de traditionalisme. Peu de longs plans-séquences inutiles, peu de mouvements de caméra même quand le suspense est là, mais une réalisation au service d’une histoire et de personnages suffisamment symboliques pour qu’ils n’aient pas besoin de grandes démonstrations visuelles. Ce qui n’enlève rien au talent dont va faire preuve la réalisatrice, tout particulièrement dans le montage.

« Quand tu apprends que le confinement est prolongé »

Symbolique, c’est le mot juste: tout dans cette histoire va revêtir plusieurs dimensions. Même le point de départ du film semble avoir été pensé. Sans vraiment l’affirmer, met en observant attentivement la voiture de police, on découvre que cette course poursuite débute à Cleveland, l’une des villes les plus pauvres des USA. Leur première destination? La Nouvelle-Orléans, là où la communauté afro-américaine avait payé le prix fort au passage de l’ouragan Katrina.

Une attention des détails donc, utile à l’interprétation de ce Road-Movie mais qui n’est pas élitiste pour autant. La galerie de personnages qui traverse le film pendant la fuite de nos héros est assez complète pour que même les moins attentifs comprennent la portée de l’oeuvre. La volonté d’être complet, à la fois dans les protagonistes noirs comme dans les blancs, saute aux yeux. « Queen & Slim » est un instantané de l’Amérique du 21ème siècle.

Mais vous le savez, nous chez Les Réfracteurs, on aime bien la branlette cérébrale, et permettez-nous de vous régaler de quelques unes de nos interprétations. En premier lieu, le sentiment de liberté de plus en plus affirmé que restitue l’oeuvre, alors même que la traque se poursuit et que l’étau se resserre. Comme si Queen et Slim, une fois l’irréparable commis, n’éprouvait plus le besoin d’être parfait pour se conformer à une société qui les marginalise. Si le film commence par les prendre au piège, ils vont s’affranchir de leur cage, pour goûter à des plaisirs simples, servis par d’excellents dialogues.

On s’est aussi parfois demandé si “Queen & Slim” n’offrait pas un voyage en arrière dans le temps. Sur plusieurs éléments concrets, cela nous a semblé assez évident: les voitures qu’empruntent nos deux fugitifs par exemple sont de plus en plus vieilles. Pareil pour leurs vêtements trouvés dans la précipitation, mais qui semblent coller à l’image que la société américaine se faisait de la communauté noire il y a encore quelques années. Comme si leur forfait les avait enfermés dans cette caricature alors qu’ils en étaient si loin. Mais c’est aussi dans les décors qui défilent tout au long de leur fuite, de moins en moins urbains, que ce sentiment s’est vu conforté. Quand enfin on aperçoit brièvement des noirs travailler dans les champs, c’est l’esclavagisme qui revient en tête. C’est en fait l’un des messages du film que l’on veut imposer ainsi: l’Amérique d’aujourd’hui est la même qu’il y a 10, 20, 50, 100 ou 200 ans. On a juste à peine camouflé la ségrégation derrière des contraintes sociales.

Autre libre interprétation: la façon dont le film va faire de ses héros des symboles de liberté malgré eux. Queen et Slim n’ont rien demandé, mais l’emballement médiatique (couplé avec l’historique houleux de l’officier de police mort) va faire d’eux des porte-drapeaux de cette lutte contre l’injustice. Mais lorsque le long-métrage leur offre ce statut, il va également très rapidement leur retirer tout pouvoir. Leur image les dépassent, comme le traduit une scène d’échange avec un jeune adolescent. Quoiqu’ils disent ou fassent, la révolte aura lieu, et c’est au terme d’une scène somptueuse, exposant un affrontement entre jeunes et police, que tout le poids de ce message va connaître son apogée. La guerre pour l’égalité ne pourra pas être gagnée par seulement deux personnes, mais demandera l’implication de tous pour connaître un dénouement heureux.

Voilà un film profond et réfléchi sur un débat qui secoue l’Amérique depuis toujours. “Queen & Slim” est un rappel à l’ordre salutaire, laissant par endroit penser à la démarche cinématographique de Spike Lee. Si vous connaissez ne serait-ce qu’un minimum la politique américaine, le long-métrage devrait vous apparaître aussi pertinent qu’à nous.

Nicolas Marquis

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