2020
réalisé par: David Fincher
avec: Gary Oldman, Amanda Seyfried, Lily Collins
Rarement le cinéma aura connu une période aussi complexe que celle que nous vivons. Entre fermeture des salles et premiers coups de poignard des studios emblématiques qui s’associent aux géants de la SVOD pour sortir leurs films (comme en atteste le récent deal entre la Warner et HBO Max), le 7ème art pénètre dans une phase de métamorphose intense qui pourrait bien durer. Dans ce contexte si particulier, il est presque ironique de constater que “Mank”, le film qui intrigue le plus en ce moment, se place dans les années 30, à un autre âge d’or d’Hollywood. Amusant mais pourtant pertinent, car si le dernier bébé de David Fincher suit la trajectoire du scénariste Herman Mankiewicz (Gary Oldman) au siècle dernier, le cinéaste n’oublie pas d’élever son propos pour chatouiller des thématiques très actuelles. Dans les combats politiques et artistiques qui opposent ce héros hors-normes et les décisionnaires du monde du cinéma, c’est le portrait d’un être tiraillé entre le coeur et la raison qu’on dessine, alors qu’Herman se remémore ses coups d’éclat passés tout en tentant de finir le scénario de “Citizen Kane”. Une dualité qui résonne encore aujourd’hui.
Panorama
La démarche initiale de David Fincher va être très claire dans “Mank”: démonter avec une rudesse assumée le mythe d’un Hollywood scintillant et fantasmé. Presque chaque séquence du long-métrage est un coup de pioche supplémentaire contre un monde de producteurs cupides et de starlettes égocentriques. Fincher efface le maquillage habituel de la mecque du cinéma pour voir au-delà, en personnifiant la mesquinerie ambiante qui broie les hommes du bas de l’échelle.
Car peut-être plus qu’une charge contre le simple univers du 7ème art, “Mank” représente aussi une thèse politique brillante et d’une profondeur démentielle. Les puissants méprisent les faibles, les médias pilotent l’opinion publique et au terme de toute cette mascarade, ce sont les gens humbles qui payent l’addition. À plus d’un tournant du scénario, une réplique isolée vient d’un coup résonner dans notre présent. Avec un mélange de fatalisme et d’intelligence, elle apostrophe le spectateur: notre société a-t-elle évolué ou sommes-nous toujours prisonniers de ce rapport de force établi dans les années 30? David Fincher multiplie les coups de poing sans s’en excuser.
Au centre de l’intrigue, Mankiewicz apparaît comme un martyr. Un homme plus conscient que les autres du cirque ambiant et pourtant au centre de cette immonde mascarade. Dans un monde immoral et sans pudeur, il porte sur ses épaules le poids émotionnel de la culpabilité que les hauts dirigeants ignorent. Un personnage rapidement établi comme profondément bon et qui se retrouve prisonnier d’une spirale d’autodestruction à force de désillusions.
« Le bûcher des vanités »
Personne n’est parfait
Aussi malin et pertinent soit le message du film, Fincher ne parvient pourtant pas à rester fluide dans sa démonstration et il va clairement accuser le coup en termes de lisibilité. Il est extrêmement compliqué par exemple de naviguer entre les différents personnages qui composent son œuvre: certains sont installés trop rapidement et lorsque le long-métrage va jouer sur eux dans un revers dramatique, le spectateur va un peu couler en essayant de se remémorer de qui il s’agit exactement. “Mank” demande un effort d’attention totale et sa rythmique empêche presque au film de laisser une empreinte plus concrète.
Cette cadence donne une impression mitigée, comme si “Mank” oscillait entre excellence et moments brouillons sans jamais trouver un équilibre narratif plaisant. On peut facilement voir le film comme une épreuve certes unique mais assez contraignante. L’œuvre possède un côté presque expérimental, à contre-courant des conventions comme son personnage principal, mais dans le même temps pas complètement abouti.
Additionné à ce défaut relativement encombrant, on ressent parfois un sentiment excluant pour le grand public. On réserve totalement “Mank” aux cinéphiles les plus accomplis, conscients du monde que Fincher dépeint. Le réalisateur ne fédère pas autour de son message mais préfère plutôt parler à une caste de passionnés. Presque un comble pour un film qui étale les malversations d’un Hollywood qui touche tout le monde: un entre-soi qui laisse une impression d’acte de rébellion manqué.
Le flacon et l’ivresse
Dans le visuel pur, Fincher offre avec “Mank” un délice de chaque instant. Sa lumière et sa photo sont impeccables, raffinées à l’extrême et toujours à-propos. Avec beaucoup d’ampleur dans son rendu graphique, Fincher nous immerge dans une autre époque d’un bout à l’autre de son récit. Alors oui, certains artifices sont un peu “too much”: les fausses “brûlures de cigarettes” qui signalaient jadis les changements de bobine, ou la récurrence d’une amorce de scénario pour changer de scène sont un peu grossières mais elles participent à un effort commun qui touche sa cible.
“Mank” apparaît par instants comme un bijou étincelant, modèle de narration par l’image. Dans l’utilisation tranchée du noir et blanc, dans le cadrage pensé sur plusieurs plans, ou dans l’utilisation des décors de ce vieil Hollywood, Fincher tend vers un idéal visuel qui ne peut que séduire. Le scénario est parfois chaotique mais l’enrobage est perpétuellement envoûtant.
Une extase artistique qu’on retrouve aussi dans les performances d’acteurs toutes divines. L’ensemble du casting est à l’unisson et on retient bien évidemment celle de Gary Oldman habité par son personnage. C’est par lui que le film se niche dans notre cœur, il nous incite à redoubler de sympathie pour Herman Mankiewicz. Sa façon de planer au-dessus du film comme un témoin impuissant nous a conquis, son rapport aux autres protagonistes et le lien profond qu’il crée avec eux font de cet homme un être qu’on adopte pleinement.
“Mank” est assez franchement loin d’être parfait, il manque par moment de clarté, par d’autres d’ouverture. Il n’en reste pas moins une performance visuelle et une réflexion pertinente sur une société du paraître qui interpelle et marque.
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