La Bande des quatre
La Bande des quatre affiche

1989

Réalisé par : Jacques Rivette

Avec : Ferjria Deliba, Laurence Côte, Bernadette Giraud, Inês de Medeiros

Film fourni par Potemkine Films

Pour le metteur en scène iconique Jacques Rivette, le chemin vers la réalisation de films trouve ses racines dans une observation scrupuleuse du monde du cinéma. À l’instar de nombreux autres apôtres de La Nouvelle Vague dont se réclame l’artiste, c’est d’abord dans le monde de la critique que s’affûte son regard. Avant d’investir les grands écrans, Jacques Rivette fonde La Gazette du cinéma en 1950, en compagnie d’un autre cinéaste mythique, Éric Rohmer, puis rejoint Les Cahiers du cinéma dont il devient rédacteur en chef à l’aube des années 1960. Sa conversion d’observateur du septième art à créateur émérite est habitée par une volonté de briser les codes, en accord avec les préceptes du mouvement auquel il appartient. Ainsi, Jacques Rivette brave la censure dès ses premières œuvres : son long métrage La Religieuse est longtemps interdit avant de finalement sortir en 1967, accompagné d’un succès critique certain. Mais davantage qu’un quelconque aspect sulfureux dont il se détache rapidement, c’est dans une forme d’affranchissement des normes temporelles de son époque que Jacques Rivette s’épanouit. Ses films confinent régulièrement à l’expérimentation, et le cinéaste rebelle n’hésite pas à s’accorder toute la place nécessaire au développement de ses idées. En 1971, son Out 1, inspiré de Balzac, cumule une durée titanesque de plus de douze heures. Le cinéaste épouse les fresques au long cours, et même si La Bande des quatre, sorti en 1989 et désormais disponible chez Potemkine Films, ne dépasse pas les trois heures, sa forme fuyante, parfois insaisissable, mais toujours envoûtante, s’inscrit dans la continuité du style de son auteur.

Jacques Rivette y relate le quotidien d’Anna, Claude, Joyce et Lucia (respectivement Ferjria Deliba, Laurence Côte, Bernadette Giraud et Inês de Medeiros), quatre colocataires de banlieue parisienne, toutes inscrites au cours de théâtre de la professeure réputée Constance Dumas (Bulle Ogier). Entre éprouvantes scènes de répétition et instantanés de la cohabitation, les quatre protagonistes vivent les aléas de la vie dans leur pavillon de Montfermeil. Leur routine se voit rapidement mise à mal par l’intrusion d’un homme mystérieux (Benoît Régent) dans leur routine. Tour à tour, il aborde chacune des amies en épousant à chaque fois une identité différente, et en les mettant en garde quant aux fréquentations d’une ancienne pensionnaire de la maison. Rapidement, il apparaît clair que cet inconnu antagonisé cherche à mettre la main sur un étrange objet caché dans la bâtisse, dont les quatre colocataires ignorent totalement l’existence.

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À travers le portrait multiple de ses héroïnes, La Bande des quatre offre autant de nuances de la psyché féminine, en captant les tourments de la jeunesse de la fin des années 1980. Tantôt émancipées, comme lorsqu’elles font face aux difficultés financières ou lorsqu’elles fument à la terrasse des cafés, tantôt entravées par le désir des hommes à travers leurs histoires sentimentales, les protagonistes du film esquissent un entre-deux moral entre l’indépendance et la soumission aux codes de la société. Si la maison de Montfermeil agit comme un espace fédérateur de cette diversité de personnalités, chacune des égéries de Jacques Rivette est renvoyée à une forme de solitude implicite issue de son parcours, et rapidement énoncée par le film. Ainsi, Anna est à la recherche de sa soeur disparue, Joyce est enceinte et se destine un à un futur de mère célibataire, Lucia a quitté son Portugal natal sous la contrainte, et Claude est dans une détresse affective absolue. Les quatre amies sont réunies le temps du long métrage, mais dans le même temps esseulées par leur passif. Elles n’en restent pas moins des figures fortes et téméraires, souvent invitées par le scénario à s’affranchir des carcans de la société. Ainsi, le cours de Constance Dumas est un espace de libre expression dans lequel les femmes peuvent “jouer des rôles d’hommes. La professeure de théâtre prend par ailleurs des allures de figure tutélaire, voire de véritable mère spirituelle. À la fois autoritaire et protectrice, Constance incarne implicitement un héritage, celui des femmes qui ont vécu les bouleversements sociétaux de la fin des années 1960, et qui ont mené la lutte pour l’égalité des sexes. Le choix de faire jouer le personnage par Bulle Ogier n’est assurément pas innocent : fidèle actrice de Jacques Rivette, elle a été à une époque le symbole de l’émancipation.

Si La Bande des quatre fait le pari de l’exhaustivité dans la caractérisation des femmes, il opère la démarche inverse en ce qui concerne les hommes. À la multiplicité des personnages féminins, Jacques Rivette confronte une unité masculine imposée par Benoît Régent. En le rendant polymorphe en fonction de son interlocutrice, le film synthétise le large spectre des prétendants potentiels à une seule incarnation. Le cinéaste oppose les sexes : le moteur de son film est la capture de la psyché féminine de son époque dans toute sa diversité, et le meilleur moyen de la mettre en lumière est de lui juxtaposer un homme unique. Sentiment amoureux et intrigue proche du polar cohabitent alors, comme si les élans du cœur étaient semblables aux pulsions les plus noires de l’être humain, partageant une forme d’intensité. Il ne fait aucun doute que le personnage joué par Benoît Régent drague ouvertement les quatre amies, mais une notion de fourberie implicite se devine dès les premières minutes. De plus, une interprétation froide du scénario ne rend pas indispensable la métamorphose du discours que l’homme délivre à chaque héroïne, pourtant ses motivations sont sans cesse bouleversées, accentuant le sentiment qu’il est la reconstitution du large spectre de la persona masculine. Il est même permis de voir en lui une forme de péril : alors qu’il fait la connaissance d’Anna, il la conduit jusqu’au pavillon en parfaite connaissance de l’itinéraire, trahissant ainsi la préméditation de son approche. Dès lors, le sentiment amoureux dans sa dimension romanesque est synonyme de vice : l’homme bouleverse l’union des femmes, jusqu’à séduire l’une d’entre elles tout en affirmant son attrait pour une cinquième protagoniste reléguée à la marge du récit, que Jacques Rivette impose en personnage omniprésent dans le discours, mais souvent absent de l’image. L’appétit insatiable masculin est destructeur et met à mal les liens d’amitié.

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Loin d’être déconnectées de l’intrigue proche du polar, les innombrables scènes de théâtre se révèlent être un prolongement du drame, alors que les deux axes du récit évoluent de concert. Si la poursuite artistique est un idéal et une source d’épanouissement, tout comme peut l’être l’amour, elle est aussi synonyme de destruction et de mise à nue. Constance Dumas incite ses élèves à “faire tomber les barrières”, à se livrer corps et âme au-delà des masques de façade. Une idée que Jacques Rivette prolongera dans son long métrage suivant La Belle Noiseuse. Le théâtre n’est pas un lieu de fard, mais un espace de vérité où la communion avec un rôle ne peut se faire sans livrer sa part la plus intime. Le réalisateur assume une porosité certaine la vie à la ville et celle à la scène : en faisant répéter Le jeu de l’amour et du hasard de Marivaux à ses protagonistes, il met en parallèle leur propre vécu et celui des personnages de la pièce, jusqu’à pousser certaines héroïnes à l’effondrement moral. Néanmoins, le cours de Constance Dumas est également un lieu de jugement. Au terme de chaque envolée théâtrale, Jacques Rivette quitte son point de vue centré sur la scène pour cibler les autres étudiantes, désormais invitées à apporter leur réflexion sur la performance de leurs camarades. Les femmes de La Bande des quatre ne sont pas sujettes à l’opinion des hommes, mais sont bien soumises à celle de leurs pairs, dans ce qu’elles ont de plus intime. Par ailleurs, le monde du théâtre envahit l’intimité des protagonistes du film, accentuant la perméabilité des deux strates du récit. Un ensemble d’éléments présents dans le pavillon de Montfermeil évoque ouvertement le sixième art : le portant de la chambre d’Anna rappelle celui des coulisses d’un théâtre et un modeste promontoir se rapproche de la scène du cours de Constance Dumas. L’acmé de cette relation ambivalente entre réalité et fiction est atteinte dans la scène clé du long métrage : le jugement fantoche du personnage masculin que les quatres héroïnes effectuent dans une démonstration comique de leur talent d’actrice, proche du vaudeville.

La séquence appuie la volonté profonde de Jacques Rivette de varier perpétuellement sa grammaire dans La Bande des quatre, dans un jeu constant de transformation de son œuvre. Dans le texte, le cinéaste impose à Constance Dumas de tracer une ligne claire entre comédie et tragédie. Pourtant, le film ne cesse jamais d’osciller entre les deux, et de passer de l’un à l’autre des registres en un battement de cils. Malgré sa gravité de circonstance par instants, Jacques Rivette fait preuve d’une malice continue dans son écriture, privant sadiquement le public du confort des codes d’un genre cinématographique balisé. L’esprit de La Nouvelle Vague s’éprouve ici avant tout dans cette volonté de briser les barrières d’un style délimité. Le réalisateur fait parfois preuve d’une grande froideur dans son agencement des scènes : Le jeu de l’amour et du hasard et l’intrigue policière se répondent, et chacune est métaphore de l’autre, mais le film coupe parfois abrutissement le développement d’une des strates du récit pour se réfugier dans l’autre.

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Néanmoins, le retour froid à la réalité reste une constante. Si l’émoi du théâtre envahit le quotidien des quatre héroïnes, les codes de l’écriture d’une pièce sont désavoués par le développement de l’intrigue policière. Ainsi, le placement d’un ostensible Fusil de Tchekhov au début de La Bande des quatre ne finira pas par accomplir sa sombre mission, rappelant à toutes les pensionnaires de la maison que fiction et vérité restent séparées. De plus, la récurrence de plans de coupe montrant les RER qui lézardent la capitale, dans une certaine noirceur, loin du faste fantasmé de Paris, souligne la volonté première de Jacques Rivette : photographier une époque. De la même manière, même si l’intrigue politique peut sembler parfois camouflée dans le film, l’apparition de bulletins d’informations télévisés ou radiophoniques sont des retours ostensibles à la vie réelle. Le cinéaste semble même parfois adopter une forme de dénonciation de la perte de vue de la réalité, liée à l’interprétation théâtrale. Alors que les protagonistes de La Bande des quatre se mettent à nu sur scène, se déchaussant littéralement, le retour à la rugosité du quotidien est signifié par le metteur en scène, invitant sans cesse ses égéries à se rechausser de leurs souliers de ville.

La Bande des quatre offre une photographie complexe et réfléchie de l’identité féminine de la jeunesse, à la fin des années 1980. Entre poursuite artistique et dureté du quotidien, les élans du cœur sont mis à mal chez Jacques Rivette.

La Bande des quatre est disponible chez en DVD et Blu-ray chez Potemkine Films avec en bonus :
– Analyse du film par Pacôme Thiellement, cinéaste et écrivain
– Interview de Jacques Rivette par Frédéric Bonnaud, directeur de la Cinémathèque française
– « Le scénario » par Pascal Bonitzer et Christine Laurent
– « La Bande des quatre » vu par Irène Jacob

Nicolas Marquis

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