Causeway
Causeway affiche

2022

Réalisé par : Lila Neugebauer

Avec : Jennifer Lawrence, Brian Tyree Henry, Linda Emond

Film vu par nos propres moyens

Des planches au cinéma, la jeune metteuse en scène Lila Neugebauer esquisse les contours d’une carrière naissante et prometteuse. Initialement dévouée au théâtre, la jeune femme a tracé son sillon dans son New York natal, s’extirpant des salles les plus confidentielles pour conquérir la métropole. En 2018, alors qu’elle n’a que 34 ans, elle s’empare des planches de Broadway, avec son adaptation de The Waverly Gallery, accomplissant ainsi l’un de ses rêves les plus chers, celui d’être reconnue par ses pairs pour la qualité de son travail, très tôt dans son périple artistique. En s’appropriant la pièce de Kenneth Lonergan, Lila Neugebauer se confronte pour la première fois à l’œuvre du dramaturge, et y trouve une malice et une sincérité proche de sa propre sensibilité. En 2020, elle réaffirme l’admiration qu’elle éprouve pour cette figure tutélaire en mettant en scène, This Is Our Youth, une autre de ses pièces.

2022 signe l’année de l’éclosion pour Lila Neugebauer, qui s’émancipe totalement du monde de la scène pour épouser pleinement celui du cinéma, et poser un regard sensible sur le monde qui l’entoure. Après quelques tentatives discrètes sur petit et grand écran, l’artiste obtient la confiance du milieu, avec Causeway. Produit par A24, et distribué sur Apple TV, son long métrage bénéficie d’une exposition médiatique inespérée pour une metteuse en scène à la si maigre filmographie, notamment grâce à la présence au casting de Jennifer Lawrence dans le rôle principal. Lila Neugebauer aspire à la reconnaissance, et les observateurs considèrent désormais son travail de cinéaste. À l’heure où les pronostics sur les prochains Oscars vont bon train, plusieurs prédictions projettent une nomination de Brian Tyree Henry pour son rôle dans le film, preuve de l’équilibre subtil du duo qui porte Causeway.

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Au contact permanent de son personnage principal, le long métrage retrace le parcours de Linsey (Jennifer Lawrence), une ingénieure militaire qui regagne la Nouvelle-Orléans suite à une attaque subie en Afghanistan, lui ayant infligé un lourd traumatisme crânien. Au fil de sa convalescence, la protagoniste doit réapprendre à vivre normalement, tout en subissant des pertes de mémoire et des troubles musculaires récurrents. Mais son retour dans sa ville natale est surtout l’occasion pour Linsey de se confronter aux difficultés affectives qu’elle éprouve, et qui semblent antérieures à sa carrière dans l’armée. Issue d’une cellule familiale malmenée, l’héroïne se heurte à son incapacité à aimer et à faire confiance aux autres. Le jour où elle fait la rencontre de James (Brian Tyree Henry), un mécanicien bon vivant mais devenu unijambiste suite à un dramatique accident de la route, le cœur de Lindsey s’ouvre à cette nouvelle amitié. Tous deux sont handicapés par les épreuves du destin, partagent une même douleur de vivre, et apprennent à affronter leurs démons grâce au secours de l’autre.

En guise d’introduction à son film, Lila Neugebauer expose à l’écran une véritable renaissance de sa protagoniste. Revenue du front lourdement diminuée physiquement, Linsey doit réapprendre à vivre, et durant une poignée de minutes, Causeway l’assimile à un véritable enfant qui découvre le monde qui l’entoure. Au côté d’une soignante d’un altruisme bouleversant, l’héroïne suit une courbe de progression similaire à celle d’un nouveau né, distillant ainsi l’image d’une femme qui redécouvre son existence. D’abord incapable de s’exprimer, Linsey apprend difficilement à manifester ses besoins, avant de pouvoir se mouvoir librement, puis enfin de s’émanciper de cette mère de substitution en recouvrant son indépendance. Au-delà de la convalescence, qui n’est jamais le vrai thème central du film, Causeway utilise son introduction pour établir l’image d’un parent métaphorique aimant, et ainsi mieux opposer ensuite cette vision idyllique à la véritable mère de la protagoniste. Jamais l’opprobre n’est jeté sur la génitrice de Lynsey, mais leur relation est faite d’actes manqués permanents, de rendez-vous qu’oublient ce parent qui ne sait pas comment aimer. Sans les bases d’un amour maternelle, la protagoniste ne sait comment ouvrir son cœur à ceux qui l’entourent, et la notion de confiance est un concept nouveau qu’elle doit découvrir. Au détour d’un dialogue, Linsey parle de son enfance comme d’un traumatisme antérieur à celui qu’elle a connu en Afghanistan, et qui a perturbé sa construction personnelle au point de l’ébranler durablement. Sa mère a fait de son mieux, mais reste constamment inscrite dans des considérations concrètes, loin de la vérité affective. Elle se soucie de l’état de santé de sa fille, de son futur professionnel, mais reste en marge de ses tourments de l’âme. Le long métrage les unis néanmoins dans une piscine, lieu sacralisé durant tout le film, mais le bassin, dans lequel la mère et la fille se côtoient, est ridiculement minuscule, et empêche Lindsey d’y trouver la liberté à laquelle elle aspire. L’héroïne étouffe dans ce foyer, et ne peut se fier à cette figure maternelle.

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Dès lors, l’abandon de soi et la découverte de ce que l’on est, à travers le regard des autres, devient le but de Causeway, comme un apprentissage nouveau. Linsey a retrouvé ses facultés physiques mais doit totalement découvrir l’ouverture affective au monde extérieur. L’amitié avec James devient un terrain d’exploration vierge dans lequel la protagoniste se trompe régulièrement et blesse son partenaire, mais qui semble indispensable pour la sortir de la torpeur néfaste qu’un quotidien réglé au millimètre, semblable à une prison. Confronter sa peine à celui qui devient proche est un moyen de l’exorciser, ou tout du moins de vivre avec sans sombrer dans l’immobilisme. Pour souligner la connivence émouvante qui naît entre Linsey et James, Lila Neugebauer rend leurs deux traumatismes invisibles par la réalisation. Impossible de deviner l’affliction de la jeune femme au premier regard, tout comme il est impossible de deviner que que l’homme est unijambiste dans les premières scènes. La cinéaste prolonge cette idée en refusant la vision de la prothèse de James dans la scène où il se découvre devant Lindsey, préférant maintenir son cadre sur le visage de Brian Tyree Henry. Les deux personnages sont mis à nu, mais c’est la vérité de l’âme qui prime sur celle des corps meurtris. Ce n’est qu’à la fin de Causeway que la vision du handicap de James est visible, lorsque tous deux ont appris à se découvrir devant l’autre. La vérité ne se vit qu’au terme d’un périple émotionnel qui invite à accepter le secours d’autrui, mais également à s’ouvrir à sa peine. En proposant à la protagoniste d’investir sa propre maison, le jeune homme assimile l’amitié entre deux êtres à la construction d’un nouveau foyer, loin de la famille de sang.

À ce titre, Causeway uni davantage ces deux âmes en perdition autour des épreuves qu’ont traversé leurs lignées, qu’à travers leurs handicaps respectifs. James a perdu une sœur et un neveu, Linsey s’est détachée d’un frère. Dans le cœur des deux héros du récit, une place douloureusement laissée vacante ne demande qu’à être comblée par cette nouvelle amitié. Après des années d’errement, les protagonistes retrouvent un paradis qu’ils pensaient perdu. Opposés en tout physiquement, James et Linsey sont néanmoins irrémédiablement attirés l’un vers l’autre, à la lumière d’un manque commun mis douloureusement en évidence. Leur conversations apparaissent parfois futiles bien que toujours marquées par une complicité presque fraternelle, puis, en un instant, une profondeur insoupçonnée naît d’une simple phrase qui laisse apparaître leurs êtres meurtris, en besoin d’amour. Le dialogue devient alors confession, celle que les deux héros n’ont pas pu faire à leur proches. La recherche du juste langage est un parcours chaotique que Linsey doit arpenter. Constamment, l’ancienne militaire fait preuve d’un manque de tact blessant, qu’on pense initialement issu de son traumatisme crânien, avant que ne plane l’hypothèse qu’elle n’a jamais maîtrisé la retenue nécessaire au bien de ceux qui l’entoure. Sa mère n’a pas su lui transmettre, et ce n’est que dans la conclusion du long métrage, à travers une confrontation attendue, que la protagoniste réussit à exprimer ses sentiments profonds, en traçant une autre voie. L’apparition inopinée du langage des signes impose une autre forme de dialogue et de sincérité, à la fois concrète et métaphorique.

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L’union par la peine ne suffit cependant pas à établir les bases d’une relation d’amitié sincère, mise en avant avec justesse dans le film. Causeway impose l’idée que pour grandir, les hommes doivent se réunir autour de rituels communs. Lila Neugebauer met une fois de plus en parallèle la convalescence physique de Linsey, et son apprentissage de l’autre. Durant les premières minutes du long métrage, l’infirmière aux allures de mère de substitution implore sa patiente de prévoir ses trous de mémoire en les anticipant, et en réglant son quotidien autour d’habitudes solidement ancrées. James lui fait découvrir, on devine pour la première fois, que pour vaincre la solitude et s’épanouir affectivement, un partage d’éléments récurrent est également nécessaire. Créer un espace connu, dans lequel la jeune femme et son interlocuteur peuvent s’épanouir, est indispensable. Ainsi, autour d’une glace, ou d’une bière, les deux amis se laissent aller à des confessions de plus en plus profondes sur leurs propres démons. La récurrence de scènes au bord des piscines que nettoie Linsey abonde dans ce sens, et proche des bassins, le temps se suspend au gré des mots. L’eau est par ailleurs symbole de l’émancipation de la jeune femme. D’abord réticente à y entrer, elle finit par y pénétrer timidement, avant d’y plonger en compagnie de James, pour enfin investir une piscine publique, seule mais au contact de familles d’apparence plus heureuses que la sienne. Grâce à James, Linsey a apprivoisé son environnement, jusqu’à réussir à l’appréhender.

Il convient dès lors de se demander si le traumatisme de Linsey étalé pendant le film n’est pas autant invisible que refoulé par l’héroïne. La jeune femme souffre ostensiblement, mais se montre rétive lorsqu’elle doit s’ouvrir aux autres. Dans un but thérapeutique, son neurologue bienveillant l’incite à raconter son accident, ce que la protagoniste refuse dans un premier temps avant de s’y résoudre. Une parenthèse intime s’ouvre alors, et Lila Neugebauer zoome progressivement sur le visage de Jennifer Lawrence pour propulser le spectateur dans la peau de la blessée. Un déni de la souffrance s’exprime, et évolue en parallèle avec celui des tourments moraux manifestés par Linsey, synthétisés autour du flou qu’elle entretient quant au destin tragique de son frère. Le secret met à mal l’ancienne militaire, et l’afflige davantage que ses problèmes médicaux. Dès lors, il n’est plus inconcevable de voir l’ancienne militaire traitée autant pour une forme de dépression implicite, que pour son traumatisme crânien, ou de voir son médecin rapprocher les deux maladies. Les spasmes liés au drame qui s’est joué en Afghanistan ressurgissent par ailleurs aux moments où Linsey est la plus vulnérable, abandonnée par ses proches. Les peines émotionnelles et celles du corps sont similaires. L’amitié avec James devient une voie de guérison, une façon de s’extirper d’un immobilisme néfaste pour affronter l’avenir. Si la métaphore de la voiture qui tombe en panne et que le mécanicien met toute la durée du film à réparer semble un peu facile, elle illustre néanmoins l’idée qu’au contact de la bienveillance, Linsey s’est réconciliée avec son quotidien et ne cherche plus la fuite en avant.

Causeway bénéficie d’une douceur et d’une subtilité intrinsèque qui permet à Lila Neugebauer d’atteindre une pureté séduisante dans le message qu’elle souhaite transmettre.

Causeway est disponible sur Apple TV.

Nicolas Marquis

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